Michel Lambert : Il est difficile de définir votre recueil de nouvelles.
La nouvelle contemporaine est en plein renouveau. Elle est souvent protéiforme.
Votre recueil a quelque chose de proustien. Des souvenirs anciens sont convoqués.
Ils sont issus de l'enfance ou de l'adolescence après avoir été
enfouis. Les souvenirs sont menaçants, troublants. Ils surgissent sans
prévenir et en convoquent d'autres. Les histoires se faufilent entre les
détails et parfois enjambent les époques. C'est une chorégraphie
bien orchestrée. Tout se passe au bord de petits gouffres dans une sorte
de clair-obscur. Le doute s'insinue dans les images de la mémoire. Le lecteur
devient spectateur de vos personnages. L'écriture est très originale,
parfois orale, tout en plongeant aussi dans l'écrit. L'oralité de
votre écriture n'est pas de la facilité ou de la négligence.
C'est une oralité travaillée. Les phrases répétées
sont comme le tâtonnement de la mémoire, comme si vos personnages
voulaient répéter un fragment de souvenir pour ne pas l'oublier.
Les alexandrins qui apparaissent ajoutent à l'oralité. Vous avez
aussi l'art du point de vue car vous passez du "je" au "il".
Parfois le narrateur semble trop ému, il suffoque et donc passe du "je"
au "il" pour prendre de la distance face au souvenir. On pourrait dire
que votre écriture est sophistiquée mais elle sonne très
juste. Un équilibre se crée entre l'originalité d'un style
et les thèmes abordés.
Christina Mirjol : Je remercie Monsieur le bourgmestre et la ville d'Ottignies
ainsi que les membres du jury. L'annonce de ce prix a été pour
moi une surprise totale ; j'ignorais complètement que mon recueil fût
en lice. Je voudrais aussi saluer l'existence du Prix Renaissance de la nouvelle
qui a pour but de contribuer au renouveau de la nouvelle francophone. En France,
nous disons qu'elle est peu lue. C'est sans doute vrai, même si cela m'étonne
; je suis une fervente lectrice de nouvelles et il est des auteurs vers lesquels
je reviens sans cesse : Kafka, Robert Walser, bien d'autres encore. Pour autant,
je suis moins aguerrie que les membres du jury qui me font l'honneur de m'avoir
élue, qui ont déjà une uvre en ce domaine. Au commencement,
j'ai écrit moi-même non pas des nouvelles mais des formes brèves
de courts textes que j'ai appelé "des cris". Répertoire
de cris numérotés : quatre vingt dix neuf ont été
publiés et il en existe à présent plus de deux cents. Leur
longueur est variable mais n'excède pas trois pages et peut même
se réduire à une seule ligne. Pour qualifier ces textes, je dis
que ce sont des "instantanés". Je dis aussi que ce sont des
voix. Des voix écrites pour le théâtre. C'est en effet du
théâtre que je viens et par lui que j'ai commencé à
écrire. Le théâtre d'ailleurs apparaît toujours dans
mon écriture qui est une écriture du présent et de l'oralité.
À vrai dire mon destin n'était pas d'écrire ; j'étais
attachée au théâtre et je suis donc entrée en écriture
tardivement. Ma vraie quête n'était pas directement l'écriture
mais un en-deçà de l'écriture, soit, faire entendre des
voix. Des voix qui viennent de très loin, qui viennent d'avant l'écriture,
appartiennent à l'enfance de la parole et à la naissance des mots.
Ces voix agissent comme des voix modestes qui se libèrent. Ce sont elles
qui m'engagent et donnent une légitimité à mes romans,
à mes nouvelles, à mes récits.
Michel Lambert : Connaissiez-vous d'abord les souvenirs ou les déclencheurs
?
Christina Mirjol : C'est variable. Certains souvenirs sont purement imaginaires.
Le Tréport par exemple. Je ne connais pas Le Tréport, je
n'y suis jamais allée. D'autres sont davantage liés à la
réalité. C'est le cas du Premier prix de poésie.
Dans une émission de radio que j'avais entendue il y a longtemps, une
orthophoniste racontait une anecdote poignante sur le bégaiement : un
petit garçon bègue, qui avait reçu un prix de poésie,
s'était vu qualifié de menteur et de tricheur par ses parents
qui n'avaient pas cru à ce prix. Elle voulait expliquer la différence
entre la parole spontanée et le texte appris et nous contait ce faisant
la tragédie de cet enfant. Au moment d'écrire, cette anecdote
terrible m'est revenue en tête et j'en ai fait une nouvelle dans laquelle
le petit garçon est devenu un adulte et se souvient.
