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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Hiver 2021-2022

Carnet : à Louis Calaferte
Je relirai mon grand ami Louis Calaferte, le crayon entre pouce et index, comme des touches du peintre comme des marques du bûcheron comme l’ignorant que je suis, et qui souligne quand il trouve sur sa route, des difficultés ou des qualités de cœur !
(Jules Mougin, « 1912 : toutes les boîtes aux lettres sont peintes en bleu ciel », Travers 53, Philippe Marchal éditeur, 1999)

Être son propre nègre
Il faudrait pouvoir écrire un journal comme peint Picasso. Un journal déformant, qui manifesterait un art sans perdre de vue l’évident martyre qui consiste à être son propre nègre, surtout dans le domaine de la sensibilité, qui nous régit, qui nous décrète, qui nous meut.
(Georges Perros, « Papiers collés », 1960, Œuvres, Quarto Gallimard, 2017)

L’automne plage du Rouet
Aucun des deux ne semble fatigué et pressé d’aller dormir, tant ils sont fascinés par le paysage qu’offre le littoral méditerranéen depuis la balustrade où ils sont accoudés. Ils me disent parler souvent ensemble. Parler ? En fait, le plus souvent, ils se taisent ensemble en regardant filer les surfeurs sur leur planche en résine et fibre de verre. Ne rien dire à l’unisson, c’est une manière d’échanger. Qu’une poule d’eau apparaisse à l’abri du chahut des vagues et l’un dit trois mots, l’autre de même, pour décrire le noir volatile. Je n’oublierai pas de sitôt la silhouette du couple en ombre chinoise sur le fond de la grisaille bleutée.

Solitude
Qu’ils me font rire avec leur acharnement à construire des immeubles collectifs ceinturés de voies de communication afin de vaincre, prétendent-ils, l’isolement des locataires ! Ne savent-ils pas qu’ils en aggravent gravement la solitude ?
(Lundi 11 octobre 2021)

L’eau vive
Je suis retourné à Crots, non loin d’Embrun, pour revoir la forêt de Boscodon, l’un de mes « terrains » d’exercice littéraire. Si j’ai remarqué quelques plantes à la floraison automnale, je me suis attardé auprès des chutes d’eau provenant du torrent de l’Infernet. À travers le chaos de gypses et de cargneules, les eaux claires du site jaillissent avec la transparence que l’on souhaiterait trouver au destin, couleur de jade et de turquoise.
(Mardi 12 octobre 2021)



Billet d’humeur

L’homme qui a vendu sa peau

En 2006, à Zurich, dans la galerie d’art Pury & Luxembourg, Wim Delvoye (Wervicq, 1965) installe un poste de tatouage et trouve un homme prêt à lui confier son dos. Suisse né le 2 août 1976, Tim Steiner accepte d’être tatoué par l’artiste flamand connu pour ses extravagances (dont la conception d’une machine à merde et le tatouage de cochons vivants…). Le candidat est issu d’une famille aisée - père homme d’affaires et mère au foyer. C’est un contemplatif qui a passé quinze ans de sa vie en station-service à faire le plein des réservoirs des riches Zurichois et à laver les vitres de leurs voitures avant d’entamer une carrière de musicien. Intitulée « Tim » en hommage à son porteur, l’œuvre représente une sainte Vierge en prière surmontée d’une tête de mort mexicaine, la signature du plasticien apparaissant au-dessus de la fesse droite du modèle. Provocateur par nature, l’artiste flamand explique vouloir bouleverser la hiérarchie des valeurs : il déplore qu’en art le tatouage ne vaut rien alors qu’en Papouasie-Nouvelle-Guinée les tatoués sont célébrés et respectés ! Entre Wim et Tim, un contrat précise les conditions de monstration du dos, à la faveur d’expositions publiques - une exposition se tient ainsi en Tasmanie en 2011 et une autre au Louvre en mai de l’année suivante. En septembre 2008, la galerie trouve un acheteur, Rik Reinking (Hambourg, 1976), un collectionneur et marchand d’art allemand. Montant de la transaction : 150 000 euros. Selon les termes du contrat, Tim Steiner a accepté que, après sa mort, la peau de son dos soit dépecée, puis tannée, afin que le collectionneur la récupère. Cette vente n’aurait pas pu avoir lieu en France ; elle a été effectuée en Suisse, dans le cadre de la loi sur la prostitution, autorisée chez les Helvètes. Ce pacte faustien a inspiré la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania (Sidi Bouzid, 1977) dont le film « L’homme qui a vendu sa peau » a été sélectionné aux Oscars 2021 à Los Angeles. Réfugié au Liban, Sam Ali, le héros du long-métrage, est prêt lui aussi à céder son corps à un tatoueur en échange d’un visa Schengen qui lui permettrait de rejoindre sa fiancée en Europe. Cédée à un collectionneur, l’œuvre d’art tatouée sur son corps sera revendue aux enchères pour 5 millions d’euros !



Lecture critique

Le fabuleux bestiaire des fonctionnaires de police…

À l’orée du XXe siècle, l’intégration d’auxiliaires canins parmi les fonctionnaires de la police nationale est jugée saugrenue, pour le moins exotique, par la population française. L’arrivée de chiens au sein de la brigade fluviale de Pais, créée le 30 juin 1900 par le préfet Louis Lépine (1846-1933), est considérée comme une tentative hardie. « Au fil du temps et des expérimentations, constate Stéphane Benaïm, l’utilisation de l’animal a fini par devenir une évidence pour de nombreux services de police, ainsi que la brigade de sapeurs-pompiers de Paris [dotée d’équipes cynotechniques depuis 1981]. » Aujourd’hui, nul ne conteste l’importance du chien dans des missions de recherche de personnes ensevelies sous des décombres consécutivement à une catastrophe (incendie, tremblement de terre, effondrement d’un bâtiment, etc.) ou des personnes égarées, comme cela arrive fréquemment dans le dédale des catacombes par exemple. Dans le numéro de « Liaisons », magazine trimestriel de la préfecture de police de Paris dévolu au bestiaire impliquant les services de police et de pompiers, nous apprenons que « les chevaux, présents aux abords des stades lors de matchs, s’entraînent à évoluer au milieu des fumigènes. Tout comme les chiens, les gaz lacrymogènes ne les gênent absolument pas. Pour ne pas glisser sur les pavés, les chevaux portent à leurs fers des pointes de tungstène ». Laurence Picq rapporte une anecdote savoureuse entendue chez les pompiers de Paris : « Une nuit, des petits plaisantins, qui avaient un peu trop bu, avaient volé un dromadaire qu’ils avaient laissé sur le palier de l’appartement d’un copain, au cinquième étage d’un immeuble haussmannien du 16e arrondissement. Ils avaient sonné à la porte et s’étaient enfuis… Et un dromadaire, si ça monte les étages sans difficulté, ça ne les descend pas ! ». D’où une séquence mémorable où les pompiers ont dû endormir le camélidé avant de le descendre à travers la cage d’escalier à l’aide d’une nacelle... Par ailleurs, Stéphane Benaïm se plaît à souligner la passion de vedettes du cinéma et de la chanson pour les Nouveaux animaux de compagnie (NAC). « L’histoire a retenu la meneuse de revue Joséphine Baker et son léopard Chiquita en 1930, énumère-t-il, l’actrice Audrey Hepburn et son faon Pippin, un cervidé qu’elle devait apprivoiser pour les besoins du film "Vertes Demeures" de Mel Ferrer en 1958 (et qu’elle finit par adopter) ; il y eut le peintre Salvador Dali et son ocelot [félin arboricole d’Amérique du Sud] appelé Babou dans les années 1960, puis l’actrice Tippi Hedren et sa fille Mélanie Griffith, qui vécurent de longs mois dans leur maison californienne au milieu des lions pour la préparation du film "Roar" [de Noel Marshall, époux de Tippi Hedren], en 1971 (soixante-dix personnes furent blessées lors du tournage), le roi de la pop Michael Jackson et son chimpanzé Bubbes dans les années 1980 (dont il a dû se séparer une fois adulte en raison de sa taille et de son agressivité), le boxeur Mike Tyson et ses deux tigres du Bengale dans les années 1990, ou enfin l’acteur George Clooney et Max, son cochon vietnamien (plus de 130 kilos à l’âge adulte), qu’il a choyé pendant 18 ans jusqu’au décès de l’animal en 2006. » Notre pays rassemblerait plus de 6 millions de NAC sur une population animale domestique de 60 millions.

  • Liaisons, le magazine de la préfecture de police, dossier du trimestre « Le fabuleux bestiaire », n° 121, juin 2019, La Documentation française, 58 pages.

 

Portrait

Patrick Bérhault, grimpeur étoile

Une longue chevelure, des traits taillés à coups de serpe, l’épiderme tendu sur les muscles, un regard métallique composent une figure qu’on n’oublie pas : à 31 ans, Patrick Bérhault (Thiers, 19 juillet 1957) retrouve en mai 1989, à Lamanon (Bouches-du-Rhône), son ami Laurent Chevallier (33 ans), réalisateur auparavant de « Dévers » (1981) et de « La Paroi en coulisse » (1983), des films où l’ancien assistant cameraman de René Allio (« Retour à Marseille », 1980) et de Jean-Jacques Beinex (dans « Diva », 1981) exploitait déjà l’inclination du grimpeur auvergnat à une gestuelle renouvelée de la danse-escalade. Échappé des turbulences ou du grand vent des altitudes, il paraît tout ordinaire ce matin-là et je dois redoubler d’efforts dans la conversation pour l’extraire d’une simplicité faussement indifférente. « Dès que l’homme a escaladé, il a dansé, veut-il me convaincre entre deux prises effectuées à travers les rochers gréseux et calcaires du cirque de Calès. Sachant que les pionniers de la discipline ont dansé sur la roche tout à fait inconsciemment. » Le « Grimpeur étoile » du film de Chevallier, c’est lui. Il y est le partenaire d’une comédie musicale d’un nouveau type composée de six ballets. Guide de haute montagne et professeur à l’École nationale de ski et d’alpinisme (ENSA), il a mené pendant près de vingt-cinq ans une carrière exceptionnelle de grimpeur des Alpes aux Andes en passant par l’Himalaya. Alpiniste unanimement reconnu par ses pairs, l’alpiniste fut aussi avec Patrick Edlinger (1960-2012), dans la décennie 1980-1990, le symbole de l’école française de l’escalade, ouvreur de voies nouvelles de grande difficulté, pionnier du huitième degré de la spécialité, à mains nues notamment. Il vivait à Chabreloche, un hameau isolé de son Forez natal, avec sa compagne Christiane Bizeray et ses deux filles Coralie et Flore, dans une ferme qu’il avait lui-même restaurée.

