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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Automne 2021

Carnet : Journal intime
Un journal intime gai est inimaginable. Quand l’homme se penche sur lui-même, sur son passé immédiat, il n’attrape que des poissons de désastres.
(Georges Perros, « Papiers collés », 1960, Œuvres, Quarto Gallimard, 2017)

Anarchiste de gauche !
Il est dit qu’il y a des anars de droite, eh, bien, moi, je suis, peut-être, un anarchiste de gauche. Samedi 2 juillet 1994.
(Jules Mougin, « 1912 : toutes les boîtes aux lettres sont peintes en bleu ciel », Travers 53, Philippe Marchal éditeur, 1999)

Le fisc, trésor de l’État
Fais en sorte que le Fisc, après t’avoir coupé en quatre, ne trouve que trois morceaux.
(Léonce Bourliaguet, De sel et de poivre, éditions Magnard, 1963)

Meubles de style
Les nouveaux meubles pastiches « en style » sont maintenant admis par nos bons bourgeois comme des meubles d’époque ! On peut dénombrer actuellement plusieurs dizaines de milliers de salles à manger Louis XIV, Henri II, etc., alors que la salle à manger n’a vu le jour qu’à la fin du règne de Louis XVI.
(Mercredi 30 juin 2021)
                                        
La télévision, miroir aux alouettes
À travers l’étrange lucarne, tout est spectacle, tout est divertissement. Théoricien des médias, le sociologue américain Neil Postman (1931-2003) avait raison de prétendre que « le téléspectateur voit tout et n’apprend rien », happé autant que détourné par ce miroir aux alouettes.
(Mardi 20 juillet 2021)



Billet d’humeur

La Crevette d’Air France

Associée en 2004 à la compagnie royale d’aviation néerlandaise KLM Royal Dutch Airlines, la compagnie Air France n’en a pas perdu pour autant la figure allégorique si caractéristique qui distingue ses aéronefs, sa vaisselle, ses affiches et l’uniforme de ses employés et équipages. Nommé familièrement depuis sa conception la Crevette, le « cheval ailé à queue de dragon » n’est autre qu’un poisson, un hippocampe de la famille des syngnathidés, apparu dans les mers il y a plus de 70 millions d’années. Une tête de cheval inclinée à 90 °, des yeux mobiles comme ceux d’un caméléon, une queue préhensile, un museau long et tubiforme, une ouïe extrêmement fine, pas d’estomac, un seul rein et une peau cuirassée comme une armure, l’hippocampe symbolise dans la mythologie grecque le pouvoir et la force : c’est lui qui tire le char de Poséidon, dieu de la mer. Les concepteurs de l’idéogramme de la compagnie nationale ont retenu le petit animal marin pour ces qualités-là tout en le dotant d’une paire d’ailes d’oiseau, symboles de vitesse, et d’une queue de dragon. Air France a conservé le pégase ailé comme emblème depuis sa création au Bourget le 7 octobre 1933. Les années précédentes, une de ses devancières, la compagnie de transports aériens Air Orient - dont le chef-pilote était Maurice Noguès (1889-1934) - reliait déjà la France à ses colonies au départ de l’aérodrome de Marignane. Les hydravions à flotteurs des Chantiers aéro maritimes de la Seine (Cams) qui assuraient les liaisons commerciales vers l’Afrique et le Moyen-Orient (Marseille-Tunis, Marseille-Beyrouth, Marseille-Damas-Saïgon notamment) portaient déjà sur leurs carlingues la fameuse Crevette. Le logotype est apparu pour la première fois, semble-t-il, en 1928, sur les premiers Cams d’Air Orient, à l’escale du futur aéroport Marseille Provence. Mais on ignore qui en a dessiné la maquette originale.



