Les coquillages voyagent aussi
En soulignant l’idée d’itinéraires dans le dossier dévolu aux coquillages qu’elles ont dirigé dans la revue Techniques & Culture, Elsa Faugère, anthropologue (INRA-Institut national de la recherche agronomique, Écodéveloppement, Avignon), et Ingrid Sénépart, archéologue (CEPAM-Cultures Environnements Préhistoire Antiquité Moyen âge, CNRS-Centre national de la recherche scientifique, Atelier du patrimoine, Marseille), ont privilégié les déplacements de ces mollusques pourvus d’une coquille en leurs qualités distinctes d’aliments, de monnaies, de parures et d’objets de collection et de science.
En France, selon Catherine Dupont (CNRS-université de Rennes 1), l’analyse archéologique de reliquats coquilliers découverts le long du littoral atlantique plaide pour une triple utilisation durant la Préhistoire, à savoir l’alimentation, la parure et l’outil. Au VIIIe siècle avant notre ère, des sites archéologiques attestent de l’extraction de colorant (confection de teinture pour tissus) à partir de la glande tinctoriale du pourpre Nucella lapillus et du murex Ocenebra erinaceus. Sous l’Antiquité, l’habitat inclut l’enveloppe calcaire des mollusques dans les murs de pierre et en guise de pavages (huîtres). Mode venue d’Italie au IIIe siècle après notre ère, l’ornementation de villas côtières de l’Armorique est remarquée à travers un agencement intérieur de cloisons incrustées de milliers de coquilles. Au nombre des parures, la coquille Saint-Jacques, attribut du pèlerin, est régulièrement mise au jour dans les sépultures à partir du Xe siècle…
Pêchés dans la mer des Maldives (océan Indien) et parvenus sur les côtes africaines après un voyage qui durait une année ou davantage, les cauris Cypraea moneta sont devenus la principale monnaie de la traite négrière qui débute au XVe siècle lorsque les Portugais commencent à acheter des hommes sur les côtes du continent africain qu’ils explorent alors : « Le prix moyen d’un esclave était de 40 000 cauris au milieu du XVIIe siècle, et du triple un siècle plus tard, rapporte Francis Dupuy (université de Poitiers). Le XVIIIe siècle, période d’apogée du trafic des esclaves, suscita une véritable inflation dans l’afflux des cauris : cinquante tonnes par an en moyenne ». Mais les coquillages-monnaies ont été échangés bien avant la traite négrière transatlantique. Ils semblent en effet avoir été la monnaie usuelle au Niger, où les captifs étaient convertis en esclaves dès le XIe siècle. « En Amérique, dans la région des Guyanes, les cauris ont perdu leur valeur monétaire, remarque Francis Dupuy, mais ils sont devenus un support de protection magique chez les Noirs Marrons, autrement appelés Bushinenge - terme autrefois infamant correspondant à l’appellation "Nègres des bois", usitée jadis en français, mais désignation revendiquée aujourd’hui par les intéressés, après un retournement de charge symbolique, pour une affirmation identitaire. »
De la Renaissance au début du XVIIIe siècle, la passion de l’objet et de l’histoire naturelle place la coquille au cœur d’un engouement qui rassemble des publics sociaux très différents autour de la « culture de la curiosité » que théorisera en 1966 Michel Foucault (« Les Mots et les Choses - Une archéologie des sciences humaines »). « Ce moment de l’histoire des savoirs, explique Charlotte Guichard (IRHIS-Institut de recherches historiques du Septentrion, université Lille 3, CNRS), met sur un même plan magie et érudition, associant sans complexe des objets très hétérogènes, comme la corne d’un animal merveilleux et un spécimen botanique. Dans l’espace de la collection et du microcosme, chaque objet, naturel ou artefact (artificialia), est un signe du monde ! » Forts de leur expérience et de leurs puissantes Compagnies des Indes, les Hollandais sont présentés à cette époque comme de grands spécialistes des coquillages, et Amsterdam comme un grand centre importateur en Europe.