Une première au mont Bégo en 1971
Enfant, Patrick Berhault grimpait dans l’arrière-pays niçois ainsi qu’à Menton et à Monaco (sa mère est aide-soignante à l’hôpital de Monaco, son père alterne des activités de peintre-décorateur et de routier) : le secteur fourmille de petits sommets avoisinant les 1 500 mètres d’altitude. « Ses amis d’enfance s’appellent Steve Poliakovic et Pierre Leschiera, évoquent Michel Bricola et Dominique Potard dans l’ouvrage "Bérhault, virtuose de l’altitude". Ils se sont baptisé "les Trois Mousquetaires" et, quand l’appel des cimes commence à résonner dans leur vie, ils se donnent pour devise : "Envers et contre tous, nous servirons la Montagne". C’est un ecclésiastique, Frère Alain - leur professeur d’anglais - qui va les initier. Par un beau week-end d’octobre 1971, ils gravissent le mont Bégo, après une nuit en refuge. Il semble à Patrick reconnaître là un univers qui lui convient parfaitement, une nature où le mot liberté retrouve tout son sens, où rien ne vient entraver sa soif de vivre. Où l’amitié n’est pas un vain mot. »

On parle du style Bérhault
À la fin des années 1970 et au début de la décennie suivante, sa réputation s’installe dans le milieu très fermé des meilleurs grimpeurs alpinistes du moment. « On parle alors du style Bérhault, avance Dominique Potard ; mélange d’audace tranquille et d’obstination sereine, de modestie non feinte et de volonté sans faille, mis au service d’un talent hors norme qui s’exprime sans retenue dans des solos ahurissants et des parcours météoriques dans les grandes classiques des Alpes. » « Une étoile est née, titre le tout jeune magazine "Alpinisme et Randonnée" dans son numéro de septembre 1979. Suit la liste improbable des courses réalisées par Patrick Bérhault durant sa saison d’été. De quoi remplir une vie d’alpiniste de haut niveau. "Toutes ces solitaires, précise l’article, il les a faites sans sac : corde en bandoulière, quelques pitons à la taille, un bout de chocolat dans la poche, les EB [chaussons d’escalade] autour du cou". »

La traversée des Andes n’aura pas lieu
167 jours, 139 740 mètres de dénivelé positif cumulé, dont 22 380 mètres d’escalade en paroi : la « grande traversée des Alpes » qu’il réalise du 26 août 2000 à Mojstrana (Slovénie) - au 9 février 2001 à Menton lui permet de gravir vingt-deux parois « historiques » dans des conditions souvent extrêmes. Patrick Edlinger l’a accompagné dans la première partie, rocheuse, de la traversée, et Philippe Magnin (Évian-les-Bains, 1964) a pris le relais pour la trilogie Grandes Jorasses-Cervin-Eiger. Trois ans plus tard, du lundi 10 février au mercredi 5 mars 2003, le même tandem stupéfait le cénacle des alpinistes en enchaînant seize voies extrêmes dans la face sud du mont Blanc, sur le versant italien, huit goulottes glacières, entre le pilier gauche du Brouillard et le grand couloir du Frêney, par des températures avoisinant les - 25 degrés. Toujours à l’initiative de Patrick, les deux compères partent le 1er mars 2004 de Saint-Christophe-en-Oisans, dans l’Isère, pour un grand chelem : relier à pied, à ski et à vélo les 82 sommets alpins de plus de 4 000 mètres sans avoir recours au moindre transport motorisé. L’aventure est interrompue par la chute mortelle de Patrick Bérhault, le mercredi 28 avril, dans le Valais suisse. Sur le versant raide qui domine Saas Fee, alors que le grimpeur marchait en tête vers le sommet du Dom des Mischabel, à 4 400 mètres d’altitude, une corniche s’est effondrée sous son poids. Philippe Magnin a perdu de vue son compagnon dans sa chute. En raison des conditions météo difficiles, le corps de l’alpiniste n’a été retrouvé que le lendemain matin et ramené à Zermatt. Ce jour-là, la Dame blanche a stoppé l’ascension d’un de ses meilleurs disciples qui s’était illustré en Europe, en Afrique et dans l’Himalaya. « Il s’était rendu à trois reprises sur le continent sud-américain, nous apprend Dominique Potard, pour un projet pharaonique, la traversée des Andes », un projet qu’il rêvait de concrétiser après avoir enchaîné les « 4 000 » sommets des Alpes. Qu’importe, le montagnard était déjà entré dans la légende des grimpeurs au même titre que Walter Bonatti, Riccardo Cassin et René Desmaison.

Patrick Bérhault © Photo X. droits réservés

  • Bérhault, virtuose de l’altitude, par Michel Bricola et Dominique Potard, Guérin éditions Paulsen, 220 pages, 2019.

 

Varia : lumières sur les couleurs

« Rouge, vert, bleu, jaune… Les couleurs enchantent notre quotidien, elles influencent nos humeurs comme nos actes, elles façonnent même notre inconscient. Plus des trois quarts de l’activité de notre cortex cérébral sont liés à la vision. Autrement dit, la plupart des informations que nous traitons sont visuelles et donc colorées. Dans la nature aussi, tout est codé avec une palette de teintes extraordinairement variées. Très souvent, ce sont elles qui disent qui séduire, qui manger, qui éviter… D’où l’importance de discerner ces informations essentielles. […]
« En 1666, sir Isaac Newton, illustre savant anglais, se livre à une expérience historique. Dans une chambre hermétiquement fermée à l’exception d’un petit trou de 6 mm, il provoque la rencontre entre un fin rayon de soleil et un prisme de verre. Bien orienté, l’objet décompose la lumière blanche en un spectre de couleurs semblables à un arc-en-ciel. L’ajout d’un second prisme permet de reconstituer le faisceau d’origine. Ainsi la riche et belle lumière produite par l’astre du jour contient-elle toutes les couleurs que nous voyons. […]
« En 1794, à l’âge de 28 ans, le physicien anglais John Dalton se fait remarquer pour ses difficultés à choisir des toges adaptées à son rang lors des cérémonies universitaires. Ces mésaventures, aggravées par des débats sans fin avec des botanistes sur la teinte de certaines fleurs, l’amènent à prendre conscience de son incapacité à distinguer le vert du rouge. Constatant que son frère souffre du même handicap, Dalton suppose une origine génétique à cette curieuse maladie qui porte désormais son nom : le daltonisme.
« On l’a vu, notre vision des couleurs repose sur trois types de cônes distincts, on dit qu’elle est "trichromatique". Que l’un de ces trois types de neurones spécialisés manque ou dysfonctionne et nous ne sommes plus que "bichromates" avec un univers coloré réduit à celui d’un chat par exemple. Une personne sur 33 000 est même entièrement "achromate", c’est-à-dire insensible aux couleurs en raison de l’absence complète de cônes dans sa rétine.
« Chez Dalton, c’est le cône récepteur du vert qui ne fonctionnait pas. On le sait parce qu’il avait demandé que ses yeux soient conservés pour des études ultérieures. Cent cinquante ans après sa mort, il a suffi d’en extraire un peu d’ADN pour confirmer la mutation coupable parmi les différentes formes de daltonisme.
« Les gènes codant les photorécepteurs du rouge et du vert sont situés sur le chromosome X, autrement dit celui qui détermine notre sexe masculin ou féminin. Ces anomalies génétiques se transmettent de génération en génération. […]
« Sous sa forme la plus répandue, le daltonisme affecte partiellement la distinction du vert et du rouge, pas de manière intégrale comme chez Dalton. On connaît aussi une insensibilité entre le jaune et le bleu provoquée par une mutation d’un gène du chromosome 7. »
Extraits du dossier « De toutes les couleurs » dirigé par Julien Perrot, issu de la revue « Salamandre », n° 253, août-septembre 2019, 68 pages.



Carnet : Huracán !
Huracán ? C’est l’ouragan en français, hurricane en anglais. C’est une divinité tourbillonnante, nous apprend Francis Pisani (Paris, 1942) dans son livre « Huracán cœur-du-ciel » (Jean-Claude Lattès, 1991), une divinité symbolisée par la spirale, qui n’est autre que le Serpent-à-plumes, le Quetzacoatl des Aztèques et des Toltèques, le kukulkán des Yucatèques. Selon certains anthropologues, on trouve le Serpent-à-plumes au cœur des points cardinaux de la civilisation précolombienne. Les Mayas reconnaissent en effet cinq et non pas quatre points cardinaux. Le cinquième de ces points de l’horizon ou directions du ciel se situe au centre et abrite Huracán qui possède comme attribut le vert, couleur du jade, pierre de vie et de la ceiba, l’arbre sacré des Mayas, celui qui soutient le ciel.

Écriture et journalisme
« Je n’aurai jamais un véritable talent, confesse Jean-Jacques Servan-Schreiber (1924-2006) dans "Passions" (éd. Fixot, 1994), mais je serai un écrivain public ». J’ai longtemps médité l’aveu du journaliste et homme politique, l’annexant à l’occasion à mes propres argumentations tenues avec des étudiants francophones, à Lisbonne, à Alger ou à Rabat. Partageant avec eux le goût de l’écriture et du témoignage, je leur vantais l’aptitude de tout bon journaliste d’expliquer des faits et de simplifier des choses complexes. De celles que nous apportent les sciences modernes et les technologies, mais aussi l’actualité d’un monde soumis à d’incessants bouleversements et au despotisme des idéologies.
(Mercredi 10 novembre 2021)

La fascination de l’aïeule
L’aïeule reçoit ses neveux en les fixant d’un regard perçant ourlé d’un imperceptible sourire qui rend ses visiteurs un peu gauches et intimidés. Est-ce parce qu’elle a élevé tant de marmots qu’elle sait découvrir l’enfant dans ces trentenaires assagis.
(Jeudi 11 novembre 2021)

Rêveries animales
« Les reptiles ne rêvent pas, assure le cancérologue Lucien Israël (Paris, 1926-2017). Les oiseaux et les mammifères rêvent. Michel Jouvet (physicien quantique), l’un de nos grands spécialistes, démontre par exemple que le chat (pour peu que, par un artifice expérimental, on lève l’inhibition motrice autrement invincible qui accompagne le rêve) se défend, agresse, chasse des souris pendant les périodes de rêve, alors qu’il est dans un état de sommeil réel. » (Dans « Cerveau droit, cerveau gauche - Cultures et civilisations », éditions Plon, 1999)

Conversion
Le malheur s’est converti chez le vieil homme en rides, en tremblements des mains, en balbutiements sans cesse répétés mais inaudibles, en années plus lourdes que les précédentes : « Vous savez, me dit-il en riant, je vieillis encore ! ».