Lecture critique

L’aventure de la géologie de A à Z

On n’imagine pas, en édifiant une pyramide de pierres à la lisière d’un bois, que l’on vient de déplacer des éléments de dix, cent, voire mille millions d’années d’histoire. Pour les géologues, c’est une banalité de dire qu’une pierre c’est tout simplement un morceau de planète que l’on peut ramasser. Ce qu’ils pourraient nous apprendre par la suite, ce sont les étapes et les transformations que ce bout de rocher aura accomplies avant de se trouver sous nos pas… En fait, cette pierre provient de la croûte terrestre, couche externe du globe dont l’épaisseur varie entre 20 et 70 km. Cette croûte n’est pas immobile : elle est constamment recyclée et se transforme à partir des matériaux du manteau, qui s’étend jusqu’au noyau terrestre, à quelque 2 900 km de profondeur ! Donc, à la source, la pierre provient du manteau, constitué pour moitié d’oxygène et de silicium. Les autres éléments, à savoir le magnésium, l’aluminium, le fer, le calcium, etc., n’étant présents qu’en petites quantités. D’infinies variétés de cristaux entrent dans la composition du matériau terrestre dont sont faites les pierres. Ainsi chaque type de cristal, doté d’une structure et d’une composition chimique particulière, est un minéral. Et chaque association particulière de minéraux, caractéristique des conditions physiques traversées par la matière, constitue une roche. C’est du moins ce que j’ai retenu de la lecture, naturellement partielle, du « Dictionnaire de géologie ». Ses quatre auteurs, Alain Foucault, Jean-François Raoult, Bernard Platevoet et Fabrizio Cecca, explicitent avec un vrai souci didactique les multiples orientations de la science géologique dont les praticiens étudient les matériaux de la croûte terrestre, expliquent la disposition des roches et retracent leur fabuleuse histoire. Certes, l’imagerie colporte toujours l’attitude du géologue armé d’un marteau afin de prélever des échantillons, d’une loupe pour les examiner dans de meilleures conditions, de crayons, d’un carnet et d’une carte, pour préciser les circonstances du terrain de la découverte. Mais cette imagerie est passée de mode au moment où la géologie s’intéresse à la dynamique de la lithosphère océanique et à l’océanographie ainsi qu’à la surface des planètes de notre système solaire. De surcroît, l’exploration spatiale a favorisé le rapprochement de la communauté scientifique des astronomes et de celle des géologues. « Indépendamment des apports de la planétologie comparée, lit-on dans le fameux « Pomerol », autre bible de la spécialité intitulée "Éléments de géologie", l’influence des phénomènes cosmiques sur les crises biologiques, celle des fluctuations des paramètres orbitaux sur le climat et la sédimentation ont plusieurs fois été développées par les géologues au cours de ces dernières années. Les astronomes ont, pour leur part, découvert que les archives géologiques terrestres contenaient un enregistrement des phénomènes cosmiques qu’ils étudiaient et qu’il était ainsi possible d’avoir accès à une historicité de ces phénomènes. » Les contributeurs du même ouvrage nous rappellent que nous savons depuis le XVIIIe siècle, par l’étude de la pesanteur, que la Terre est deux fois plus dense que les roches les plus denses trouvées à sa surface. Il est ainsi largement question de la géochimie mais aussi de la géodynamique interne et de la tectonique des plaques, de la sédimentologie et de la paléontologie, de la minéralogie et de la pétrologie, de l’hydrogéologie et de la stratigraphie. Avec ces deux ouvrages, les sciences de la terre et de l’univers disposent de deux solides référents aptes à nous raconter l’aventure de la géologie de A à Z.

  • Dictionnaire de géologie, par Alain Foucault, Jean-François Raoult, Bernard Platevoet et Fabrizio Cecca, éditions Dunod, 416 pages, 2020 ;
  • Éléments de géologie - 16e édition du "Pomerol", par Maurice Renard, Yves Lagabrielle, Erwan Martin et Marc de Rafélis et Jean-Charles Pomerol, éditions Dunod, 1 152 pages, 2018.

