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Hubert HADDAD


Opium Poppy



Alam, dix ans, vit en Afghanistan, dans la région montagneuse du Kandahar où "la vie est une embuscade permanente". Comme de nombreux paysans pachtounes, le père survit grâce à la culture du pavot au service d'un Khan aux chaussures de crocodile qui passe au village récupérer la récolte pour la transformer en drogue et en faire commerce. L'enfant, que tout le monde au pays appelle "l'Évanoui" depuis que la frayeur et la douleur l'ont fait tomber dans les pommes le jour de sa circoncision, aime étudier et rêverait bien d'un avenir différent. Mais sa famille, comme beaucoup d'autres, assiste en direct à la destruction des cultures et du village par les talibans et se voit contrainte à l'exode pour Kaboul. Là, avec les orphelins jetés par milliers dans la rue, c'est une misère encore plus terrible qui les attend. Le père ne s'en remettra pas et à son décès, la mère incapable de pourvoir aux besoins de ses deux enfants, pousse le grand frère à partir travailler à la mine. Bientôt l'aîné, qui quitte rapidement ce travail de force peu rémunérateur pour rejoindre le Djihad, se retrouve nimbé de l'aura du combattant farouche et fier, pour son cadet. "Qu'est-ce que vous croyez ? Que je vais vivre comme vous dans la mendicité ? Vous osez me juger ? Dieu me guide vers la victoire !"

Un seul rayon de soleil vient éclairer le quotidien du gamin, l'amour qu'il porte à la trop belle voisine dont la mère lui a permis, grâce à son tout jeune âge, de pénétrer l'intimité familiale. Malheureusement sa beauté restera à jamais inconnue de tous puisqu'une bande de jeunes inconnus viendra défigurer la jeune fille et trois de ses amies à la sortie des cours d'un jet de vitriol au travers du voile.

L'enfant se retrouve à son tour obligé de travailler pour survivre. Trop frêle pour la mine ou la tréfilerie, il cumule les petits boulots harassants, dangereux et peu rémunérateurs que la ville peut lui offrir. "Comme partout où l'économie de guerre encourage les pires trafics, la pusillanimité des adultes s'appuyait largement sur cette main-d'œuvre privée de recours. Les cohues juvéniles courant en tous sens où hélant le chaland donnaient aux rues un air de fausse gaîté ; cette explosion de jeunesse affairée à survivre sous l'œil d'ancêtres aux allures de momies n'avait d'autres circonstances que l'intangible vitalité d'un peuple." De quoi le pousser, comme son frère, à rejoindre les rebelles au cœur des montagnes. Là, les armes seules ont la parole et l'enfant soldat, durement entraîné au combat, conditionné pour obéir aux ordres, s'endurcit au point de ne plus connaître ni émotion, ni sentiment, ni peur, ni douleur. "On égorgeait et massacrait sans haine, comme les moutons de l'Aïd-el-Kébir, par sacrifice de soumission à la loi." "On ne pouvait plus douter de la perfidie des cultivateurs locaux, nomades sédentarisés par l'appât du gain autant que par les longueurs du conflit, vendus aux barons de la drogue et aliénés par la force des choses au gouvernement et à la police corrompue. Les clercs de sa bande, tous chantres du petit Djihad courant joyeusement à la mort, avaient moins d'indulgence pour ces misérables que pour les cochons sauvages des collines." Une machine à tuer qui un jour s'enraye et le pousse, dans un sursaut de conscience, à refuser d'obéir et de tuer des villageois innocents. Il le paiera de trois balles dans la poitrine et sera laissé pour mort parmi les victimes. C'est à une femme, médecin des forces de coalition, venue porter secours aux blessés qu'il devra la vie. Le miraculé, rétabli grâce à plusieurs opérations, est ensuite envoyé en convalescence dans un foyer du Croissant Rouge financé par des organisations caritatives internationales dont il s'évade dès qu'il a reconstitué ses forces. L'enfant indomptable rejoint alors Kaboul pour gagner suffisamment d'argent afin de réunir la somme nécessaire au paiement d'un passeur pour rejoindre l'Europe. Déterminé et prêt à tout, il parvient vite à ses fins et c'est en voyageur clandestin qu'il traverse l'Iran, la Turquie, la Bulgarie, l'Albanie puis l'Italie, "la nuit l'emportait loin des chefs de guerre, des mollahs et des carabiniers, vers le pays des droits de l'homme"… "Loin très loin encore est l'échappée. Au bout des terres."