Au théâtre
« Il y a des pièces en trois actes dont les deux premiers n’ont été faits que pour donner au public le temps de s’asseoir. » (Jules Renard, Journal 1887-1910, Nrf Pléiade, 8 mars 1898)
(Jeudi 18 novembre 2021)



Billet d’humeur

Du droit des gauchers

« Que voulez-vous ? Je suis gaucher, il va falloir vous y faire ! », avait lancé Barack Obama en 2009 aux photographes gênés par sa main car elle masquait la signature de son premier décret en tant que Président des États-Unis. Savez-vous que ses prédécesseurs, Bill Clinton, George Bush senior, Ronald Reagan, Jimmy Carter et Gerald Ford, sont également gauchers ? Tous les six ont tout de même levé la main droite en prêtant serment sur la Bible le jour de leur investiture. Les gauchers sont dénigrés depuis l’Antiquité. Observant les vols d’oiseaux migrateurs, les Romains s’inquiétaient lorsqu’ils venaient de la gauche, sinistra en latin, car c’était un mauvais présage. Dans un passé pas si lointain, dans nos campagnes, à la maison ou à l’école, on attachait la main fautive de l’enfant dans le dos, aux barreaux de chaise ou aux montants du banc. Nos contemporains gauchers se plaignent encore que le levier de vitesse des automobiles, l’ouvre-boîte des conserves, la paire de ciseaux ou l’enregistreur de tickets de métro n’aient été conçus que pour les seuls droitiers. De nos jours, notre langue a gardé trois expressions à la connotation négative : « avoir deux mains gauches », c’est-à-dire « être maladroit », « se lever du pied gauche », c’est-à-dire « s’éveiller de mauvaise humeur » et « passer l’arme à gauche » qui signifie « mourir ». En France, à partir de 1996, les gauchers (ils représentent 15 % de la population) ont décidé de suivre leurs collègues américains (fédérés dès 1975) en instaurant chaque 13 août la Journée des droits des gauchers. En 2021, celle-ci interviendra un vendredi : ça porte bonheur ! Parmi les personnalités gauchères remarquables, je citerai Léonard de Vinci, Michel-Ange, Louis XIV, Ludwig van Beethoven, Paul Verlaine, Albert Einstein, Charlie Chaplin, Fidel Castro, Jimi Hendrix, Paul McCartney, John McEnroe, Bill Gates, Diego Maradona, Julia Roberts, Franck Ribery et Rafael Nadal. L’humoriste belge Raymond Devos était aussi un gaucher mais pas du tout contrarié. Il s’en amusait d’ailleurs : « Je suis adroit de la main gauche, disait-il, et je suis gauche de la main droite ».



Lecture critique

Robert Kohler raconte l’automobile en 665 miniatures

Designer industriel de haut niveau, dans les domaines automobile et aéronautique, Robert Kohler (Genève, 1948) allie à ses qualités de modéliste une passion de l’histoire que révèle sa « Petite Histoire de l’automobile ». L’adolescent construit déjà en 1962 ses premiers engins de locomotion miniatures en laiton soudé avec… les outils de son frère aîné. Ses capacités sont bientôt remarquées à la General Motors (en 1965) et chez Opel (l’année suivante) pour qui il conçoit quelques prototypes qui ne dépasseront cependant pas le stade de la planche à dessin. Dès qu’il commence à réaliser à petite échelle la reproduction d’autos anciennes et modernes, il collectionne les voitures miniatures éditées par les firmes Brumm, Dinky Toys, Eidai, Matchbox, Norev, Rami, Rio et Solido. Parallèlement, il dévore les ouvrages se référant à la prodigieuse épopée du véhicule à moteur. Passé son cinquantième anniversaire, il ferme son agence de design qu’il a fondée à Paris en 1975 et nourrit le projet pédagogique de mettre en scène sa collection de miniatures, à la fois ses créations et les modèles du commerce, afin de la montrer au public. Il imagine ainsi plus d’une centaine de dioramas dont les différents tableaux vont servir de toiles de fond à plusieurs dizaines de vitrines dans lesquelles il dispose les miniatures de sa collection au gré de périodes remarquables s’étageant du XVIIIe siècle à nos jours.

De l’exposition à l’ouvrage
Délicatement dessinés, peints et photographiés, les décors nécessitent cependant le soutien du discours de l’exégète de façon à retenir l’attention du regardeur et, au besoin, de stimuler sa curiosité. Le designer s’emploie dès lors à présenter ses vitrines documentaires en remontant le fil de l’histoire tout en constellant son récit d’anecdotes personnelles liées à la conception de ses voitures miniatures et de leurs décors. Parmi les expositions auxquelles le collectionneur s’est prêté, il importe de souligner sa prestation en 2013 au château de Breteuil, à Choiseul, ainsi qu’à la Cité de l’automobile (collection des frères Schlumpf), à Mulhouse, en 2021. L’engouement suscité par la présentation de la collection Kohler a imposé assez rapidement le projet d’une publication éponyme qu’a concrétisé l’équipe éditoriale de Naturalia Publication à Turriers (Alpes de Haute-Provence). Tout au long d’un parcours chronologique, le designer et collectionneur introduit ses 124 dioramas et 665 miniatures au 1/43e qui ponctuent son cheminement artistique et personnel au gré de la merveilleuse histoire de l’automobile.

Petites histoires et piquantes anecdotes
Au fil de la lecture, le lecteur apprend une foule de choses, retient des dates clefs, s’amuse de savoureuses anecdotes, depuis les machines à vapeur de l’ingénieur écossais James Watt des années 1780-1785 à la Bugatti BB 110 produite à quelques centaines d’exemplaires en passant par la De Dion-Bouton chronométrée en 1887 à 61,2 km/h, le tricycle de Karl Benz (1886) lourd de 172 kg, la Porsche 904 (1964), en polyester renforcé de fibre de verre, qui ne pèse quant à elle que 6 kg, une peau posée sur le châssis ! et le moteur électrique de l’ingénieur Louis Antoine Kriéger adapté aux roues motrices avant et assorti d’un système de recharge de batteries (1897). Sans parler de la Jamais contente avec laquelle Camille Jenatzy pulvérise le record mondial de vitesse en 1899 avec 105,88 km/h sur la piste d’Achères en Île-de-France et la Blitzen Benz au volant de laquelle l’Américain Barney Oldfield atteint la vitesse de 211 km/h sur le sable de Daytona Beach en 1911. En 1914, la multiplication des voitures américaines menace le trafic londonien de saturation : « On peut jeter la manivelle aux orties, Cadillac propose depuis deux ans un démarreur électrique ». Le Corbusier (Charles-Édouard Jeanneret) conduit une Voisin, observe l’auteur. Il s’intéresse à l’automobile et connaît bien l’avionneur Gabriel Voisin, puisqu’il élabore avec lui le plan d’urbanisme de Paris intégrant la circulation automobile, appelé Plan Voisin. Le Corbu imagine dès 1928 « une voiture pour le peuple à deux places, simple et économique, permettant de relancer cette industrie et de meubler les loisirs offerts par les congés payés : n’y a-t-il pas un peu de la Volkswagen et de la 2 CV Citroën dans sa petite voiture ? ». « Une plateforme portant quatre chaises longues de jardin surmontée d’un parapluie : c’est ainsi que s’énonce le cahier des charges de la 2 CV en 1938. » Dix ans plus tard, la foule s’écrase devant le stand Citroën du Salon de l’auto pour découvrir la Deudeuche, qui connaîtra bientôt une liste d’attente de six ans !

Robert Kohler © Photo X. droits réservés

  • Petite Histoire de l’automobile - Voyage en miniatures, par Robert Kohler, éditions Naturalia Publications, 176 pages, 2020.

 

Portrait

Georgia O’Keeffe, une légende américaine

Quand on évoque Georgia O’Keeffe, les couleurs de sa palette nous viennent spontanément à l’esprit, une gamme pâle et belle, mais sans douceur ni mièvrerie, avec des roses fuchsia, des bleus Pacifique, des pourpres cochenille et des jaunes jonquille. Un chromatisme tout à l’unisson de cette amazone au visage triste et résolu, presque inquiétant qui est morte sans enfant mais avec plus de 2 000 tableaux, dessins au fusain et au graphite, gravures, pastels, aquarelles et huiles.

125 portraits…
Née à Sun Prairie dans le Wisconsin le 15 novembre 1887, de souche irlandaise par son père et hongroise par sa mère, elle est morte à 98 ans le 6 mars 1986 à Santa Fe au Nouveau-Mexique où ses cendres ont été répandues. L’adolescente suit des cours à l’Art Institute de Chicago en 1905-1906 puis à l’Art Students League de New York en 1907-1908 ; elle enseigne quelques années pour gagner sa vie avant de s’établir en 1918 à New York. Deux ans plus tôt, son amie de la Columbia University, Anita Politzer, montre quelques-uns de ses fusains, déjà marqués par l’abstraction, à la galerie 291, institution d’avant-garde située au 291 de la Ve avenue, dans le Midtown Manhattan et fondée en 1905 par les photographes Alfred Stieglitz et Edward Steichen. Conquis, le premier, de vingt-trois ans son aîné, expose aussitôt ses fusains et aquarelles réalisés au Texas avant de devenir son amant puis son mari. Stieglitz effectue 125 portraits d’elle pendant les six premiers mois de leur vie commune. Dans sa galerie qui est ensuite nommée An American Place, il défend avec vigueur les peintres et les photographes qui consacrent un art américain qui ne doit plus rien à la vieille Europe.

