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Christina MIRJOL

Les petits gouffres




Un recueil étonnant où les souvenirs interviennent dans le présent au fil des différentes nouvelles.

Le temps qui passe fait pleurer une grand-mère lors de l'anniversaire de sa petite-fille. Ce moment la renvoie à son propre anniversaire des dix ans où se jouaient des moments graves pour ses parents.

Une femme qui possède tout pour être heureuse se sent bien triste. Elle se demande d'où peut venir cette nostalgie ? Qui n'a pas ressenti ce paradoxe un jour, la plénitude mélancolique ?

Dans un train, un homme qui vient de perdre son père, revoit les images de Rêves, un film d'Akira Kurosawa. Les souvenirs se mêlent au présent : "Allez savoir pourquoi ce passé surgissait et que me voulait-il ?" Le personnage avait vu le film avec son père. La guerre, la mort se retrouvent au fil des rêves et des souvenirs.

Une carte postale avec un paysage du Tréport renvoie une femme à son premier amour. Le déclic d'un souvenir peut dérouler toute une vie sous nos yeux. L'essentiel peut apparaître tout d'un coup dans sa plus grande cruauté.

L'humiliation vécue dans l'enfance poursuit longtemps. Même si tout peut s'enfouir durant des années, les ans ne font pas tout. Au moment où les personnages ne s'y attendent pas tout resurgit. Une enfant terrorisée par une enseignante se souvient de son mépris lorsqu'elle a osé donner une réponse.

Un Premier Prix de poésie peut être un bonheur ou un drame surtout pour un enfant bègue. Une très belle nouvelle évoque comment une personne bègue vit avec son bégaiement. L'émotion est très bien rendue dans ce texte où un barman raconte le souvenir d'un souvenir : "Enfin donc, j'ouvre la porte, dit le barman, enfin, et il ouvre la porte, et il voit quelque chose à quoi en aucun cas il ne pouvait s'attendre. L'homme à la limonade est de dos, et, debout. Dans le couloir commun aux lavabos des dames et à ceux des messieurs. Il est de dos, debout, il a la tête baissée et a la fixité et la pose démunie d'un homme qui s'est perdu."

L'émotion face à une œuvre picturale peut aussi raviver le passé comme un parfum : "La mémoire de l'enfance irrévocablement perdue est aussi délicieuse qu'effrayante. Par exemple. Il y a quelques années, alors que je marchais sur un trottoir bondé, que j'allais travailler et que j'étais pressée, me voilà submergée par l'odeur de ma mère […] l'odeur perdue, perdue, à jamais perdue."

La dernière nouvelle est violente dans son propos puisqu'elle aborde le problème du racisme ordinaire qui s'exprime dans toute son horreur.

Peut-on se débarrasser de son passé ? Est-ce possible et souhaitable ?
Nous sommes tous construits de ces strates que se superposent pour constituer notre être. Christina Mirjol l'écrit très bien avec beaucoup d'émotions tout au long de ses textes.

Brigitte Aubonnet 
(24/05/12)   




Questions du jury et réponses de Christina Mirjol
lors de la remise du Prix Renaissance de la Nouvelle 2012

Michel Lambert : Il est difficile de définir votre recueil de nouvelles. La nouvelle contemporaine est en plein renouveau. Elle est souvent protéiforme. Votre recueil a quelque chose de proustien. Des souvenirs anciens sont convoqués. Ils sont issus de l'enfance ou de l'adolescence après avoir été enfouis. Les souvenirs sont menaçants, troublants. Ils surgissent sans prévenir et en convoquent d'autres. Les histoires se faufilent entre les détails et parfois enjambent les époques. C'est une chorégraphie bien orchestrée. Tout se passe au bord de petits gouffres dans une sorte de clair-obscur. Le doute s'insinue dans les images de la mémoire. Le lecteur devient spectateur de vos personnages. L'écriture est très originale, parfois orale, tout en plongeant aussi dans l'écrit. L'oralité de votre écriture n'est pas de la facilité ou de la négligence. C'est une oralité travaillée. Les phrases répétées sont comme le tâtonnement de la mémoire, comme si vos personnages voulaient répéter un fragment de souvenir pour ne pas l'oublier. Les alexandrins qui apparaissent ajoutent à l'oralité. Vous avez aussi l'art du point de vue car vous passez du "je" au "il". Parfois le narrateur semble trop ému, il suffoque et donc passe du "je" au "il" pour prendre de la distance face au souvenir. On pourrait dire que votre écriture est sophistiquée mais elle sonne très juste. Un équilibre se crée entre l'originalité d'un style et les thèmes abordés.