Lectures complémentaires :

  • Où le monde minéral choisit-il ses couleurs ? 100 clés pour comprendre les roches et les minéraux, par Martial Caroff, éditions Quæ, 184 pages, 2014 ;
  • Qu’est-ce qu’une pierre ? explications de René Cuillierier, revue Science & Vie, décembre 2004.


Portrait

Joseph Conrad, écrivain au long cours

Une image contenant homme, personne, complet, portant  Description générée automatiquementJoseph Conrad de son alias, Jozef Teodor Konrad Korzeniowski de son vrai nom, était un Polonais d’Ukraine de citoyenneté russe à sa naissance, puisque sa ville natale de Berdichev, située près de Kiev, était à l’époque sous le contrôle tsariste. Né le 3 décembre 1857, il part avec ses parents à l’âge de 3 ans pour Varsovie. À la mort prématurée du père, traducteur et écrivain un tantinet révolutionnaire, il est adopté par son oncle maternel. Ce dernier envoie son neveu, âgé de 17 ans, à Marseille, parce qu’il a exprimé le vœu de faire carrière dans la marine. Au terme de quatre années passées en France, exerçant son métier en parfait francophone sur des navires de la marine marchande, il choisit de gagner la Grande-Bretagne où il adopte la nationalité britannique (1886) tout en demeurant dans la marine marchande dont il gravit tous les échelons jusqu’au grade de capitaine.

Un écrivain de langue anglaise
C’est en 1894 qu’il quitte la marine et commence une carrière d’écrivain (sachant qu’il a débuté l’écriture de La Folie Almayer en septembre 1889). Pourquoi choisit-il la langue de Shakespeare plutôt que celle de Voltaire où il excelle ? « L’anglais est tellement malléable, explique-t-il. Si vous ne trouvez pas un mot dont vous avez besoin, vous pouvez en inventer un autre. Mais pour écrire en français, vous devez être un artiste comme Anatole France… » Il navigue sur toutes les mers du globe, notamment celles entourant Sumatra, Java, Bornéo, les Célèbes qui serviront de cadre à plusieurs de ses romans. Il se fait quelque gloire d’avoir imposé à ses armateurs le passage du détroit de Torres, qui sépare la Nouvelle-Guinée de l’Australie. Il a si mauvaise réputation que ni les Japonais ni les Américains n’y engageront leurs escadres pendant la guerre du Pacifique. Durant son dernier embarquement, en 1893, à bord d’un navire canadien ancré dans le port de Rouen (le vapeur Adowa), il termine La Folie Almayer. Qui sera accepté l’année suivante par l’éditeur Fisher Unwin - désigné à pile ou face - pour la modique somme de 20 livres sterling… Joseph Conrad est mort à Bishopsbourne, un village du Kent, en 1924, à l’âge de 67 ans.

Le navire, théâtre des passions humaines
Fin connaisseur de l’univers conradien, Dominique Le Brun (né en 1954) a dirigé la réédition de cinq récits de Joseph Conrad aux Presses de la Cité dans sa collection Omnibus. L’écrivain et navigateur constate qu’« au tournant du XIXe au XXe siècle, l’Angleterre considère Conrad comme un grand écrivain, mais cela ne signifie pas qu’il est beaucoup lu. Jamais il ne sera riche ! À l’époque, on lui préfère largement Rudyard Kipling (1865-1936) et Robert Louis Stevenson (1850-1894). Bien qu’il ait acquis la nationalité anglaise, la critique le juge "trop slave" ». Angliciste incontesté, l’écrivain et dramaturge Michel Déon se pose en ardent propagandiste de l’auteur de « Lord Jim » : « On retrouve en français comme en anglais la même surprenante beauté formelle d’un univers de visionnaire, la poésie de somptueuses descriptions de la mer et des côtes, ou les clairs-obscurs d’une vie privée jalousement gardée secrète ». « Cela dit, estime l’académicien, s’il n’a pas toujours vécu à proprement parler ses récits, tous les éléments en sont empruntés à l’existence qu’il mena en mer, dans le dédale de l’archipel malais et au cœur de l’Afrique, à Londres et à Marseille. » Tandis que les ombres rouges de la première guerre mondiale s’accumulent déjà au-dessus du monde libre… Sa réputation d’« écrivain exotique » exaspérait Conrad. C’est du moins ce qu’il confiait à ses amis. Heureusement, les plus perspicaces de ses exégètes ont perçu la dimension tragique de l’humanité qui court tel un fil rouge d’un récit à l’autre. Quand il décrit les vertus et les faiblesses, le courage et la pitié, la bêtise et la cruauté, la fierté et la peur, la veulerie et la solidarité de ces hommes d’équipage ainsi que la noirceur de leur destin. Charlie Marlow (Jeunesse, Au cœur des ténèbres, Lord Jim et Fortune), George White (Le Nègre du "Narcisse"), Augustine Podmore Williams (Lord Jim), Jean Peyrol (Le Frère-de-la-Côte) s’animent sur la scène d’un prodigieux théâtre, le monde clos du navire où s’exacerbent à guichets fermés et dans un irrémédiable isolement toutes les passions humaines.