Aujourd’hui, les naturalistes et les systématiciens qui prennent part à l’inventaire des Zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique (Znieff) œuvrent sous l’autorité du Muséum national d’histoire naturelle de Paris qui, avec ses 12 000 types de mollusques arrive au 3e rang mondial, loin cependant derrière le Natural Museum of natural history de Washington. Les escargots terrestres suscitent les mêmes investigations que leurs cousins marins, recherches visant notamment à mieux connaître leur dispersion et leur mobilité. « L’escargot est un voyageur opportuniste, s’accordent à dire Frédéric Magnin (IMBE-Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale, CNRS, université d’Aix-Marseille) et Sophie Martin (INRAP-Institut national de recherches archéologiques préventives, CNRS Montpellier-Lattes), un voyageur capable de s’embarquer sur les animaux sauvages et autres oiseaux, sur les radeaux de matériaux transportés par les fleuves et les courants marins, et même d’être répandu par le vent… » L’homme qui commerce par les voies terrestres ou maritimes a vraisemblablement disséminé la caragouille rosée (Theba pisana), originaire du Maghreb, dans l’ensemble du bassin méditerranéen, sur le littoral atlantique français, en Belgique, aux Pays-Bas, dans le sud-ouest de l’Angleterre et l’est de l’Irlande, ainsi qu’en Australie et en Afrique du Sud. Quant à l’invasive hélicelle des Balkans (Xeropicta derbentina), « elle fait partie, nous apprennent F. Magnin et S. Martin, des vingt espèces d’escargots les plus souvent interceptés sur les cargos militaires américains à leur retour de Méditerranée. Probablement originaires d’Istrie ou de Croatie, les premières populations françaises ne sont découvertes qu’en 1949 près d’Aix-en-Provence ». Le goût culinaire des populations méditerranéennes pour les escargots explique leur large diffusion. Les deux chercheurs soulignent à bon escient les durables traditions de l’aïoli du vendredi et des escargots « à la suçarello » à Marseille et sur les rives de l’étang de Berre. Sans oublier les blancs limaçons très prisés dans le massif des Alpilles et célébrés dans le grand poème de Frédéric Mistral, Mirèio (1859), où Andreloun ramasse des mourguettes (Eobania vermiculata), la nonne en provençal. Les vieilles marseillaises cuisinaient ces petits escargots à l’aïgo-sau, littéralement à l’eau et au sel, et en appelaient la recette - allez savoir pourquoi ? - la bouillabaisse d’Henri V.
Pareillement mets de choix, l’huître est considérée comme la sentinelle de l’environnement littoral par sa capacité biologique à refléter les qualités du milieu naturel où elle vit. « Si le bassin d’Arcachon invente l’ostréiculture (vers 1860) avec la plate (Ostrea edulis), enseignent Pascale Legué, anthropologue et urbaniste (MNHN-Muséum national d’histoire naturelle), et Jean Prou (IFREMER-Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer), cette profession prend réellement forme au XXe siècle dans ce bassin et en Charente-Maritime avec une autre huître : la portugaise (Crassostrea angulata). » Les aléas climatiques et l’appauvrissement des eaux de nourrissage ont accentué la fragilité et la disparition progressive de certaines espèces (plates, portugaises, japonaises). Les ostréiculteurs ont été contraints à recourir à la transhumance de leurs élevages et à la fécondation artificielle des naissains (ensemble des jeunes huîtres fixées sur un support naturel ou artificiel). Cette mutation annonce-t-elle la fin du voyage de l’huître ? « À moins que l’ostréiculteur ne retrouve sa raison d’être, veulent espérer les deux scientifiques : voir les écosystèmes littoraux et les huîtres-mères pourvoyeuses de naissains comme le creuset de leur métier. Aujourd’hui, ces questions restent entières. »
La présente livraison de la revue Techniques & Culture parachève son excellent dossier en révélant la passion de Pablo Neruda (1904-1973) pour la malacologie. En recevant dans sa résidence de Michoacan, sur la côte pacifique, au Mexique, le malacologue cubain Carlos De La Torre, le poète chilien était loin de se douter que la fascination pour les coquilles de mollusques marins que lui offrait son visiteur allait devenir une passion dévorante. « Le hobby d’habitant du bord de mer, observent Sara Contreras et Michel Étienne (INRA-Institut national de la recherche agronomique, Avignon), va se transformer en une fascination pour les formes et les couleurs de ces créatures extraordinaires : "littorines antarctiques et hélix cubains, ou vigneaux-peintres vêtus de rouge et de safran, de bleu et de violet, comme des danseuses des Caraïbes". » En 1954, le poète-malacologue qui a réuni près de 15 000 coquillages fait don de sa collection, avec les ouvrages associés, à l’Université du Chili de Santiago.
Claude Darras
Techniques & Culture, Itinéraires de coquillages, dirigé par Elsa Faugère et Ingrid Sénépart, n° 59, 2nd semestre 2012, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 368 pages.
Site de la revue : http://tc.revues.org/