Christina Mirjol : Je remercie Monsieur le bourgmestre et la ville d'Ottignies ainsi que les membres du jury. L'annonce de ce prix a été pour moi une surprise totale ; j'ignorais complètement que mon recueil fût en lice. Je voudrais aussi saluer l'existence du Prix Renaissance de la nouvelle qui a pour but de contribuer au renouveau de la nouvelle francophone. En France, nous disons qu'elle est peu lue. C'est sans doute vrai, même si cela m'étonne ; je suis une fervente lectrice de nouvelles et il est des auteurs vers lesquels je reviens sans cesse : Kafka, Robert Walser, bien d'autres encore. Pour autant, je suis moins aguerrie que les membres du jury qui me font l'honneur de m'avoir élue, qui ont déjà une œuvre en ce domaine. Au commencement, j'ai écrit moi-même non pas des nouvelles mais des formes brèves – de courts textes que j'ai appelé "des cris". Répertoire de cris numérotés : quatre vingt dix neuf ont été publiés et il en existe à présent plus de deux cents. Leur longueur est variable mais n'excède pas trois pages et peut même se réduire à une seule ligne. Pour qualifier ces textes, je dis que ce sont des "instantanés". Je dis aussi que ce sont des voix. Des voix écrites pour le théâtre. C'est en effet du théâtre que je viens et par lui que j'ai commencé à écrire. Le théâtre d'ailleurs apparaît toujours dans mon écriture qui est une écriture du présent et de l'oralité.
À vrai dire mon destin n'était pas d'écrire ; j'étais attachée au théâtre et je suis donc entrée en écriture tardivement. Ma vraie quête n'était pas directement l'écriture mais un en-deçà de l'écriture, soit, faire entendre des voix. Des voix qui viennent de très loin, qui viennent d'avant l'écriture, appartiennent à l'enfance de la parole et à la naissance des mots. Ces voix agissent comme des voix modestes qui se libèrent. Ce sont elles qui m'engagent et donnent une légitimité à mes romans, à mes nouvelles, à mes récits.

Michel Lambert : Connaissiez-vous d'abord les souvenirs ou les déclencheurs ?

Christina Mirjol : C'est variable. Certains souvenirs sont purement imaginaires. Le Tréport par exemple. Je ne connais pas Le Tréport, je n'y suis jamais allée. D'autres sont davantage liés à la réalité. C'est le cas du Premier prix de poésie. Dans une émission de radio que j'avais entendue il y a longtemps, une orthophoniste racontait une anecdote poignante sur le bégaiement : un petit garçon bègue, qui avait reçu un prix de poésie, s'était vu qualifié de menteur et de tricheur par ses parents qui n'avaient pas cru à ce prix. Elle voulait expliquer la différence entre la parole spontanée et le texte appris et nous contait ce faisant la tragédie de cet enfant. Au moment d'écrire, cette anecdote terrible m'est revenue en tête et j'en ai fait une nouvelle dans laquelle le petit garçon est devenu un adulte et se souvient.

Alain Absire : Je ne suis pas étonnée que vous veniez du théâtre car je viens aussi du théâtre. Votre style pourrait être un défaut mais c'est ce qui donne de la force au recueil, l'oralité et la répétition. Dans chacune de vos nouvelles vos personnages répètent beaucoup. J'ai beaucoup pensé à Harold Pinter car le texte se situe entre les lignes. Vous dites peu pour dire beaucoup.

