Retour à l'accueil






Pascal HÉRAULT


La mélancolie du fumeur



Ce pourrait être le journal d'une désintoxication ou un plaidoyer en faveur du tabac mais il s'agit de bien autre chose.
Pascal Hérault nous offre ici un patchwork philosophique, satirique, nostalgique, une errance entre essai, recueil de nouvelles et journal intime autour du thème du fumeur.
«  Quoi de plus décevant que le tabac, la griserie qu'il procure ne dure que quelques instants, mais elle est si intense, si perversement délicieuse, qu'il est bien difficile de renoncer à ses fausses promesses, parce qu'il y a des illusions tenaces et qui font vivre malgré tout.
La relation qu'on entretient avec le tabac ressemble à une histoire d'amour qui n'en finit pas, quand bien même subirait-elle les ravages de l'âge et du temps. 
»

Il nous convie alors à l'effeuillage enfumé, plein de pudeur, d'humanité et d'émotions d'une vie de l'éveil à la vieillesse, avec ses amitiés d'enfants, ses amours adolescentes, les débandades masquées de l'âge adulte, ses désirs et ses fuites, ses peurs et ses fanfaronnades.
« Fumer est dans l'air du temps, comme la libération sexuelle ou la mode baba cool. Les filles se parfument au patchouli, les garçons portent des chemises grand-père et se laissent pousser les cheveux. Yves Simon chante Les Gauloises Bleues. John Lennon n'a pas encore été assassiné. Sur les plateaux de télé, en particulier à Apostrophes, la cigarette n'est pas encore interdite d'antenne. (...)
Le jour, ne voyant pas Laurence, les volutes de ma cigarette dessineront mille et une promesses de bonheur. Et la nuit, allongé sur le sable auprès d'elle, je m'en grillerai une autre pour repousser le moment de rentrer. 
» (La jeune fille en bleue)

Au cœur de tout cela, la littérature, à tout âge. « Pas un jour sans un livre. La vie me tombe des mains. Le genre humain me fait bailler. Heureusement, les livres sont là pour m'empêcher de sombrer totalement dans la misanthropie. » (Ecrire comme un pompier).
Pour Pascal Hérault, le monde des fumeurs, leur perception de ce qui les entoure, et celui des écrivains se conjuguent, s'entremêlent, se répondent.
« Étranges histoires où l'on croise des fumeurs anonymes ou repentis – vous et moi–, mais aussi des poètes et des écrivains qui, à l'instar de Saint-Amant, Italo Svevo ou de Roland Dubillard, ont tiré de leur blague à tabac matière à réflexion sur l'existence humaine. »
« Une scène me revient en mémoire : celle où on voit Meursault, un dimanche après-midi, fumer à sa fenêtre et observer les allées et venues des passants jusqu'à la tombée du soir. (…) Meursault regarde l'existence des autres ; il n'y participe pas. Il ne porte pas non plus de jugement de valeur. Il est une pure présence, qu'anime de temps à autre le va-et-vient de la cigarette à sa bouche. Bien sûr, la cigarette n'est pas indispensable à la compréhension de cette scène, mais elle rythme l'attente du personnage et je suis tenté de croire que, si on l'enlevait, il y manquerait quelque-chose. Meursault est fait de ces petits riens qui meublent son existence. Sans doute même n'est-il fait que de ça. Et nous, serais-je tenté d'ajouter, de quoi sommes nous faits ? » (L'être et la fumée)
La promenade dans les chemins de traverse de la littérature est plaisante, on s'y attarde.
« La vérité désenchante ; le mensonge est romanesque. Je fume comme je respire. Ma vie est un roman que je commence à peine d'écrire. » (God save the clopes)

Mais derrière les confidences et la passion des livres, pointe aussi, parfois, la critique de cette société à la "tolérance zéro" qui est la nôtre.
«  Malraux, oui, mais sans la clope, sans l'opium, sans la bouteille de whisky quotidienne des dernières années. (…) Bientôt, ce n'est pas seulement la photo de Malraux qu’il faudra détourner des âmes sensibles et influençables, mais tous les portraits d'écrivains, morts ou vivants, qui encombrent magazines et manuels scolaires d'une manière obscène en s'affichant avec une pipe ou une cigarette. Entre la bouille de Prévert et son indévissable mégot, la trogne de Cendrars confite dans le rhum et le tabac ou, plus près de nous, la mine dépressive de Houellebecq tirant sur son ultra-light, les censeurs vont avoir du boulot ! » (¡No pasarán!)
« Il y a cinquante ans on était moins soucieux de son corps (...) Certes, on mourrait plus jeune, mais on n'était pas obsédé par le cholestérol ou l'exigence d'avoir un ventre plat après quarante ans. Aujourd'hui la science est omniprésente et son discours hygiéniste se décline sur toutes les gammes, de l'émission de santé au livret de prévention en passant par les produits bio ou les médecines douces. Avantage : on vit mieux et plus longtemps. Mais cette rationalité accrue a aussi son revers : on fait attention à tout (…) On ne prend plus la vie comme elle vient : on la gère. Comme un compte en banque ou un abonnement téléphonique. Et on devient anxieux (…) L'hypocondrie menace, et avec elle son cortège d'idées noires qui font les beaux jours des fabricants d'anxiolytiques et les marchands de spiritualité New Age. » (Les temps changent).

Le plat cuisiné avec soin est relevé par une touche d'humour et d'autodérision :
« Les Européens ont apporté la peste en Amérique, mais en retour, ironie de l'Histoire, ils ont eux-mêmes introduit en Europe un des plus pernicieux poisons qui soit. Sans le savoir, les Indiens ont eu leur revanche. L'herbe magique, cultivée à des fins spirituelles, est devenue une sorte de philtre maléfique – de charme, au sens fort – de l'autre côté de l'océan ; poison ambivalent, source de plaisir et de manque, de convivialité et d'addiction. » (Le prix du plaisir)
« 2036. Voilà près de dix ans que Samuel est mort, emporté par un cancer généralisé. S'il y a un paradis pour les fumeurs, il doit faire partie des heureux élus et se repasser en boucle la chanson de Gainsbourg : Dieu est un fumeur de Gitanes... En fait, Samuel aura fumé jusqu'au bout, même dans les derniers jours de son hospitalisation, au nez et à la barbe du personnel soignant qui n'avait plus rien à craindre pour sa santé puisqu'il était condamné. Comble de l'ironie : il a été incinéré. Ses cendres ont été dispersées rue Jean Nicot, débaptisée récemment par ordre du ministère de la Santé et appelée désormais rue Fagerström, Bienfaiteur de l'Humanité. » (Brave new world)

Le tabac est de qualité et l'atmosphère conviviale. La conversation touffue, vive, terriblement humaine, dure 128 pages et on ne voit pas le temps passer. C'est que l'homme sait jouer fort bien de l'art de suspendre le temps, d'émouvoir, d'amuser, de surprendre. Un arrière goût de Je me souviens à la Perec, une parenthèse à l'allure anodine derrière laquelle on débusque toute une vie, une époque, un auteur facétieux qui joue à cache-cache.
Cela ressemble à une soirée entre amis, chaleureuse et banale, le verre à la main, entre confidences, rêve, cafard, colère, complicités partagés, incongruités et excès, dont on rentre un peu saoul mais heureux.

Une invitation. Un objet atypique mais sans aucun doute littéraire. Une curiosité à découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(12/06/10)    



Retour
Sommaire
Lectures










Le bruit des autres
et
Encres vagabondes


136 pages – 13 €




Commander ce livre





Voir tous les titres de la collection
Encres Vagabondes