Alain Absire : Je ne suis pas étonnée que vous veniez du théâtre
car je viens aussi du théâtre. Votre style pourrait être
un défaut mais c'est ce qui donne de la force au recueil, l'oralité
et la répétition. Dans chacune de vos nouvelles vos personnages
répètent beaucoup. J'ai beaucoup pensé à Harold
Pinter car le texte se situe entre les lignes. Vous dites peu pour dire beaucoup.
Christina Mirjol : Je connais mal l'uvre d'Harold Pinter mais je pense
que toute la littérature est capable d'influencer plus ou moins mon travail.
Je me nourris des livres et m'en trouve imprégnée au moment d'écrire,
mais je ne pense pas être marquée par un auteur en particulier.
Mon véritable point de départ c'est la voix. Il faut que je l'entende
et d'une certaine manière qu'elle s'incarne. Elle impulse la plupart
du temps la première phrase, et parfois je l'attends longtemps car elle
doit être à même de devenir la voix du texte. Tout ce qui
me vient en dehors de cette voix je le jette, même si je trouve que le
texte est bien écrit ; c'est cette voix qui m'importe, c'est elle qui
légitime le texte selon moi et qui lui donne sa justesse.
Alain Absire : Je pense que la lecture d'Harold Pinter vous intéresserait.
Michel Lambert a parlé de Proust tout à l'heure. Une nouvelle
m'a beaucoup marqué Le train d'Akira Kurosawa où vous évoquez
Rêves d'Akira Kurosawa un superbe film. Comment ont surgi les images
de ce tunnel et comment avez-vous pu rattacher l'épisode du père
qui a tué le chien de son fils ? Etes-vous à l'affût, sur
le qui-vive ? Pourquoi le train du film est-il apparu ?
Christina Mirjol : Lorsque j'avais vu ce film, il y a longtemps, j'en avais
écrit toutes les séquences. Il m'est revenu en mémoire
à l'occasion de ce recueil, notamment la séquence du tunnel qui
est bouleversante. J'avais en tête cette idée qu'il n'y a pas de
retour possible du guerrier. Il reste à tout jamais prisonnier du tunnel
dans lequel la guerre l'a jeté. En dehors de ça, en écrivant,
je me trouvais moi-même proprement dans un tunnel et je ne savais pas
bien ce qui allait advenir. L'idée du petit chien est d'ailleurs venue
très tard, après bien du travail.
Alain Absire : Etes-vous à l'affût comme peut l'être un
comédien ?
Christina Mirjol : Je suis très vite émue et bouleversée
par des scènes (des scènes de rue par exemple) auxquelles j'assiste
par hasard, et je pleure très facilement. L'écriture est sans
doute un ballon d'oxygène qui me permet de revenir à la joie après
une émotion forte. Quoi qu'il en soit, quand j'écris, j'ai le
souci d'éloigner le pathos, de mettre une certaine distance entre l'écriture
et les émotions réelles. Ce en quoi je reconnais pour ma part
la distance essentielle à laquelle doit se référer le comédien.
Jean-Claude Bologne : Je vais me dénoncer car c'est moi qui ai pointé
les alexandrins dans vos nouvelles. Ils arrivent à des moments qui sont
les plus proches de la réalité, du concret. Il y a une petite
voix. Votre écriture est très travaillée ce qui met une
distance avec le sujet abordé et ainsi vous permet de ne pas vous attendrir
vous-même. Vous avez un pied dans la nouvelle et un pied avec le spectateur.
On ressent beaucoup d'émotion. Vos nouvelles sont très construites.
Des détails résonnent l'un l'autre. Par exemple, l'homme bègue
se bloque derrière une porte comme les mots se bloquent dans sa bouche.
L'homme qui redevient enfant boit de la limonade comme le font les enfants.
Ces détails entrent dans la tête du lecteur. Des paradoxes apparaissent
entre la mise à distance et l'émotion, les détails et l'ambiance
générale.
Christina Mirjol : Le rythme propre à l'alexandrin est certainement
celui de ma respiration. Cependant je m'amuse fort aussi à le déstructurer.