Christina Mirjol : Je connais mal l'œuvre d'Harold Pinter mais je pense que toute la littérature est capable d'influencer plus ou moins mon travail. Je me nourris des livres et m'en trouve imprégnée au moment d'écrire, mais je ne pense pas être marquée par un auteur en particulier. Mon véritable point de départ c'est la voix. Il faut que je l'entende et d'une certaine manière qu'elle s'incarne. Elle impulse la plupart du temps la première phrase, et parfois je l'attends longtemps car elle doit être à même de devenir la voix du texte. Tout ce qui me vient en dehors de cette voix je le jette, même si je trouve que le texte est bien écrit ; c'est cette voix qui m'importe, c'est elle qui légitime le texte selon moi et qui lui donne sa justesse.

Alain Absire : Je pense que la lecture d'Harold Pinter vous intéresserait. Michel Lambert a parlé de Proust tout à l'heure. Une nouvelle m'a beaucoup marqué Le train d'Akira Kurosawa où vous évoquez Rêves d'Akira Kurosawa un superbe film. Comment ont surgi les images de ce tunnel et comment avez-vous pu rattacher l'épisode du père qui a tué le chien de son fils ? Etes-vous à l'affût, sur le qui-vive ? Pourquoi le train du film est-il apparu ?

Christina Mirjol : Lorsque j'avais vu ce film, il y a longtemps, j'en avais écrit toutes les séquences. Il m'est revenu en mémoire à l'occasion de ce recueil, notamment la séquence du tunnel qui est bouleversante. J'avais en tête cette idée qu'il n'y a pas de retour possible du guerrier. Il reste à tout jamais prisonnier du tunnel dans lequel la guerre l'a jeté. En dehors de ça, en écrivant, je me trouvais moi-même proprement dans un tunnel et je ne savais pas bien ce qui allait advenir. L'idée du petit chien est d'ailleurs venue très tard, après bien du travail.

Alain Absire : Etes-vous à l'affût comme peut l'être un comédien ?

Christina Mirjol : Je suis très vite émue et bouleversée par des scènes (des scènes de rue par exemple) auxquelles j'assiste par hasard, et je pleure très facilement. L'écriture est sans doute un ballon d'oxygène qui me permet de revenir à la joie après une émotion forte. Quoi qu'il en soit, quand j'écris, j'ai le souci d'éloigner le pathos, de mettre une certaine distance entre l'écriture et les émotions réelles. Ce en quoi je reconnais pour ma part la distance essentielle à laquelle doit se référer le comédien.

Jean-Claude Bologne : Je vais me dénoncer car c'est moi qui ai pointé les alexandrins dans vos nouvelles. Ils arrivent à des moments qui sont les plus proches de la réalité, du concret. Il y a une petite voix. Votre écriture est très travaillée ce qui met une distance avec le sujet abordé et ainsi vous permet de ne pas vous attendrir vous-même. Vous avez un pied dans la nouvelle et un pied avec le spectateur. On ressent beaucoup d'émotion. Vos nouvelles sont très construites. Des détails résonnent l'un l'autre. Par exemple, l'homme bègue se bloque derrière une porte comme les mots se bloquent dans sa bouche. L'homme qui redevient enfant boit de la limonade comme le font les enfants. Ces détails entrent dans la tête du lecteur. Des paradoxes apparaissent entre la mise à distance et l'émotion, les détails et l'ambiance générale.

