Michèle CAVALLERI

Une si forte absence



Après Frank-Amédée, alias Job (paru chez le même éditeur en 2005), c’est encore un très beau livre que nous offre Michèle Cavalleri, un roman tout aussi étrange et envoûtant que le précédent, une autre narration initiatique d’un jeune homme qui évoque sa naissance, son enfance, l’univers familial où il a grandi, les relations (ou plutôt non-relations) qui l’ont construit et auxquelles il a échappé le plus tôt possible.

Dans un café, il rencontre un vieil homme qui cesse de jouer aux cartes pour venir l’écouter. Ils s’installent à une table du fond et Henri raconte. "Le vieux" écoute, intervient peu, ne juge pas. Ni confesseur, ni psychiatre.
J’ai voulu reprendre :
- Ma plus grande faute…
Il m’a arrêté net : « Ah non ! Pas de faute. Tu es malade ! La faute, mon gars, c’est ailleurs. »
Mon regard l’interrogeait :
- Pas là en tout cas, faudra que tu piges tout seul, plus tard.


Alors Henri déroule son histoire, bribe par bribe, chaque lundi matin, pendant des mois. Il dit ce qu’il a réussi à percevoir, à entendre, à comprendre :
Ils ont toujours parlé bas autour de moi. C'était mon occupation de les surprendre, d'attraper les mots au passage ; je les notais, j'en faisais une liste comme on enferme des sauterelles dans une boîte, je les sortais, je les rentrais, je les mettais bout à bout, j’essayais de comprendre, de donner un sens.

Mais du sens, à la maison, il n’y en avait guère. C’était surtout l’absence, le vide, le rejet, l’indifférence.

Si les parents de Frank-Amédée étaient absents pour cause d’incessants voyages, les parents d’Henri sont absents tout en vivant avec lui. Toujours occupés à autre chose.

Son père est un homme d’affaires autoritaire et exigeant. Il n’éprouve que mépris pour ce fils qui lui ressemble si peu : « Je vais te dire ce que je pense de toi et je n'irai pas par quatre chemins ; je n'ai pas de temps à perdre. Tu es nul ! […] Tu n'es qu'un mollusque. Ni vigueur ni énergie. Pas de muscles, pas de nerfs. Tu charries un sang de pauvre type. Il suffit de te regarder : visage pâle, gestes mous, malingre, voûté comme un vieillard : je n'ai jamais pu supposer que j'aurais un jour un fils comme toi. J'imaginais un garçon solide, sportif, batailleur, ardent au travail, sale caboche peut-être, mais vivant ! Tu entends : vivant ! »
Voilà le gamin habillé pour l’hiver et pas déçu du voyage. Il voulait savoir ce que son père pensait de lui, il est servi. Ils auront peu l’occasion de se rencontrer après cette scène car le père a décidé de s’installer ailleurs. Il se contentera de leur envoyer de l’argent !

Sa mère est moins sévère, elle semble ne rien éprouver pour Henri, tout simplement. Parfois elle prend conscience de son existence en le croisant dans la maison : « Tiens ! Tu es là, toi. Qu'est-ce que tu deviens ? » et elle se souvenait soudain qu'une mère s'occupe de la nourriture : « N'oublie jamais de te faire servir à goûter lorsque tu rentres. » Je n'avais pas le temps de répondre, elle était déjà partie.
Un jour, dans la rue, Henri aperçoit sa mère tenant une petite fille par la main. Double vie ? Henri mènera une enquête, la fera filer par des copains, il n’en saura guère plus… Encore un mystère…

Une autre personne habite la maison. Elia, une femme rencontrée par le père dans un train.
Il disait tantôt Eurasienne, tantôt Annamite ; je n’ai jamais bien su pourquoi, aucune importance. […] Elle a habité chez nous pendant seize ans et puis un jour, fini. Elia Elietchkova était partie.

C’est tout cela que le jeune homme raconte au vieux, et puis ses trois ans de pension, la manière dont il a quitté la maison, ses boulots dans la poissonnerie et la boulangerie…

Le vieux écoute, disparaît parfois quelque temps, réapparaît sans explication. Un mystère, lui aussi, qu’Henri ne percera jamais. Mais à quoi bon en savoir trop ? Il est simplement le passeur, celui qui écoute…

Un très beau texte, bâti sur deux niveaux puisque Henri, le narrateur, écrit lui-même, après coup, sa relation avec "le vieux". Les chapitres de conversation alternent avec ceux d’Henri dans une grande évidence. Le lecteur suit le fil sans difficulté.

Un roman émouvant servi par une écriture de qualité, aux intonations souvent poétiques, où les rencontres avec le vieux prennent autant d’importance que le récit lui-même.
Qu'importait le dialogue rompu avec ma mère, les monologues de mon père dont je lui parlerais plus tard et qui s'étaient effilochés comme tout ce qui avait commencé là-bas. Que m'importait que nous nous soyons éloignés, Elia et moi, au moment où nous aurions pu devenir amis. Lui, il était là : une lourde roche, mon tourment et ma raison. J'aurais pu défier quiconque d'arriver à dire plus avec si peu de mots, d'être si important avec si peu d'ouvrage, mais je n'avais pas le temps de penser en ce temps-là, juste celui de le retenir et de le retenir encore.

Un livre hors des sentiers battus, une lecture à ne pas manquer !

Serge Cabrol 
(02/11/07)    



Retour
Sommaire
Lectures






Ed. Le bruit des autres
168 pages, 15 €


www.lebruit
desautres.com








Vous pouvez lire
sur notre site
un article
concernant
un autre livre
du même auteur :


Frank-Amédée,
alias Job