La fascination du Nouveau-Mexique…
Le couple s’intéresse aux philosophies orientales et aux écrits de Freud, Jung, Bergson, Kandinsky et Einstein ; ils possèdent une riche collection d’œuvres d’art dont des dessins d’Auguste Rodin. Le Japon les fascine au point que Georgia s’y réfère fréquemment lorsqu’elle commence ses séries de fleurs : corolles et pétales, fruits et feuilles de chêne portent la volupté et la sensualité à leur paroxysme. Rouleaux suspendus et textiles traditionnels, l’esthétique des estampes et de la calligraphie chinoises l’incite à s’exprimer selon de grands formats. Elle peint New York à l’image d’une cité céleste et lointaine, sereine mais déserte, soumise aux caprices des éléments et de la lune, un astre qu’elle observe depuis le 30e étage de son hôtel de Manhattan : ce sont des vues cette fois figuratives presque topographiques. En 1929, elle éprouve un véritable coup de foudre pour le Nouveau-Mexique où l’a conviée l’écrivaine et mécène Mabel Dodge Luhan (1879-1962) qui anime la colonie intellectuelle de Taos. Les paysages désertiques où le passé colonial espagnol a laissé de troublants témoignages la subjuguent jusqu’au vertige. C’est sans doute là qu’elle peint ses toiles les plus mythiques : Grey Cross With Blue, Black Cross, entre autres. Chaque année, dorénavant, elle ressent l’impérieux besoin de se ressourcer à Ghost Ranch puis à Abiquiu. Jusqu’en 1949 où devenue veuve en 1946 elle s’y installe définitivement.

Le proche et le lointain…
Pendant vingt ans, elle explore les collines rouges, les falaises de calcaire ocré, les monts noirs des Indiens Navajos, les maisons en pisé à toits plats, les cèdres solitaires, elle collecte les crânes d’antilopes ou de chevaux morts et les transpose en de puissantes vanités (« Cow’s Skull : Red, White and Blue ») dont ses amis photographes - Paul Strand, Ansel Adams, Edward Weston et Eliot Porter - sauront immortaliser la genèse sur place. « Sa vision resta indéfectiblement bifocale, explique avec justesse Alicia Inez Guzmán dans son livre "Georgia O’Keeffe - L’espace pour liberté" Elle s’était formée sur le proche et le lointain, et continua toujours, en quelque sorte, d’unir les deux. […] La pierre, peinte comme s’il s’agissait d’un rocher et non d’une petite pierre polie par les courants du Colorado, prend une dimension monumentale. C’est un autre exemple de la manière dont l’artiste manipulait les échelles. »
Après la mort de l’artiste, le céramiste Juan Hamilton (Dallas, 1945) qui avait été son assistant et son confident à ses derniers jours demanda à Andy Warhol de réaliser une peinture de Georgia à la poussière de diamant. Warhol utilisa un polaroïd qu’il avait pris de Georgia et de Hamilton pour réaliser l’une de ses sérigraphies, qu’il orna ensuite d’une constellation scintillante de particules de diamant.

Georgia O’Keeffe © Photo X. Droits réservés

  • Georgia O’Keeffe - L’espace pour liberté, par Alicia Inez Guzmán, traduit de l’anglais par Julie Debiton, éditions Flammarion, 200 pages, 2021.

 

Varia : les Égyptiens et l’au-delà

« Les Égyptiens redoutaient l’idée qu’un jour leur univers puisse cesser d’exister. Ils conçurent un culte funéraire à base de magie, qui devait leur assurer la survie éternelle par la conservation du corps défunt. Les embaumeurs emportaient le cadavre dans la "Belle Maison", leur lieu de travail, et pratiquaient une incision sur son côté gauche, avec un couteau en pierre, pour enlever tous les viscères ; le foie, les poumons, l’estomac et les intestins, ensuite déshydratés, étaient placés dans des vases spéciaux, les vases canopes. Puis le corps était immergé dans un bain de cristaux de natron, qui arrêtait la décomposition, et, enfin, bourré de feuilles ou de sciure et enveloppé de bandelettes de lin. […]
« La mise en bière était l’ultime étape de l’embaumement. Quand le défunt était fortuné, le cercueil était composé de plusieurs éléments emboîtés les uns dans les autres, tous richement décorés. Bien protégé, le corps devait alors, selon les Égyptiens, durer éternellement. Ils croyaient en effet que certains principes immatériels survivraient à la mort physique : le plus important, le "ka", représentait la force vitale du mort ; le "Ba", l’esprit, était figuré par un oiseau à tête humaine ; l’ombre du défunt et surtout son nom étaient également censés posséder une existence éternelle. La momification était donc destinée à fournir un support perpétuel à tous ces principes et permettait au mort de continuer à vivre. […]
« Formée depuis la nuit des temps, dans un pays africain, la religion égyptienne est indissociable de la magie, comme en témoignent les textes des pyramides, réservés aux pharaons, puis, plus tard, les formules des tombeaux, réunies par les égyptologues sous le nom de Livre des Morts. Ces formules magiques, peintes sur le sarcophage ou écrites sur des rouleaux de papyrus déposés auprès de la momie et parfois accompagnées d’une carte de l’autre monde, devaient aider le défunt à vaincre les périls du voyage dans l’au-delà, la Douat. La dernière étape à franchir dans ce parcours dangereux avant d’atteindre le royaume d’Osiris était le jugement, dans la salle des Deux Justices, au cours duquel le cœur, siège de la pensée et de l’action, était pesé. »
Extraits de « L’Égypte des pharaons », de George Hart, professeur à l’école du British Museum et à l’université de Londres, ouvrage traduit de l’anglais par Christine Monatte, éditions Gallimard Jeunesse, collection les yeux de la découverte, 72 pages, 2007.


Carnet : paradoxe
Gilbert Cesbron nous apprend que le mot « mode » n’a produit qu’un unique verbe dérivé, démoder : à méditer !
(Lundi 29 novembre 2021)




Billet d’humeur

Le casse-tête hongrois

Au printemps 1974, dans le prolongement de ses cours donnés à l’École supérieure d’arts appliqués de Budapest, un architecte et designer en vient à concevoir un ingénieux mécanisme de cubes multicolores tournant les uns par rapport aux autres. Par le truchement de ce puzzle cubique, il entend expliquer le plus concrètement possible à ses élèves quelques règles fondamentales de la géométrie en trois dimensions. Le jeu consiste à manipuler ledit cube, de 5,7 centimètres de côté, composé de vingt-six petits cubes aux facettes colorées (plus un cube « fictif » au centre du dispositif) et qui pivotent (le cœur du cube comportant six axes), de façon à placer les neuf petits carrés d’une même couleur sur une même face, l’objet disposant de six couleurs, blanc, jaune, vert, bleu, orange et rouge. En 1977, l’objet baptisé Büvös Kocka, c’est-à-dire « cube magique », connaît une réussite inattendue sur le marché hongrois et devient extrêmement populaire dans le monde entier dès 1980. Breveté le 30 janvier 1975 en Hongrie, le Rubik’s Cube vaut à son inventeur, Ernö Rubik (Budapest, 13 juillet 1944), une petite fortune avec plus de 350 millions d’exemplaires vendus les quarante-cinq années suivantes. Si le phénomène s’essouffle dans les années 1990, il renaît à l’avènement du XXIe siècle dès lors que son concepteur a développé de nouvelles versions du jouet, en forme de pyramide et de dodécaèdre (12 faces) notamment. Les passionnés du Rubik’s Cube organisent des concours à la surface de la planète visant à résoudre l’opération en moins de cinquante secondes. Le jeu s’avère un véritable casse-tête : il faut savoir qu’à partir du moment où on a imprimé à ce sacré cube cinq mouvements successifs de rotation d’un quart de tour, il n’y a plus guère qu’une chance sur 43 milliards de milliards pour retomber sur la combinaison originelle ! En 2021, un jeune Chinois, Du Yusheng, détenait toujours le record mondial avec un temps de 3,47 secondes. Pourtant, un robot a relevé le défi en 0,38 seconde, probablement en raison de son algorithme et de la vélocité de ses servomoteurs. Ernö Rubik a inventé une quantité d’autres puzzles comme le Rubik’s Clock et le Pocket Cube. Il confesse que la sollicitude et le soutien de ses parents ont été déterminants dans ses orientations artistiques (il a été sculpteur) et scientifiques (il était fort en maths). Sa mère était une poétesse, son père, ingénieur-mécanicien, était un fou d’aéronautique : il a inventé une trentaine de types de planeurs !



Lecture critique

Cesare Pavese et la complexité des sentiments

Le narrateur turinois de « La Plage » est invité par son vieil ami génois Doro à séjourner dans la villa qu’il partage avec sa compagne sur la Riviera ligure. Il observe le couple et plus précisément Clelia qu’il ne connaît pas. La plage de la station balnéaire devient ainsi son pôle d’attraction où il guette les faits et gestes d’une population restreinte (augmentée des seuls Nina, Guido, Berti, Mara et Ginetta) qui paraît mourir d’ennui et de futilité. Peu de choses sont dites car les motivations de chacun sont cachées. Dans l’atmosphère de sable, de soleil et de mer, tous dissimulent une immense solitude, épouvantable neurasthénie qui les tenaille comme un remords. Fin psychologue, Cesare Pavese (1908-1950) inventorie tous les non-dits de ses personnages à la manière d’un ethnologue qui fait son « terrain » de la complexité des sentiments, ceux-là mêmes qui lient ou délient les usagers de la plage entre eux. L’écrivain piémontais explore l’incapacité des protagonistes à communiquer : il s’attache à débusquer ce qu’il y a derrière les mots, le bruit, les vacances, les apparences. Il le dit sans mépris, certes, mais avec une ironie grinçante qui n’épargne ni les uns ni les autres des protagonistes. Dense et acérée, son écriture est élégante, nerveuse et efficiente. Elle lui a valu de remporter le prestigieux prix Strega (associé à une liqueur à base de plantes) pour « Le Bel Été » (1949). Le lauréat accueille la distinction avec la dérision qu’on lui connaît : « Le prix, c’est comme toujours ces choses-là - un prix remis parmi les gens qui s’en fichent. » Peu après, il met fin à ses jours dans une chambre d’hôtel turinoise en ingérant des somnifères, laissant à côté de son corps un message griffonné : « Je pardonne à tout le monde et à tout le monde je demande pardon. Ça va ? Ne faites pas trop de commérages. »

  • La Plage, par Cesare Pavese, traduit de l’italien par Michel Arnaud et révisé par Muriel Gallot, éditions Gallimard, collection Folio n° 6945, 128 pages, 2021.

Lectures complémentaires (du même auteur, chez Gallimard) :

  • Œuvres, édition de Martin Rueff, traductions de Michel Arnaud, Nino Frank, Mario Fusco, Pierre Laroche, Gilbert Moget et Gilles de Van et révision de Mario Fusco, Muriel Gallot, Claude Romano et Martin Rueff, collection Quarto, 1820 pages, 2008 ;
  • Histoire secrète et autres nouvelles, traduction de Pierre Laroche, coll. Folio, n° 5016, 112 pages, 2014 ;
  • Le Bel Été - Trois romans, traduction de Michel Arnaud, révisée par Claude Romano, coll. L’imaginaire, n° 662, 490 pages, 2021 ;
  • Le Métier de vivre, traduction de Michel Arnaud, nouvelles traductions, révision, préface et notes de Martin Rueff, coll. Folio, n° 5652, 592 pages, 2019 ;
  • Salut Massino, traduction de Nino Frank, coll. L’imaginaire, n° 670, 240 pages, 2015.