Christina Mirjol : Le rythme propre à l'alexandrin est certainement celui de ma respiration. Cependant je m'amuse fort aussi à le déstructurer. Parfois je me lasse de lui et cherche l'octosyllabe, mais il revient. C'est ce rythme poétique qui s'impose quand je marche, par exemple, et qui se prolonge par la suite dans l'écriture. Celle-ci d'ailleurs résonne en moi de manière toujours gestuelle. Quant à la structure du texte, j'y attache en effet une grande importance. Mais il y a des choses qu'on ne contrôle pas, qui sont purement intuitives. La limonade est une de ces intuitions. En aucun cas ce n'aurait pu être un verre de bière, et c'est vrai que c'est porteur de sens. La structure d'ensemble, elle, se construit au fur et à mesure et se dégage peu à peu de la logique interne du texte. Je constate que le texte, qui a mille chemins possibles au départ, n'en a guère plus qu'un seul à l'arrivée. Encore faut-il le trouver, et en tout cas recommencer quand le chemin en question était en fait une impasse. C'est ainsi que je reviens sans cesse sur le texte, le relis, afin de me remettre dans son sillon et le poursuivre jusqu'à son terme. Souvent aussi, je relis à voix haute, mais cette fois pour vérifier les questions de rythme et de sonorité.

Georges-Olivier Châteaureynaud : En vous écoutant parler des éléments déclencheurs je ne suis pas déçu mais surpris. Le poids de l'enfance est tel que j'ai été tenté de vous attribuer tous les souvenirs du recueil. J'ai lu naïvement en pensant qu'ils vous appartenaient tous. Quelles sont vos sources ? Quelle latitude donnez-vous à vos propres souvenirs ? Est-ce que certains vous appartiennent tout de même ?

Christina Mirjol : Quand ce ne sont pas mes souvenirs et que donc ceux-ci appartiennent à autrui, je considère qu'ils m'appartiennent aussi. Dans Le premier prix de poésie, le barman raconte le souvenir d'un souvenir. Ce sont des souvenirs enchâssés comme ils peuvent l'être pour moi qui me souviens de l'émission de radio. La nouvelle Mon vélo est en revanche un souvenir personnel ; il s'agit bien de mon propre vélo. Il faut bien que les souvenirs viennent de quelque part. Quelquefois c'est peu de chose. Par exemple, j'ai réellement rêvé de La petite dent cassée de Bertrand, mais dans mon rêve il s'agissait de la dent d'un jeune homme et non d'un enfant et l'atmosphère générale était bien différente de celle de la nouvelle. La plume a vraiment existé. Oui. J'avais seize ans et c'est un vrai souvenir. Quant au poids de l'enfance, je suis heureuse que vous le souligniez, car c'est à partir de l'enfant que j'ai été que j'écris. La petite balle de L'Anniversaire a beau être une pure invention, elle me touche autant que si elle faisait partie de ma biographie.

Ghislain Cotton : Quand j'ai commencé à lire le recueil, j'ai soupçonné un peu de maniérisme mais cela s'est très vite dissous à la lecture de vos textes. En effet, les répétitions sont un martèlement de la mémoire.

Christina Mirjol : Je suis assez bégayante, je cherche mes mots, et parfois je ne trouve même pas les mots les plus simples. Ainsi, il m'est naturel de me répéter ; ma voix intérieure est ainsi faite et la répétition y est banalisée. À l'écrit, c'est cette oralité qui, comme je le disais, m'apparait légitime. Mais au-delà de cela, la répétition se trouve être la figure circulaire du poème. Dans le poème, des strophes à la rime, tout se répète. D'une part, ces variations poétiques viennent en contrepoint de l'oralité ; d'autre part, en procédant par bonds, elles permettent à celle-ci de trouver sa fluidité gestuelle.

Michel Lambert : Par deux fois vous avez cité Henri Michaux, une fois dans la nouvelle La plume et une fois en exergue pour l'ensemble du recueil : "Oh ! Fagots de mes douze ans, où crépitez-vous maintenant ?"

Christina Mirjol : C'est parmi les auteurs un de ceux que je relis sans cesse. Il m'accompagne. Il m'arrive souvent de lire une page de Michaux avant de me mettre au travail. C'est de l'air qui entre dans la pièce. Cette phrase que j'ai mise en exergue dit tout. Toutes les phrases d'Henri Michaux sont vastes.

Propos recueillis par Brigitte Aubonnet



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Mercure de France
(Février 2011)
160 pages - 15 €





Christina Mirjol,
a écrit pour le théâtre et deux romans au Mercure de France avant ce recueil.





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de l'auteur :
www.christinamirjol.com

































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