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De Biche à Elstir :
Proust et les peintres




Dans Jean Santeuil, ébauche de La recherche du temps perdu, Marcel Proust (il a vingt-cinq ans) aspire au roman total. Jean Santeuil, premier narrateur, évoque l'approche proustienne des personnages. Il n'est dévoilé que des fragments de leur évolution. Leur destin se prépare, leur vérité, qu'ils ignorent encore, expliquera rétrospectivement leurs comportements.

Sous l'apparence se cache un moi secret, une réalité essentielle. Face à un individu, Jean Santeuil note « une de ces impressions où un être perd subitement pour nous sa réalité d'être directement perçu par la vulgaire observation de la vie et nous apparaît comme immédiatement rattaché à quelque idée forte dont il n'est plus que le jouet spiritualisé ». Le romancier met à jour les différentes étapes qui aboutiront au sens véritable de la propre « recherche » de l'artiste. Proust enrichit cet itinéraire de métamorphoses physiques, sociales, morales. Monsieur Biche devient le grand Elstir.

Dans Jean Santeuil, les créateurs sont légion, souvent présentés sous leur nom véritable. On peut dénombrer une centaine d'écrivains, philosophes, compositeurs, peintres, sculpteurs et diplomates ou militaires (Proust s'est aussi passionné pour l'art de la guerre). De Rembrandt à Sisley, les peintres sont souvent cités. Proust traduira deux ouvrages du grand critique d'art Ruskin. Dès ce premier roman inachevé, il exploite le vrai sujet de son roman-fleuve futur : Quel est le destin particulier et impératif d'un homme qui consacre sa vie à l'art ?

Elstir est « le » peintre de la Recherche, comme Vinteuil en est le compositeur. Les noms des peintres Whistler et Helleu auraient inspiré celui d'Elstir, mais Elstir explique lui-même au narrateur que le nom de Balbec, dont l'église aurait un « air persan », s'inspirerait des Mille et une nuits. Elstir possède aussi des résonnances orientales. Au début de la Recherche, Elstir est connu sous le surnom de Biche, mais, plus tard, apprécié du narrateur, il est Elstir, artiste intelligent qui parle avec beaucoup de subtilité de l'art et des femmes. Il est le principal initiateur du héros tenté par l'écriture.

Dans les pages admirables sur le « petit pan de mur jaune » de la Vue de Delft de Vermeer l'inégalable, la peinture atteint la perfection de l'art. Pour Proust, le style est « une question de vision », ce qui justifie l'importance d'Elstir, modèle de toute création esthétique. Elstir apporte une autre caractéristique du génie, celle de pouvoir renouveler son art en créant des mondes successifs et nouveaux – comme Proust qui amplifie, ramifie, diversifie les centres d'intérêt de la Recherche jusqu'à sa mort. Elstir réunit et incarne les peintres aimés par Proust, plus qu'un astucieux kaléidoscope, véritable musée de la peinture de la moitié du XIXe siècle et du tout début du XXe. Tour à tour aquarelliste de sujets mythologiques, figuratif, portraitiste, japonisant, symboliste, il est surtout impressionniste. Gustave Moreau, Manet, Helleu, Whistler, Turner, Monet et enfin Vuillard. Mais aussi, déjà Picasso… « Pour le regard qui, comme celui de Proust, contemple l'œuvre d'art dans son essence, dans l'éternité de son message, il pourrait paraître artificiel de distinguer la peinture ancienne de la peinture moderne », écrit Thierry Laget qui ajoute : « Il suffit que l'artiste, que l'écrivain ait accompli l'effort de clarté nécessaire, qu'il ait creusé assez profond en lui-même et traversé “ le miroir magique de la réalité ”. Picasso égale Renoir, qui égale Botticelli. »

Marcel Proust a senti combien l'art de l'écriture aspirait désespérément à rendre – à partir de ce matériau si figé que sont les mots – la densité aérienne de la musique et de la peinture. Ses plus belles pages en sont imprégnées. La mer de Balbec rappelle une Marine d'Alexander Harrison (1853-1930). Odette Swann est la Jeune femme en blanc de Paul César Helleu (1859-1927) et Albertine à Balbec ressemble à Annette sur la plage de Villerville, peinte en 1910 par Édouard Vuillard (1868-1940).

Comme le jeune Marcel paradant dans les salons alors que l'œuvre mûrissait en lui, M. Biche jetait sa gourme de rapin chez les Verdurin. Proust et Elstir, au sommet hallucinant de leur art, survivent ensemble à l'épuisement apparemment stérile des « plaisirs et des jours ».

Hugo Marsan 



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Yann Le Pichon
Le musée retrouvé
de Marcel Proust

Editions Stock




Petit pan de mur jaune
Ed. La Différence




Edouard Vuillard
Annette sur la plage
de Villerville