Joseph Conrad
© Photo Georges Charles Beresford

  • « Le Romancier de la mer », romans et souvenirs, par Joseph Conrad, Les Presses de la Cité/collection Omnibus, 2021, œuvres présentées par Dominique Le Brun. « Jeunesse » (1902), « Le Miroir de la mer » (1906), « Le Frère-de-la-Côte » (1923), traduits de l’anglais par Georges Jean-Aubry, « Le Nègre du "Narcisse" » (1897), traduit de l’anglais par Robert d’Humières, et « Lord Jim » (1900), traduit de l’anglais par Philippe Néel, traductions révisées par Dominique Le Brun ;
  • Joseph Conrad, cahier n° 109 dirigé par Josyane Paccaud-Huguet et Claude Maisonnat, Les Cahiers de l’Herne, 384 pages, 2015. Le cahier inclut dix-neuf textes de l’écrivain qui pour certains ont été traduits pour la première fois ainsi que de nombreuses contributions de spécialistes universitaires, de lecteurs, d’écrivains anglophones et francophones parmi lesquels Philippe Roth, David Lodge et Joyce Carol Oates, Christian Bobin, Michel Déon et Marie Darrieussecq.


Varia : l’émeute, un miroir tendu à l’État

« Les émeutes nous révèlent la multiplicité subjective et intellectuelle du monde. La pensée populaire des situations n’a pas de légitimité ni même d’existence officielle. Cette disjonction et ce déni génèrent le télescopage périodique des deux mondes. L’émeute est une lucarne fugace sur un paysage subjectif illégitime et ignoré. Mais la subjectivité de l’émeute ne prend pas fin avec le retour au calme. Pour les jeunes concernés par les émeutes de 2005, les trois semaines de paroxysme ne sont pas une parenthèse dans le temps. C’est un moment de plus grande intensité et de plus grande visibilité dans une réalité, objective et subjective, qui dure inexorablement.
Le miroir de l’État de guerre
« L’émeute est donc un miroir tendu à l’État, à l’espace institutionnel dans son ensemble. C’est bien sûr un analyseur des dimensions répressives de l’État contemporain, de ses tendances à criminaliser le social ou à militariser l’ordre civil. Mais ce miroir permet aussi de donner plus de relief à l’esquisse quant à la structure symbolique de cet État et aux limites de l’espace public légitime.
« Sa structure est celle d’un espace assiégé. L’intégration de la communication de masse, de la finance, des institutions du savoir, de l’administration et de la force dans un réseau de pouvoir rassemblé dans un même mode de penser le monde n’a d’égal que sa difficulté à comprendre, voir simplement à connaître des pans entiers de ce monde. Intellectuellement auto référencé, juridiquement auto légitimé, cet espace étatique ne se fonde pas sur sa capacité à intégrer et à prendre en compte l’ensemble de l’espace social, l’ensemble des habitants d’un pays. Il fonde au contraire la légitimité de son pouvoir sur sa capacité à exclure. Ainsi le principe moderne énoncé en 1789, selon lequel tout citoyen a le droit de concourir à la formation des lois s’est renversé en un "ne sera citoyen que celui qui obéira aux lois". La référence à la loi et à la règle tend à s’imposer en lieu et place de la référence aux droits et aux principes. […]
« Tout se passe comme si la politique moderne, celle des XIXe et XXe siècles n’existait plus. L’émeute est le plus souvent un face à face des gens et de l’État sur la question des principes et des fondements de l’action publique. La réponse institutionnelle se construit alors sur le registre de la mise à l’écart : par la criminalisation (hors la loi) ou par l’exclusion civique (celle de l’étranger). »
Extraits de « L’émeute, l’État de guerre et la construction de l’étranger », une enquête d’Alain Bertho, professeur d’anthropologie à l’université de Paris 8, issue de la « Revue des Sciences sociales », université de Strasbourg, n° 42, 2009, 178 pages.