Portrait

Paul Chemetov entre exemplarité et polémique

Paul Chemetov (Sousse, Tunisie, 12 octobre 1928) espère que la postérité et ses pairs retiendront de son œuvre l’exemplarité et la polémique. « J’hésite entre deux mots, confie l’architecte au journaliste Frédéric Lenne dans l’ouvrage condensant les conversations entre les deux hommes, mais le premier résume les deux. Je choisirais "exemplaire", dans son sens le plus entier parce que j’ai toujours un souci de démonstration dans mes bâtiments. L’autre mot est "polémique" mais je garde "exemplaire" parce qu’"exemplaire", c’est aussi "polémique". Mes bâtiments le sont souvent. Tout au moins, je l’espère. » Nous connaissons de cet homme, grand prix national d’architecture en 1980, les grands projets internationaux qu’il a signés : la place Carrée du Forum des Halles à Paris, la galerie de l’évolution du Muséum d’histoire naturelle, le ministère de l’économie et des finances, l’ambassade de France à New Delhi. En France, il a également réalisé le pôle universitaire de Bobigny, la maison Sterckeman, à Avelin (Nord), inscrite à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques, deux groupes de logements à Vigneux et Bagnolet ainsi que des HLM rurales (Habitations à loyer modéré) dont celles de Saint-Benoît-du-Sault (Indre). Paul Chemetov est resté attaché à cette cité médiévale où sa famille, immigrée apatride russe, s’était réfugiée sous l’Occupation nazie. On connaît moins ses réalisations plus modestes, certaines restées à l’état de projet, pour des particuliers, au nombre de seize, conçues entre 1962 et 2011.

La ruralité m’a beaucoup marqué…
« J’ai commencé par la ruralité qui m’a beaucoup marqué, indique-t-il à son interlocuteur, d’abord à Châteauroux pendant la guerre, où j’étais en présence d’énormes portes de grange, leurs linteaux faits d’anciens rails de chemin de fer ou de pièces de charpente récupérés. La ruralité m’a poursuivi après la guerre, quand j’ai travaillé à la Reconstruction de la Moselle et que je lisais des ouvrages tels que "L’Architecture rurale et bourgeoise en France", qui m’ont beaucoup appris, en dépit du caractère un peu pétainiste de cet opus. À cela s’ajoutaient les croquis de Laprade [Albert, 1883-1978, architecte du palais de la Porte dorée, ancien musée des Colonies] et les relevés du musée des arts et traditions populaires faits pendant la guerre à l’initiative de Georges Henri Rivière. » Il se plaît à insister sur l’importance de l’architecture domestique en rappelant les vertus formatrices du « laboratoire de la maison ». Il répète que « Chacun sa maison », un album de Guite Deffontaines et Paul Faucher du Père Castor, illustré par son père, artiste peintre dans les années 1930 - il signait Chem – « s’il demeure un souvenir d’enfance, est sans doute la raison profonde, longtemps enfouie, mais aujourd’hui exhumée du choix de mon métier et de ma façon de l’exercer ».

Philippe Soupault
était le plus sympathique…
Paul Chemetov a également la passion et le talent de l’écriture. Ses auteurs favoris ? Diderot, Proust et Stendhal, Modiano (dont le beau-père est l’architecte Bernard Zehrfuss) et Le Clézio, Apollinaire, Robert Desnos et les surréalistes qui continuent de l’influencer. Un des fondateurs du mouvement, Philippe Soupault, se trouve être le père de sa femme Christine. « Des trois personnages, Aragon, Breton et Soupault que j’ai connus, rapporte-t-il, le seul vraiment sympathique était Soupault qui avait eu une attitude très courageuse pendant la Seconde Guerre et ne s’en prévalait pas. André Breton était insupportable par son arrogance ; Aragon était certainement le plus capable de passer du roman aux essais provocateurs, mais humainement cassant. »
Il avoue avoir adhéré aux Jeunesses communistes à Châteauroux en 1944 ; il est resté militant jusqu’aux années 1960 : « Le courant de pensée marxien, plutôt que marxiste, constitue mon fonds culturel. On y trouve aussi bien Walter Benjamin, Ernst Bloch qu’Antonio Gramsci ; et même, d’une certaine façon, Pierre Francastel ou Georges Duby, toute l’école postmarxiste sur le plan esthétique et philosophique ».

Nouvel est fâché contre moi…
L’exercice d’admiration ne le rebute pas. Parmi ses confrères, il dit apprécier l’Italien Vittorio Gregotti (décédé en 2020) et les Britanniques Richard Rogers et Norman Foster. Au nombre des quelque cent architectes français dont les œuvres l’émeuvent, il applaudit aux performances de Rudy Ricciotti, Yves Ballot et Nathalie Franck, Marc Mimram, Bernard Vaudeville et Gilles Perraudin. « J’admire l’inventivité des deux Pritzker Prize français Christian de Portzamparc et Jean Nouvel, reconnaît-il en outre. J’ai soutenu Nouvel dès ses premiers bâtiments, notamment la clinique de Bezons qui était revêtue de tôle de wagons de chemin de fer. Il est fâché contre moi parce que j’ai dit que je n’aimais pas son bâtiment récent de la Philharmonie de Paris. Je continue de ne pas l’aimer. Bluffé par Gehry à la Fondation Louis Vuitton, il voulait faire mieux… »
À vrai dire, la postérité l’indiffère : il loue le village de Saint-Jouin-Bruneval d’avoir baptisé un simple sentier sente Paul Chemetov. Conseillant la mairie sur la refonte de son schéma d’urbanisme, il s’était contenté de relier les logements à l’école sans passer par les routes en traçant simplement un chemin dans un pré communal ! « La postérité est une valeur toute relative, observe-t-il, fataliste. En dehors du Parthénon et de quelques bâtiments exceptionnels, comme le Pavillon de Mies van der Rohe à Barcelone - sans conteste le parangon des temps modernes - aucun bâtiment qui a un site et un programme réels ne peut prétendre à la perfection. Si certains bâtiments de l’Art nouveau y sont parvenus, c’est parce que ce furent des œuvres d’artisanat total. Dans le processus actuel de construction non artisanal, il est plus difficile d’aboutir à un chef-d’œuvre. »

Frédéric Lenne (à gauche) au côté de Paul Chemetov
© Photo X. Droits réservés

  • Paul Chemetov - Être architecte, par Frédéric Lenne, Sept conversations, éditions Arléa, 128 pages, 2019

 

Varia : de l’humour anglais…

« Le 27 juillet 2012, la reine Elizabeth II, vêtue d’un coquet ensemble rose, emboîtait sans hésiter le pas de James Bond pour rejoindre, harnachée dans un parachute siglé de l’Union Jack, le stade de Stratford et inaugurer, de façon spectaculaire et "décalée", la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Londres (*). En lieu et place de longs discours, et de chefs d’État compassés, la reine avait donc choisi de dire, contrairement à son aïeule Victoria : I’m amused (je m’amuse). S’il en était encore besoin, c’était là, aux yeux du monde, la démonstration éclatante que l’Angleterre est bien le pays de l’humour.
« Souvent présenté comme une "institution", bien digne d’être partie intégrante du patrimoine national, enseigné, parfois, dans des manuels de langue, l’humour anglais ne se laisse pourtant pas facilement circonscrire. Quoi de commun en effet entre l’ironie de Lawrence Sterne, le nonsense de Lewis Carroll, le comique métaphysique de G. K. Chesterton, la folie du Goon Show, les grivoiseries de Benny Hill, la vision satirique de Blackadder et les provocations de Sacha Baron Cohen ? […]
« Que l’humour anglais ait à voir avec la société anglaise est indubitable. William Boyd définit par exemple l’humour anglais comme un humour "amer, cynique, très noir", qui exprime une distance envers les autres. […] Que l’humour anglais ait un lien avec l’histoire de l’Angleterre est également un fait d’évidence. Martin Page raconte l’histoire violente de l’Angleterre (invasions celtes et danoises, luttes entre catholiques et anglicans, peste) et y voit les raisons de la naissance de l’humour. […]
« L’humour anglais, état d’esprit et regard sur le monde, ne serait pas le seul fait des Anglais. Sinon, que deviendrait André Maurois et son Bramble, ou encore Edgar P. Jacobs et sa série de B.D. Blake et Mortimer, toutes tentatives (réussies) d’acclimater en français l’humour anglais ? Il faudrait provincialiser l’humour anglais, à la manière de la postcoloniale Dipesh Chakrabarty : ne plus le mettre au centre du monde, mais le relativiser. Il faudrait aussi le créoliser, et admettre que l’humour anglais dépasse les seules bornes de la Perfide Albion. Eddie Izzard, grand comique anglais, mais d’origine française, n’a-t-il pas présenté en français son spectacle Stripped, avec pour ambition de le dire également en russe et en arabe, langues qu’il ne maîtrise pas ?
« So what ? Et pourquoi pas ? »
(*) La reine était évidemment doublée dans sa cascade, l’humour anglais n’allant pas jusqu’à stupidement bouleverser l’ordre royal des choses (et avancer la succession au trône de Charles). La cérémonie avait été orchestrée par Danny Boyle (réalisateur et acteur anglais d’origine irlandaise).
Extraits de « Every man in his humour : sur la piste de l’humour "anglais" », un propos de Corinne François-Denève (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines), issu du dossier « Humour anglais », dirigé par C. François-Denève, dans la revue « Humoresques », n° 36, automne 2012, 180 pages.



Carnet : exercice de lucidité
« Quel regard portez-vous aujourd’hui sur votre métier ? », me demande-t-on souvent lors de réunions amicales. Et je ne peux m’empêcher de déplorer la constante dégradation de l’information qui livre, trop fréquemment aujourd’hui, à nos contemporains des vérités labiles, des chiffres aléatoires, des conclusions hâtives, des jugements prématurés, des perspectives fragmentaires et contradictoires. Le journalisme, tout au moins son exercice le plus authentique, demeure rétif à l’immédiateté et à l’approximation ; la discipline impose du recul, d’inlassables vérifications, une solide interprétation et une puissante mémoire.