C'est à Paris sur un quai de gare qu'ils l'ont interpellé puis questionné. "Tu n'as plus rien à craindre. Notre rôle est de te protéger, tu es à l'abri des méchants. Tu apprendras la langue d'ici. On t'éduquera" tente de le rassurer la jolie femme qui l'ausculte effarée devant ses cicatrices avant de l'envoyer dans un centre d'accueil des mineurs isolés et réfugiés. "Un centre de rétention comme un autre où les petits blancs des pays de l'Est règnent sur les dortoirs et la cantine (…) Ils ont tous éprouvé du désastre de vivre et se vengent". Là, il bute sur cette langue étrangère en tout, souffre des moqueries et de la promiscuité, "On part découragé, en lâche ou en héros, dans l'illusion d'une autre vie, mais il n'y a pas d'issue. L'exil est une prison." Alors, un jour, profitant d'une opportunité, il s'enfuit, une fois encore. On est en décembre et c'est le froid et la faim qui accompagnent l'enfant perdu dans ce dédale urbain inconnu et hostile. "Entre Kaboul et la Turquie, il y avait encore moyen d'aider des lendemains à éclore. Ici, la misère semble n'avoir plus d'issue. Sans argent ni papiers, on parvient à peu près à survivre. Mais la pluie glacée et les regards tombent sur vous de façon inexorable. L'ennui tarifé de la pitié seul est d'usage, entre deux contrôles et les menaces d'expulsion." Des hommes de rencontre, habitants de la rue ou pas, lui offrent parfois un abri pour la nuit. Nécessité fait loi et il se souvient de l'adresse d'un squat dans une ancienne briqueterie de Bobigny, fournie par un grand du centre arrêté pour avoir mis le feu aux locaux. Sur la demande de la jolie Poppy, droguée jusqu'à la moelle, qui se trouve être la frangine de l'incendiaire, "Le Kosovar", caïd qui domine le lieu, l'accepte à demeure. Mais le temps, à peine, de caresser le rêve d'emmener la jeune fille déglinguée avec lui en Angleterre, la violence, déjà, refait surface… "Alam marche sur l'ennemi, un soleil de mort dans les yeux. Absent au monde, l'esprit ailleurs, il ne fait qu'obéir aux ordres.(...) Enfant de loup, il marche sans peur ni regret. Des étoiles filantes déchirent les frondaisons. Quand il se met à tirer à son tour, un goût de poussière et de sang emplit sa gorge. (…) Après la pluie, une douceur inconnue émane des senteurs mêlées d'incendie et d'herbe mouillée. Sa kalachnikov brandie, sans plus attendre, Alam s'emploie à vider un nouveau chargeur."

C'est à travers un regard d'enfant que le lecteur découvre la vie des paysans afghans, l'absurdité et les horreurs des actions punitives, l'exil et la condition d'émigré clandestin. Et à travers ses fuites et ses découvertes, de Kaboul jusqu'aux banlieues parisiennes, c'est la drogue, du producteur au consommateur, le trafic d'armes et la violence qui partout se révèlent à nos yeux et mènent la danse. Ce pourrait être n'importe où, n'importe quel autre gamin de douze ans, déchiré entre l'envie d'apprendre et la nécessité de se corrompre pour survivre, entre la douceur de l'enfance et l'absurdité du monde des adultes. Désensibilisé par les événements qu'il subit et sa vie d'enfant soldat, l'Évanoui transporte partout avec lui la violence qui l'a détruit. Et les efforts méritants là-bas ou ici, du personnel médical, humanitaire ou social qui tentent de l'en sortir se heurtent à un mur infranchissable. Plus de place, chez un Zia, un Alam ou un Évanoui dans le regard duquel la mort a pris place, pour l'espoir.

Souvenirs d'enfance et massacres qui hantent les nuits rapportés au passé, errance à Paris narrée au présent, s'imbriquent inextricablement, de chapitre en chapitre, pour éclairer la dramatique folie des hommes. Le mélange des deux temps et des deux espaces incarne fortement une commune absurdité, implique le même désespoir, la même fuite en avant, la même fatalité.

Mais, au-delà de ce récit intemporel et universel d'amour fraternel, d'éveil à la sensualité, de guerre, de destin joué d'avance à la roulette de l'Histoire, du contexte historico-politique dans lequel il s'inscrit, du personnage dont finalement la psychologie est assez peu fouillée, la magie de ce roman réside essentiellement dans son écriture même. Un souffle, une musicalité, une densité, une étrangeté évocatrice, une maîtrise de la métaphore, une poésie et une sensualité, rares, qui se font facteurs de révolte, d'émotions et de réflexion.

Un livre qui donne à voir autrement ce que les médias font tourner en boucle, des destins broyés, comptabilisés dans les pertes et profits des enjeux internationaux et de l'économie mafieuse, des exilés clandestins précaires ou en voie d'expulsion, mis en scène dans un roman noir, bouleversant, superbe où Hubert Haddad "poursuit son exploration des pouvoirs de l'imaginaire confronté aux duretés du réel" et "nous implique fortement dans son engagement d'intellectuel, d'artiste et d'homme libre".
À lire de toute urgence.

Dominique Baillon-Lalande 
(26/11/11)    



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Editions Zulma

176 pages - 16,50 €








Hubert Haddad,
né à Tunis en 1947, est l'auteur de plusieurs dizaines d'ouvrages dans tous les genres : poèmes, nouvelles, récits, romans, essais, théâtre, jeunesse...
Une biographie et une bibliographie détaillées sont disponibles sur le site de l'éditeur : www.zulma.fr







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Hubert Haddad écrit pour les adultes, Hubert Abraham pour la jeunesse.
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