Carnet : le rococo du Bernin
Ornementation surchargée, lourde de volutes et constellée de guirlandes : Sculpteur et architecte napolitain, le Cavalier Bernin (1598-1680) fut le père de ce mauvais goût désigné dans les ateliers sous le nom un peu vulgaire de rococo.

Le devoir du prof et du critique
Être professeur de lettres ou critique littéraire, c’est sans doute savoir transmuer un plaisir en obligation : nous avons précisément pour devoir de rappeler l’attention sur ce qui dans le passé mérite d’échapper à l’oubli.
(Vendredi 30 juillet 2021)



Billet d’humeur

La Marseillaise a des moustaches !

Capitaine du génie en garnison à Strasbourg, Claude Joseph Rouget de Lisle (1760-1836) est invité le 25 avril 1792 à un dîner chez le baron Philippe-Frédéric de Dietrich, premier magistrat de la ville et franc-maçon comme lui. Au cours des agapes, les conversations roulent sur les troubles politiques du moment et la récente déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie. Les convives déplorent l’indigence et la vulgarité des deux hymnes alors chantés pour stimuler les vertus guerrières des troupes, à savoir la Carmagnole et le Ça ira, Ça ira ! Le poète et compositeur passe la nuit suivante à écrire les paroles et la musique de la future Marseillaise. Le lendemain, dans les salons du maire de la cité, refrain et couplets chantés par le baron lui-même, ténor chevronné, accompagné au piano par son épouse, provoquent l’enthousiasme des auditeurs. Les jours suivants, dans les rues de Strasbourg, on s’arrache les paroles et la musique de l’hymne qui sera exécuté au passage de l’armée du Rhin. Les chroniqueurs assurent que les soldats, entendant pour la première fois les mâles accents du chant, se disaient les uns aux autres, tout surpris de ce qu’ils ressentaient : « Mais qu’est-ce donc que ce diable d’air ? Il a des moustaches ! ».
Dénommée Chant de l’armée du Rhin, la composition de Rouget de Lisle parvient à Marseille par la voie d’un journal institutionnel. Un bataillon marseillais en annexe le premier l’interprétation qu’il fait entendre à la garde montante peu avant la prise des Tuileries. C’est alors qu’elle devient la Marche des Marseillois, puis La Marseillaise. L’appellation cache son origine véridique, en somme, conséquence d’une sorte d’usurpation.