Prodige septicolore
« L’arc-en-ciel n’est qu’une architecture incomparable, planté d’un pied dans une prairie, l’autre pied solidement fiché, de ses sept métaux immatériels, au milieu de la petite rivière. Le reste de l’arc manque, une brèche d’azur laisse passer les oiseaux et les nuages. Puis le prodige septicolore se reconstruit, et face au couchant, enjambe sommets et vallées. La pluie, qui l’a créé, l’efface. » (Colette, Journal à rebours, éditions Fayard, 1941).

Un livre formateur
« Il existe quelques livres formateurs qui jouent comme points cardinaux. Le Maître de Ballantrae [1889, de Robert Louis Stevenson], pour moi, en fait partie. L’exemplaire que je possède encore aujourd’hui, provenant de la bibliothèque de mes parents, m’est tombé entre les mains dans mon adolescence. » (Jean Echenoz)

À l’aquarelle ou au burin
Un de mes amis ne cesse de portraiturer à l’aquarelle nos contemporains comme il souhaiterait qu’ils soient ; un autre les croque au burin tels qu’ils sont vraiment.
(Mardi 7 décembre 2021)

Art primitif ?
Si justement rendus à leur pays d’origine, les statues totems, masques anthropomorphes, sceptres royaux, armes de cérémonie et reliquaires tribaux apparaissent encore trop souvent sous l’appellation d’art primitif. L’expression n’est pas complètement pertinente d’autant qu’il est malaisé de l’expliciter. N’oublions pas qu’elle n’est apparue que dans la deuxième moitié du XIXe siècle, lorsque l’histoire, la philologie et les théories évolutionnistes ont rendu possible les premiers regards sur la diversité culturelle. Les premières analyses du syntagme dans les domaines de la création artistique et de la critique d’art ne sont d’ailleurs pas plus anciennes.
(Jeudi 9 décembre 2021)



Billet d’humeur

Le tiercé du PMU

Quincailler à Asnières-sur-Seine, dans la banlieue de Paris, le jeune Guy Lux (1919-2003) imagine ses premiers jeux qu’il teste sur sa clientèle. Le futur producteur de jeux et de divertissements télévisés organise notamment des pronostics sur le Tour de France. Il promet la coquette somme de 5 000 francs à celui qui trouvera les trois premiers cyclistes de l’étape du jour dans l’ordre d’arrivée et 500 francs à celui qui les donnera dans le désordre. L’initiative fait florès et retient l’attention d’André Carrus (1898-1980), ingénieur des Ponts et Chaussées et polytechnicien qui adapte le concours de pronostics au système du Pari Mutuel Urbain (PMU). C’est lui qui a fondé le PMU pour le compte des sociétés de courses hippiques après avoir pris la direction de la société de son beau-père, Albert Chauvin, promoteur du Pari mutuel Chauvin. Ses deux fils, Jacques et Pierre, l’ont rejoint à ce moment-là à la tête de l’entreprise familiale baptisée le Groupe Carrus.
Le 22 janvier 1954 est disputé le premier tiercé de l’histoire, à Enghien, dans le prix Uranie (trotteuse mythique des années 1920, elle remporta trois fois le Prix d’Amérique). Si la manifestation ne fait pas un tabac, elle va rencontrer une réussite phénoménale le 17 juin 1956 grâce au journaliste Georges de Caunes (1919-2004) qui commente depuis l’hippodrome d’Auteuil la course du tiercé diffusée pour la première fois à la télévision. Le dimanche et les jours fériés, ils seront des milliers à se ruer dans les nouveaux bars PMU, leur pince à encocher à la main pour perforer leur bordereau de jeu et les soumettre aux valideuses et aiguilles à trier.
En 1960, le tiercé devient le leader des paris hippiques. Cinq ans plus tard, il représente 66 % des enjeux du PMU. Il connaît une hausse de 5 000 % des enjeux entre 1954 et 1980 ! À cette époque, les vedettes du show-bizz et les politiques se pressent sur les hippodromes pour assister aux exploits de Abo Volo, Bellino II, Fandango, Fakir du Vivier, Gelinotte, Jamin, Lutin d’Isigny, Ourasi, Ozo, Roquepine, Ténor de Baune et Uranie. Jacques Carrus (1929-2010) aimait raconter la genèse du tiercé : « Avec mon père et mon frère Pierre, j’ai conçu le système des tickets à trois volets et imaginé les encoches pratiquées au moyen d’une pince. Quant à lui donner un nom, nous avons immédiatement retenu celui de "la tierce", jusqu’à ce que notre domestique italienne vienne nous servir le café. Nous lui avons demandé son avis. Pensive et grave, elle a prononcé plusieurs fois avec son accent inimitable : "la tiercé ? la tiercé ? la tiercé ?" C’est elle en fait qui a trouvé le nom du nouveau pari. »  Jacques Carrus est mort le dimanche 31 janvier 2010, jour du célèbre Prix d’Amérique, à l’âge de 80 ans. Mais il ne s’intéressait pas du tout aux chevaux. Il reconnaissait de surcroît n’avoir aucun goût pour le jeu et les paris…



Lecture critique

Paris Capitale selon Jonathan Siksou

Certes, il ne faut pas être prisonnier de l’histoire, mais si on ne s’efforce pas de mieux la connaître, on ne saura pas où on est, où on va, bref, on ne saura pas qui on est vraiment. Qu’il s’agisse de la ville capitale, la nécessité tourne à l’injonction. C’est une ville si singulière avec ses 100 km2 de superficie et ses 20 000 habitants au km2 qu’on n’a pas fini de la raconter ! Cette ville a tout vu, tout entendu, tout subi à travers les siècles, et les livres qui retracent son histoire multiple se comptent par milliers. Les auteurs se sont emparés de Paris dès le XVIe siècle : Gilles Corrozet, en 1555, avec « Les Antiquitez, et singularitez excellentes de la ville, cité et université de Paris, capitale du royaume de France », suivi deux siècles après de l’abbé Annibale Antonini dont le « Mémorial de Paris et de ses environs à l’usage des voyageurs », en 1734, est probablement le premier guide de la Ville lumière, avant que Maxime du Camp, le compagnon de route de Flaubert, ne décrypte non sans extravagance « Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie » (1868). Ouvrages documentaires et savants, ils laissent cependant la vedette aux poètes et romanciers, tels Apollinaire, Balzac, Baudelaire, Benjamin, Breton, Dabit, Fargue, Hemingway, Hugo, Prévert, Romains, sans oublier Louis Aragon, Robert Brasillach, Louis Ferdinand Céline, Paul Claudel, Léon Daudet, Roland Dorgeles, Alexandre Dumas, Albert Fournier, Max Jacob, Jean Lacoste, Pierre Mac-Orlan et Gérard de Nerval. Auteur d’un inattendu et mirobolant « Capitale », Jonathan Siksou (Paris, 1981) leur adjoint incontinent Henri Calet, James Fenimore Cooper, Lucien Descaves, Jean Giraudoux, Curzio Malaparte, Marivaux et Jules Vallès.

Un portrait à plusieurs faces
Dans l’ouvrage, le journaliste et essayiste ne propose pas une simple flânerie initiatique qui recenserait les lieux parisiens où d’illustres penseurs ont un temps élu domicile tandis que de simples quidams y ont défrayé les chroniques, il passe la capitale au peigne fin, débusque les historiettes oubliées le long de la Seine, dévoile l’envers des noms de rues et places, autopsie les hauts lieux des révoltes et des tragédies, exhume les secrets de la Révolution et de la Commune. Rien d’idyllique dans ce portrait à plusieurs faces, rien de scabreux non plus. Mais une exceptionnelle moisson d’anecdotes qui nous font recouvrer le Paname de Francis Carco ou la nouvelle Lutèce de Louis-Sébastien Mercier. Des Halles aux catacombes, du moulin de la Galette aux tours de Notre-Dame, de la porte de Châtillon à Saint-Germain-des-Prés, on se prend à croire qu’on vient de croiser les allumeurs de réverbères et qu’on a bien entendu le coup de trompette de l’omnibus bringuebalant sur les pavés des Gardes à Sèvres…

Du rendez-vous amoureux de Chateaubriand…
Jonathan Siksou se plaît à rappeler les noms ridicules ou obscènes qui ont été attribués à des rues ravagées par la malpropreté et la misère : rues Merderet, de la Fosse-aux-Chiens et de la Grande-Truanderie. Il évoque le maçon Pierre-François Palloy qui démantela la première pierre de la Bastille avant de lancer un énorme commerce de statuettes sculptées dans la pierre et à l’effigie du monument. « C’est rue d’Écosse, raconte-t-il, qu’habitait Jacques Simon. En 1845, Privat d’Anglemont croqua le portrait de cet homme qui s’était rendu célèbre dans le quartier en exerçant le métier de "berger en chambre". Dans ses mansardes du cinquième étage, il élevait une cinquantaine de chèvres. » Autre historiette tout aussi savoureuse : « Voisin et amant de Mme Récamier, Chateaubriand se rendait chez elle chaque jour à la même heure avec une telle exactitude, que les passants de la rue de Sèvres remontaient leurs montres en le voyant franchir le porche de l’Abbaye-au-Bois où habitait l’éternelle odalisque. »

… au credo de Chris Marker
Une autre, également cocasse : « Dans son "Journal", le marquis de Dangeau nous apprend que les questions de mode sont quasiment traitées, à Versailles, comme des affaires d’État. Le 24 juillet 1715 : "On parle fort d’un changement d’habit et de coiffure pour les dames et l’on doit s’assembler demain, après dîner, chez madame la duchesse de Berry pour cela, où l’on fait venir les habiles tailleurs et les fameuses couturières, et Bérain, le dessinateur de l’Opéra". » Enfin, l’ouvrage pointe avec bonheur le credo d’un des amoureux de la capitale, le cinéaste et écrivain français Chris Marker dont le documentaire « Le Joli Mai » (1962) assemble délicatement une succession de vues de Paris tournées au petit matin. « En voix off, Yves Montand : "Est-ce la plus belle ville du monde ? On voudrait la découvrir à l’aube, sans la connaître, sans la doubler d’habitudes et de souvenirs, on voudrait la deviner par les seuls moyens des détectives de roman : la longue-vue et le microphone. Paris est cette ville où l’on voudrait arriver sans mémoire. Où l’on aimerait revenir après un très long temps pour savoir si les serrures s’ouvrent toujours aux mêmes clefs. S’il y a toujours ici le même dosage entre la lumière et la brume, entre l’aridité et la tendresse ; s’il y a toujours une chouette qui chante au crépuscule, un chat qui vit dans une île ; et si l’on nomme encore par leur nom d’allégorie le Val-de-Grâce, la Porte-Dorée, le Point-du-Jour". » Superbe déclaration, non ?