Parfois je me lasse de lui et cherche l'octosyllabe, mais il revient. C'est
ce rythme poétique qui s'impose quand je marche, par exemple, et qui
se prolonge par la suite dans l'écriture. Celle-ci d'ailleurs résonne
en moi de manière toujours gestuelle. Quant à la structure du
texte, j'y attache en effet une grande importance. Mais il y a des choses qu'on
ne contrôle pas, qui sont purement intuitives. La limonade est une de
ces intuitions. En aucun cas ce n'aurait pu être un verre de bière,
et c'est vrai que c'est porteur de sens. La structure d'ensemble, elle, se construit
au fur et à mesure et se dégage peu à peu de la logique
interne du texte. Je constate que le texte, qui a mille chemins possibles au
départ, n'en a guère plus qu'un seul à l'arrivée.
Encore faut-il le trouver, et en tout cas recommencer quand le chemin en question
était en fait une impasse. C'est ainsi que je reviens sans cesse sur
le texte, le relis, afin de me remettre dans son sillon et le poursuivre jusqu'à
son terme. Souvent aussi, je relis à voix haute, mais cette fois pour
vérifier les questions de rythme et de sonorité.
Georges-Olivier Châteaureynaud : En vous écoutant parler des éléments
déclencheurs je ne suis pas déçu mais surpris. Le poids
de l'enfance est tel que j'ai été tenté de vous attribuer
tous les souvenirs du recueil. J'ai lu naïvement en pensant qu'ils vous
appartenaient tous. Quelles sont vos sources ? Quelle latitude donnez-vous à
vos propres souvenirs ? Est-ce que certains vous appartiennent tout de même
?
Christina Mirjol : Quand ce ne sont pas mes souvenirs et que donc ceux-ci appartiennent
à autrui, je considère qu'ils m'appartiennent aussi. Dans Le
premier prix de poésie, le barman raconte le souvenir d'un souvenir.
Ce sont des souvenirs enchâssés comme ils peuvent l'être
pour moi qui me souviens de l'émission de radio. La nouvelle Mon vélo
est en revanche un souvenir personnel ; il s'agit bien de mon propre vélo.
Il faut bien que les souvenirs viennent de quelque part. Quelquefois c'est peu
de chose. Par exemple, j'ai réellement rêvé de La petite
dent cassée de Bertrand, mais dans mon rêve il s'agissait de
la dent d'un jeune homme et non d'un enfant et l'atmosphère générale
était bien différente de celle de la nouvelle. La plume
a vraiment existé. Oui. J'avais seize ans et c'est un vrai souvenir.
Quant au poids de l'enfance, je suis heureuse que vous le souligniez, car c'est
à partir de l'enfant que j'ai été que j'écris. La
petite balle de L'Anniversaire a beau être une pure invention,
elle me touche autant que si elle faisait partie de ma biographie.
Ghislain Cotton : Quand j'ai commencé à lire le recueil, j'ai
soupçonné un peu de maniérisme mais cela s'est très
vite dissous à la lecture de vos textes. En effet, les répétitions
sont un martèlement de la mémoire.
Christina Mirjol : Je suis assez bégayante, je cherche mes mots, et
parfois je ne trouve même pas les mots les plus simples. Ainsi, il m'est
naturel de me répéter ; ma voix intérieure est ainsi faite
et la répétition y est banalisée. À l'écrit,
c'est cette oralité qui, comme je le disais, m'apparait légitime.
Mais au-delà de cela, la répétition se trouve être
la figure circulaire du poème. Dans le poème, des strophes à
la rime, tout se répète. D'une part, ces variations poétiques
viennent en contrepoint de l'oralité ; d'autre part, en procédant
par bonds, elles permettent à celle-ci de trouver sa fluidité
gestuelle.
Michel Lambert : Par deux fois vous avez cité Henri Michaux, une fois
dans la nouvelle La plume et une fois en exergue pour l'ensemble du recueil
: "Oh ! Fagots de mes douze ans, où crépitez-vous maintenant
?"
Christina Mirjol : C'est parmi les auteurs un de ceux que je relis sans cesse.
Il m'accompagne. Il m'arrive souvent de lire une page de Michaux avant de me
mettre au travail. C'est de l'air qui entre dans la pièce. Cette phrase
que j'ai mise en exergue dit tout. Toutes les phrases d'Henri Michaux sont vastes.
Propos recueillis par Brigitte Aubonnet