Lecture critique

Dušan Šarotar ou la mélancolie de l’exilé

Les épiciers en littérature en seront pour leurs frais : Dušan Šarotar (Murska Sobota, 1968) est assez difficilement classable. Où ranger en effet la troublante mélancolie qui imprègne l’atmosphère si particulière de ses récits ? Romancier et poète, il brouille les étapes de la narration du livre « En partance » avec des époques qui se superposent, des pays qui se télescopent, des personnages qui se carambolent, des images qui se dédoublent, des labyrinthes où l’on s’égare, des miroirs que l’on traverse. Par intermittence, des photographies en noir et blanc réalisées par l’auteur suspendent la lecture, facilitant ou non la compréhension du lecteur. L’acte même de lire est soumis à la plus extrême attention tant les perspectives multiples et les digressions les plus insolites qui cadencent le récit peuvent compliquer l’intelligence du propos.
Universitaire originaire de Bosnie-Herzégovine, le narrateur s’est réfugié en Irlande afin de fuir la guerre et de poursuivre au calme la rédaction d’un manuscrit. De la baie de Galway à Clifden, à bord d’une Toyota rouge conduite par son ami albanais Gjini, journaliste de la radio nationale à Tirana, il dévide le fuseau de ses souvenirs à partir des lieux qu’il a visités ou habités. Bruxelles et Gand, Sarajevo et Mostar, Ljubljana et Travnik nous révèlent ainsi les connaissances et les amitiés du maître de conférences, Jane, Pavel, Renata et Spomenka dont on entend les voix échanger avec le narrateur tandis que le chauffeur également immigré se mêle furtivement à la conversation. Attentif aux couleurs, aux paysages et aux mouvements, l’écrivain slovène déroule les périodes de son récit avec la simplicité d’un grand styliste. Les contrées qu’il décrit avec maestria dominent l’histoire de ses personnages qui est aussi la sienne ; elles lui donnent aussi l’occasion de rendre un hommage appuyé à quatre de ses pairs, le Yougoslave Ivo Andrić (1892-1975), l’Albanais Ismaïl Kadaré (né en 1936), l’allemand Winfried Georg Sebald (1944-2001) et le Slovène Gregor Strniša (1930-1987).

Dušan Šarotar © Photo X, droits réservés

  • En partance - Récit du fil des événements, par Dušan Šarotar, traduit de l’anglais par Frédéric Le Berre, éditions Hoëbeke, collection Étonnants voyageurs, 226 pages, 2018.


Portrait

La beauté du métier d’architecte

« Les noms des grands architectes sont presque aussi connus dans le monde que ceux des grands footballeurs », s’amuse à prétendre Marc Augé (Poitiers, 1935). L’ethnologue a sans doute raison. On constate cependant que si l’architecture (souvent associée à l’ingénierie et au design) jouit d’un statut tout à fait particulier dans notre pays, son public méconnaît l’œuvre, la philosophie de ces constructeurs et le mouvement esthétique et/ou historique auquel ils se rattachent. Dans un ouvrage passionnant et joliment illustré, « L’Architecture moderne et contemporaine », l’historienne de l’art Anne Bony (née en 1958) propose aux néophytes une salutaire initiation à l’art des bâtisseurs en mettant en exergue cinquante-cinq architectes ou agences d’architecture dont trois femmes seulement), praticiens français et étrangers exerçant du XIXe au XXIe siècles. En sus d’une synthèse introductive de l’histoire de la science de la construction et de l’aménagement des édifices, les lecteurs plus informés jusqu’aux professionnels eux-mêmes trouveront une analyse très pertinente de l’empreinte qu’imprime chaque créateur sur le paysage des villes et des campagnes avec un commentaire sur une de ses réalisations la plus marquante.

Tous les genres
Lecture faite des quelque deux cent vingt pages du volume, le premier constat affère à l’étonnante diversité des singularités et des styles représentés. Du Dijonnais Gustave Eiffel (1832-1923) au Tokyoïte Ryue Nishizawa (né en 1966), de l’agence Sanaa, on trouve tous les genres de bâtiments « modernes », aussi bien « minimaux » qu’« hyper technologiques », à tonalités musicale, picturale, écologique ou, au contraire, futuriste. À l’ère de la mondialisation où l’on peut voir des créations aussi surprenantes à Abou Dhabi et à Bangkok qu’à Londres ou Los Angeles, on s’aperçoit que les bâtiments subissent une généralisation de formes tout à la fois de plus en plus décentrées et « déconstruites », avec des parties - voire des gratte-ciel entiers - en porte-à-faux, des murs inclinés, des pilotis de travers, des plans décomposés et autres failles pratiquées en travers de façades et des angles hyper aigus ou biseautés , ainsi que toute une kyrielle de courbes « organiques », voire molles,  qui ne se limitent plus à l’ellipse mais inventorient toutes les figures géométriques complexes qu’imaginent les ordinateurs.