Jonathan Siksou © Photo X. Droits réservés

  • Capitale, par Jonathan Siksou, éditions du Cerf, 296 pages, 2021.

 

Portrait

Henry David Thoreau, avocat de la nature

Dédaigné de son vivant, Henry David Thoreau (Concord, 12 juillet 1817-6 mai 1862) apparaît de façon intermittente comme le modèle d’une certaine jeunesse qui ne s’intéresse qu’aux vraies richesses de la vie. « Un homme est riche en proportion du nombre de choses dont il sait se passer », assurait-il lui qui déplorait chez ses contemporains le goût effréné pour les affaires, l’argent, les occupations inutiles. Rien d’étonnant à ce que cet intellectuel engagé et théoricien de la nature soit resté si longtemps un des maîtres à penser et à vivre des hippies - et de leurs successeurs. Peu lu de son vivant, il n’a publié que deux livres « A Week on the Concord and the Merrimack Rivers » (Une semaine sur les fleuves Concord et Merrimac, 1849) et « Walden » (Walden ou la vie dans les bois, 1854). Le deuxième opus lui vaut un certain succès, mais l’auteur ne devient célèbre qu’un demi-siècle après sa disparition : « Ce n’est qu’en 1906 que ses idées percent vraiment aux États-Unis, évaluent Marie Berthoumieu et Laura El Makki […]. À partir des années 1920, Thoreau acquiert une authentique reconnaissance littéraire auprès de la critique comme du grand public. »

Un Yankee d’origine française…
Henry David Thoreau est né dans l’un des États les plus typiques de la Nouvelle-Angleterre, le Massachusetts, à quelques kilomètres à l’ouest de Boston. D’origine écossaise par sa mère et normande par son père (entrepreneur, il dirige une fabrique de crayons), il aspire un temps à renouer avec ses origines lorsqu’il déambule sur les marchés de Montréal ou de Québec et qu’il converse avec les commerçants français, non sans difficultés langagières d’ailleurs. « Bien qu’il revendique son appartenance à ce peuple, conviennent ses biographes, il demeure un parfait étranger. Il ne comprend pas ces hommes qui, en le croisant, lui adressent un "bonjour" tout en portant la main à leur couvre-chef : "Ce doit être sacrément ennuyeux de devoir se toucher le chapeau plusieurs fois par jour, hasarde-t-il un tantinet moqueur. Un Yankee n’a pas de temps à perdre pour ça". » Il nourrit la plus vive admiration pour un de ses aïeux sans l’avoir connu : fils d’un couple originaire du Poitou, John Thoreau quitte son île natale de Jersey pour se mesurer à l’aventure océanique. Au printemps 1775, le corsaire qui se double d’un ardent patriote rejoint à Concord les miliciens des Treize Colonies de la côte Est qui entendent se libérer de la tutelle britannique. C’est dans la petite ville de Concord ainsi qu’à Lexington, sa puissante voisine, que prend racine la future indépendance des États-Unis.

Emerson, un mentor, un ami…
De petite stature, les yeux bleus grands ouverts, la chevelure brune et fournie, le collier de la barbe coincé dans un haut col de chemise, les épaules tombantes, les traits découpés à coups de serpe : le jeune homme de dix-sept ans est admis à l’université de Harvard, fondée deux siècles plus tôt à Cambridge, non loin de Boston : il y séjourne de 1833 à 1837. Si elle n’a pas encore la réputation qu’on lui reconnaît aujourd’hui, la faculté lui permet de rencontrer Edward Tyrel Channing, un de ses professeurs qui l’encourage à écrire. Les deux hommes restent indirectement liés par la suite puisque le neveu du professeur de rhétorique, le poète William Ellery Channing (1780-1842), deviendra un des meilleurs camarades de l’écrivain. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de l’essayiste, philosophe et poète américain Ralph Waldo Emerson (1803-1882) qui anime à Concord un mouvement de pensée, littéraire et philosophique inspiré du romantisme allemand, bientôt qualifié de « transcendantalisme ». Henry D. Thoreau publie ses premiers écrits dans Dial, la revue du groupe qui rassemble nombre d’esprits originaux parmi lesquels le philosophe Amos Bronson Alcott, père de l’écrivaine Louisa May Alcott (Les Quatre Filles du docteur March dont l’intrigue se déroule en grande partie à Concord), le journaliste George Ripley, disciple du philosophe Charles Fourier, l’écrivain Nathaniel Hawthorne, ainsi que la journaliste et féministe Margaret Fuller, considérée comme la « George Sand américaine ».

La vie dans les bois
H. D. Thoreau professe très peu de temps. En juin 1838, dans le bâtiment de la Concord Academy, il ouvre une école privée avec son frère aîné John (1814-1842). Il enseigne les langues anciennes, la physique et l’histoire naturelle, son frère est chargé des mathématiques et de l’anglais. L’expérience prend fin cependant en 1841 en raison de la santé déclinante de John. Très vite, l’appel de la nature le ramène dans les bois. En mars 1845, il commence à édifier une cabane de pin à Concord près de l’étang de Walden (une légende associe le lieu à une Indienne qui survécut à un séisme) où il va vivre pendant deux années en système autarcique. Il raconte son expérience dans « Walden ou la vie dans les bois ». Une vie rude, simple, austère ; une existence sereine où il vit au rythme de la nature. Au jour le jour, il note ses observations, ses découvertes, ses expérimentations, ses impressions, ses rencontres et ses peurs. Il arpente monts et forêts d’un pas alerte et vigoureux, grimpe aux arbres, plonge dans les torrents, pique-nique à la dure et sommeille à la belle étoile. Le naturaliste veille à identifier et à décrire les oyats, le chardon blanc, la camarine noire ou l’aster doré, toutes ces plantes de mer qui poussent dans le sable et qu’il se plaît à désigner de leur nom latin. L’observation est méthodique, le regard est acéré. L’écoute des sons le stimule tout autant : « C’est une volupté de musarder près d’un mur, écrit le diariste, dans le soleil d’un après-midi de septembre - de se tapir près d’une pierre grise, et de prêter l’oreille au chant de sirènes du grillon ». Il ne se lasse pas d’entendre les renards aboyer comme des chiens de forêt quand ils rôdent sur les sentiers enneigés, par les nuits de lune, en quête d’une gelinotte. Près de sa cabane, il adore jardiner, et s’obstine à planter, sarcler, récolter, trier et vendre… des haricots !

Avocat et précurseur
Sa meilleure compagne reste la solitude et son idéal la justice. Aussi le rebelle refuse-t-il de payer six ans d’arriérés d’impôts à un État qui tolère l’esclavage et continue de guerroyer au Mexique. On l’emprisonne. Il justifie son attitude en ces termes : « La seule obligation qui m’incombe est de faire en tout temps ce que j’estime juste. » On lira à bon escient son essai sur « La Désobéissance civile » (1849) qui inspira Martin Luther King et, avant lui, le mahatma Gandhi dans l’élaboration de sa doctrine et de sa lutte pour l’indépendance. Miné par la tuberculose, H. D. Thoreau mourut à 44 ans, le 6 mai 1862, sans avoir achevé un livre sur les Indiens qu’il projetait d’écrire depuis longtemps. Des personnalités aussi diverses que le théologien Martin Buber, les écrivains André Gide, Ernest Hemingway, le président John F. Kennedy, Henry Miller, Marcel Proust, le naturaliste Jean Rostand, Léon Tolstoï, Kenneth White et le poète William Butler Yeats ont éprouvé pour cet avocat de la nature et précurseur de l’écologie « une admiration sans limite ». Attentif à toutes les mystiques, d’Orient et d’Occident, il aura cherché toute sa vie à réconcilier le divin et le quotidien, en communion étroite avec l’esprit des lieux et l’âme des choses de la nature.

  • Histoire de moi-même, de Henry David Thoreau, traduit, présenté et annoté par Thierry Gillybœuf, Le Passeur Éditeur, 224 pages, 2017 ;
  • Henry David Thoreau, par Marie Berthoumieu et Laura El Makki, éditions Gallimard, Folio biographies n° 115, 192 pages, 2014 ;
  • Walden ou la vie dans les bois, par H. D. Thoreau, traduit de l’anglais (États-Unis) par Louis Fabulet, éd. Gallimard, coll. L’imaginaire n° 239, 384 pages, 1990 ;
  • La Désobéissance civile, de H. D. Thoreau, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicole Mallet, préface et notes de Michel Granger, éditions Le Mot et le reste, 96 pages, 2018 ;
  • Un monde plus large, de H. D. Thoreau, essais inédits traduits et présentés par Thierry Gillybœuf, Le Passeur Éditeur, 336 pages, 2021.


Varia : les reliques du pèlerin

« Les reliques étaient l’essentiel pour le pèlerin. Il était venu pour les voir, les toucher et, si ses moyens le lui permettaient et si cela était possible, les acheter. […] Dès lors que l’on pouvait acheter des reliques, un commerce se développa. L’Église de Rome et les croisés, les pèlerins et les seigneurs, tout le monde était concerné par les reliques. Il fallait en trouver et en rapporter dans son village ou sa ville, dans son monastère ou son église. Tous les moyens étaient bons. Des reliques "secondaires" furent proposées à la ferveur des chrétiens. On vendit des objets familiers ou en rapport avec la vie de Jésus et de sa mère. Couronnes d’épines, clous de la Croix, fragments de voiles ou de vêtements de la Vierge, tous ces objets bénits et répertoriés par les miracles qu’ils avaient suscités furent placés dans des reliquaires, des châsses, des autels. Au moindre danger, on les emportait parce qu’ils étaient, aux yeux de tous, les objets les plus précieux d’une communauté.
« Il faut souligner que le trafic des reliques suscita des convoitises étonnantes, d’une part, parce que les fidèles éprouvaient une dévotion sans limite pour le contenu des châsses et, d’autre part, parce que les malfaiteurs cherchaient par tous les moyens à s’emparer de ces coffrets d’or et d’argent enrichis de pierres précieuses.
« Cela dit, à côté de ces reliques nobles, il existait des reliques plus humbles et émouvantes. Le pèlerin grattait la pierre du tombeau et mêlait de l’eau à cette poudre. Il avait la certitude d’avoir ainsi une relique surnaturelle. De la même manière, des tissus ou les huiles des cierges brûlés avaient la même valeur dans l’esprit des pèlerins qui, souvent, partaient rechercher des reliques très précises. Car, de toute façon, nul n’aurait compris que l’on revînt d’un pèlerinage les mains vides.
« Rappelons que Baudoin II, roi de Jérusalem, pour payer ses dettes aux Vénitiens, vendit la couronne d’épines à Saint Louis qui, pour accueillir cette relique, fit élever la Sainte-Chapelle à Paris. »
Extraits de « Les Pèlerinages en France - Un guide d’histoire et de spiritualité », par Régis Hanrion (sémiologue et sociologue), éditions Oxus, 256 pages, 2007