Florilège
De Zaha Hadid (1950-2016), l’auteure explique qu’elle produit « une architecture manifeste, inventant un nouvel imaginaire, un ordre spatial libéré des codes existants, une recherche cinétique et topologique ». Elle insiste à raison sur la conception humaniste du Californien Richard Joseph Neutra (1892-1970) qui né dans une famille de fondeurs de cloches forgea le terme de « bioréalisme » en opposition au réalisme des dollars au mètre carré. L’association de Claude Parent (1923-2016) avec les plasticiens Agam, Yves Klein, Nicolas Schöffer, Tinguely et l’urbaniste Paul Virilio constitue l’une des orientations prolifiques de ce « trublion génial de l’architecture ». Par ailleurs, il paraît qu’André Le Nôtre, le jardinier du roi Louis XIV, inspira l’inventeur de la Pyramide du Louvre, Ieoh Ming Pei, américain d’origine chinoise (1917-2019) dans la conception de la géométrie et de l’espace de ses projets. Que dire de l’Allemand Hans Scharoun (1893-1972) qui ne peut dissimuler son affinité avec la verticalité des mâts de bateau au travers de ses cités de logements individuels et collectifs, souvenir tenace d’une enfance passée dans le port de Brême, « lieu de passage pour des flux de personnes candidates au départ vers les États-Unis » ? Nobélisé en 2014, l’écrivain Patrick Modiano s’invite au débat afin de louer la rigueur et l’acuité de jugement du travail de Bernard Zehrfuss (1911-1996) ; Anne Bony applaudit à la performance de l’architecte du Centre des nouvelles industries et technologies (La Défense, à Paris) dont la voûte ne repose que sur trois points, soit 7 333 m2 par appui - un record mondial : « La couverture, écrit-elle, est réalisée grâce à une double coque en béton formée de dix-huit fuseaux accolés en éventail et convergeant vers les culées ». Quelle beauté que l’ornementation de la Maison des Majoliques à Vienne imaginée par Otto Wagner (1841-1918) au moyen de céramiques peintes !

Faire advenir l’harmonie
S’il est coutumier aux exégètes de reconnaître le Suisse naturalisé français Le Corbusier (1887-1965) ainsi que les Américains d’origine allemande Walter Gropius (1883-1969) et Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969) comme les principaux acteurs du mouvement moderne, Anne Bony convainc son lecteur de mettre en parallèle les innovations techniques de Louis Henry Sullivan (Boston, 1856-Chicago, 1924) et le concept révolutionnaire de son compatriote Frank Lloyd Wright (1867-1959) dans la capacité de l’architecture organique de remplir toutes ses fonctions, étant entendu qu’il s’agit là de faire advenir l’harmonie entre l’habitat humain et le monde naturel. Les enseignements du passé de la discipline l’incitent à considérer que « l’histoire de l’architecture semble motivée par un cycle perpétuel de réinterprétations du passé, avec les exigences et les techniques du temps contemporain ». Selon elle, toute épopée constructive mémorable implique « la beauté du geste que conduit le guide, le maître d’œuvre, en une remarquable coopération des métiers : apprentis, compagnons et constructeurs », un credo souventes fois professé par les bâtisseurs du futur au premier rang desquels il convient de placer Rudy Ricciotti, architecte français d’origine italienne auquel on doit le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille.