In memoriam : le peintre Pierre Pinoncelli s’en est allé

Le mardi 24 août 1993, échappant à la surveillance des cerbères du Carré d’Art à Nîmes, Pierre Pinoncelli répandait le contenu de sa vessie dans le calice de la modernité et il ébréchait le ready-made duchampien à coups de marteau rendant à l’élément sanitaire exposé tête-bêche sa fonction primitive. Il récidivait le mercredi 4 janvier 2006 au centre national d’art et de culture Georges-Pompidou à Paris en inscrivant le vocable « Dada » sur le chef-d’œuvre de céramique avant de le marteler de nouveau… Le peintre iconoclaste est mort le samedi 9 octobre dernier à Saint-Rémy-de-Provence où il résidait avec sa femme Marie-Claire.
« Ce n’était pas du tout contre l’urinoir ou contre Duchamp, se défend-il, mais contre l’institution qui a consacré ledit ustensile en veau d’or et son auteur en Toutankhamon de l’art moderne. J’ai cassé l’urinoir au centre des mécanismes de sacralisation et des rituels du pouvoir. »

Le fakir Burma et le Viandox…
À Saint-Étienne où il est né le 15 avril 1929, il est précoce à affirmer ses penchants provocateurs. Au gré de ses humanités, « Le fakir Burma », « Le Viandox », « La Marquise » et une pléthore d’autres gags chahuteurs se heurtent pareils à des tonneaux dans la cale d’un navire ; ils précèdent de mémorables expulsions d’établissements d’enseignement secondaire (sept pensionnats de jésuites et de maristes !) où on ne goûte pas beaucoup les sarabandes du potache ès performances. Au collège de Saint-Chamond, il se venge de l’humiliation de ses profs en brisant de trois billes d’acier un gigantesque vitrail que vient d’offrir à l’institution religieuse son père, industriel stéphanois (Félix Pinoncély est apparenté aux Guichard qui ont fondé Casino dans le chef-lieu du département de la Loire). « Au deuxième lancer, raconte-t-il goguenard, le vitrail vola en morceaux dans un éclaboussement fantastique de rouge derviche, bleu chlorure, jaune bissextile, vert bourreau, orangé cuprifère et indigo dingo… On aurait dit une omelette de papillons tombant dans la lumière d’hiver ! »

Partie liée avec la Mésoamérique
Dès l’adolescence, il est tenaillé par les filiations de ses ascendants. De souche bas-alpine, sa parentèle, longtemps établie à Larche, dans la vallée de l’Ubaye (Alpes de Haute Provence), opte au XIXe siècle pour deux destinées géographiques : la Loire pour la branche paternelle tandis que le rameau maternel émigre au Mexique.
Descendant de cette double et singulière lignée, l’arrière-petit-fils d’Eugène, notaire à Barcelonnette, avait fatalement partie liée avec la Mésoamérique. En 1954, il a vingt-cinq ans et il séjourne au Mexique afin de rencontrer, dans les plaines de l’état de Chihuahua, au nord du pays, les indiens Tarahumaras qui ont initié Antonin Artaud à l’utilisation du peyotl, un cactus sans épine dont les « boutons » sont hallucinogènes. Mais, à Mexico, dans la somptuosité du Palais des Beaux-Arts, il est frappé d’éblouissement, tel Saül sur le chemin de Damas, en contemplant les fresques murales de José Clemente Orozco, Diego Rivera et David Alfaro Siqueiros. La peinture l’appelle ainsi que la foi exhorte le missionnaire. Rentré à Saint-Étienne où il rejoint l’entreprise familiale de bonneterie (il dirigera peu après une société nationale de graines et semences), l’obsession de la peinture est devenue son étoile polaire. Il s’initie à la pratique picturale dans l’atelier de la Stéphanoise Lell Boehm. Ses premières expositions se situent en 1956. Six ans plus tard, l’historien d’art Michel Ragon est bouleversé par ses « 40 Morts », empreintes corporelles peintes à chaux et à sable, aux teintes de boue séchée et de lave chaude, montrées à la galerie Lacloche, place Vendôme, à Paris. Après un abandon de dix années dévolues aux seuls happenings, il reprend la palette en 1976 à travers « 40 Personnages » sculptés, mannequins de bois, de lin, de polyester, de plâtre et de peinture laquée qui portent son propre visage avec crâne chauve et moustaches gasconnes.

Homme-Cercueil et Christ parachutiste
Les performances ou happenings - on en dénombre un peu plus de soixante-dix - constituent - ce sont ses termes - une vertigineuse « Diagonale du fou » ; elles alimentent un geyser inventif incroyable. La première intervention dénommée « Abattoir », en octobre 1963, à la faveur de la 3e Biennale de Paris, le transfigure en « Homme-Cercueil », en « Cadavre de la liberté ». « C’était un grand cube sombre qui ressemblait à la mosquée de La Mecque, se remémore-t-il, un grand cube noir dont Gérard Zlotykamien avait peint les murs à la bombe de squelettes blancs. Dans le sanctuaire, Jorge Camacho avait consacré ses accessoires de messe noire et de torture sous la férule des ‘4 Dictateurs’ d’Eduardo Arroyo, maître de cérémonie ; mes six cercueils exhibaient leurs morts en papier mâché et, au milieu du cube, se dressait une énorme sculpture en bois de Mark Brusse, représentant le garrot, la machine à briser le cou des prisonniers politiques en usage dans les prisons de Franco. On entendait témoigner contre les dictateurs, les tortures et les goulags de l’époque. »

Inventaire pinoncellien
Entre deux provocations, ce borgne buriné - au coquard de l’école de Nice - ressemble à un moine zen, né de la mouvance hippie. Récapitulant ses prouesses, il donne l’impression de grimper sur ses propres épaules pour voir sa vie de plus haut et mieux éclairée sous la flamme de la rétrospection. Tout va si vite dans ce destin qu’il faut se résigner au survol. En 1964, notre ours mal léché se prend pour l’homme de Cro-magnon au château de Monbaly (Rhône). Il apparaît quatre mois plus tard en Christ parachutiste dans le ciel de Nantes. Il se travestit en « Femme aux araignées » pour la baronne Alix de Rothschild à Paris (1966). Il se réincarne en « Homme-Bleu IKB », à la rétrospective Yves Klein, au Jewish Museum de New York (1967). Devant les galeries Lafayette, à Nice, le 24 décembre 1967, il revêt la houppelande du père Noël et se met à casser tous les jouets de sa hotte dans un acte de démence. Il campe un commandeur en habit d’arlequin à la 34e Biennale de Venise (1968). Il manie le couteau du tueur rituel aux abattoirs de Saint-Paul-en-Jarez (Loire) en égorgeant cinq cents cochons afin de réhabiliter le porc maudit par la magicienne Circé (1969). Il est anobli comte de Monte-Cristo et jeté à la Méditerranée pieds et mains liés dans un sac lesté de pierres tombales (1975). Il s’identifie au philosophe grec Diogène, à Lyon, nu comme un ver dans un tonneau, pour soutenir les sans domicile fixe (1994). Il se baptise Rrose Sélamore, sœur jumelle de Rrose Sélavy, double féminin de Marcel Duchamp, à Rouen, sur la tombe du « grand perturbateur » (1999) et il va jusqu’à se faire inhumer au Premier Cimetière mondial de l’art, à Nolléval, en 2002, pour ressusciter aussitôt en brandissant le portrait d’Ingrid Betancourt, enlevée par les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc). D’ailleurs, le dimanche 9 juin 2002, invité du 5e festival international de Cali, il se sectionne publiquement à la hache une phalange de l’auriculaire gauche et asperge de son sang un mur du musée La Tertulia pour protester contre la séquestration de la sénatrice colombienne d’origine française par les marxistes du Farc. Dans le fief des narcotrafiquants, il est devenu un héros et le premier musée colombien conserve en pieux reliquaire le doigt coupé dans un bocal de formol. Le 4 février 1969, le ministre de la Culture inaugure le mémorial Chagall sur la colline de l’Olivetto, dans le quartier de Cimiez, à Nice. Aspergé de l’écarlate de la guerre d’Espagne, André Malraux s’amuse à désarmer son agresseur et lui barbouille à son tour la figure sous les regards médusés des personnalités dont Marc Chagall, les mécènes Aimé et Adrien Maeght et Jacques Médecin, le maire de la ville. Dans une thématique de 2004, « Dis, maman, y a la mer à Auschwitz ? », il conteste aux censeurs l’oblitération de l’humour dans l’évocation des camps d’extermination nazis.

Une boule en verre argenté…
Il étonne toujours, le vieux corsaire au crâne lisse, à tomber au niveau du graffiti de vespasienne puis à monter à l’échelle la plus altière de son credo dans les prolifiques « Images sans domicile fixe » (250 huiles et dessins traités sur papier Canson, 1993-2006). Tout ce qu’il fait tomber de sa plume est buriné par les massacres de la sincérité, les distorsions de la raillerie et les jubilations d’une verve où poésie et subversion « précipitent », au sens chimique du verbe.
À quelques jours de la Noël 2006, une boule en verre argenté du sapin enguirlandé lui tend un miroir inattendu : un orbe englobe la salle de séjour de son mas saint-rémois comme une boîte sans couvercle avec la table devenue trapèze, les fenêtres arrondies en arceaux, les chaises en apesanteur et sa face déchiquetée par l’anamorphose.
« Regardez, m’incite-t-il, vous ne voyez pas ? Regardez mieux et vous discernerez les dessins, les peintures, les sculptures, les poèmes et les performances tout entiers contenus dans la minuscule sphère. »

Pierre Pinoncelli et l’un des urinoirs duchampiens © Photo X. Droits réservés
Pierre Pinoncelli à Saint-Rémy de Provence © Photos Maurice Rovellotti

  • Les Trois Fous de Saint-Rémy, monographies croisées de Jan van Naeltwijck, Pierre Pinoncelli et Jean Verame, de Claude Darras, avec les photographies de Maurice Rovellotti, à paraître. L’évocation qui précède comprend des extraits de l’ouvrage, réalisé consécutivement à des entretiens réalisés entre 2003 et 2005 à Saint-Rémy-de-Provence.

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