Anne Bony © Photo X. droits réservés

  • L’Architecture moderne et contemporaine, par Anne Bony, éditions Larousse, 224 pages, 2018


Varia : la découverte d’une jeune poétesse de 14 ans : Gisèle Prassinos

Mario Prassinos (1916-1985) et sa sœur Gisèle sont nés respectivement en 1916 et 1920 à Istanbul en Turquie, dans une famille gréco-italienne implantée depuis longtemps dans ce pays. Mario est un peintre et un dessinateur surréaliste lorsque Gisèle commence, en 1934, à écrire des textes automatiques. Il fait lire ces textes à Henri Parisot (1908-1979), traducteur et éditeur, qui les montre aux Surréalistes enthousiastes. Henri Parisot devient dès lors leur « agent » littéraire et artistique.
L’ouvrage dont il est question rassemble 104 lettres envoyées par l’éditeur Henri Parisot au jeune peintre Mario Prassinos et à sa sœur Gisèle entre 1933 et 1938, il s’ouvre sur la découverte enthousiaste que font André Breton, René Char, Paul Éluard et Man Ray d’une jeune poétesse de 14 ans : Gisèle Prassinos.


« Bois-Colombes, 28 rue Manoury
Le vendredi 24 mai 1935

« Mon Cher ami,
« J’ai vu aujourd’hui Paul Éluard et Levis Mano. Voici la préface (*) du livre de Gisèle, actuellement sous presse :
"De la comptine qui ouvre ce trop petit recueil, jusqu’à la lettre hautaine qui le termine, une féerie bat des ailes parmi les charmes étranges d’un naturalisme crépusculaire. Pour Gisèle Prassinos, cette féerie est quotidienne. Elle lui consacre ses loisirs d’écolière et depuis plus d’un an elle a écrit une énorme quantité de textes, tous différents, tous merveilleux. L’écriture automatique ouvre sans cesse de nouvelles portes sur l’inconscient et, au fur et à mesure qu’elle le confronte avec la conscience, avec le monde, elle en augmente le trésor. Elle pourrait aussi, dans la même mesure, renouveler cette conscience et ce monde si les conditions atroces qui lui sont imposées pesaient moins lourdement sur l’individu. La preuve en est qu’en lisant les textes qui suivent on y voit apparaître une morale qu’un humour lugubre tient en laisse. Morale de dissociation, de suppression, de négation, de révolte, morale des enfants, des poètes qui se refusent à acquérir et qui resteront des phénomènes tant qu’ils n’auront pas redonné à tous les hommes l’envie de regarder en face ce qui les sépare d’eux-mêmes."
« Éluard et moi avons corrigé mardi dernier les première épreuves (non mises en pages). Nous aurons les épreuves définitives dans le courant de la semaine prochaine et l’ouvrage paraîtra dans les premiers jours de juin. […] »
(*) Il s’agit de la préface de Paul Éluard pour le recueil « La Sauterelle arthritique ».
En première de couverture dudit ouvrage, une photographie de Man Ray du groupe surréaliste pendant une lecture de Gisèle Prassinos, 1934.
Extrait d’une lettre d’Henri Parisot au peintre Mario Prassinos, datée du vendredi 24 mai 1935, issue de l’ouvrage « Correspondance d’Henri Parisot avec Mario et Gisèle Prassinos 1933 - 1938 », édition présentée, établie et annotée par Catherine Prassinos et Thierry Rye, éditions Joëlle Losfeld, 218 pages, 2003.



Carnet : justice à la une
Les journalistes pensent qu’en montrant et en dévoilant ils prennent part à ce vaste élan citoyen où les méchants finissent par être punis et les injustices mises au jour à défaut d’être réparées. C’est une illusion de le penser. Non que cette révélation ne soit pas nécessaire, mais elle n’est certainement pas suffisante car le savoir - les drames de l’Histoire en témoignent - n’empêche pas hélas leur répétition.

Les ratés de la postérité
La postérité n’est pas toujours un juge intègre. Il lui arrive d’être oublieuse. L’Argentin Eduardo Mallea (1903-1982) est, en France, mais aussi dans son propre pays, la victime d’une telle négligence, dont il serait bien difficile d’expliquer les motifs.

Maxime de créancier
« Qui paye ses dettes s’enrichit » est une maxime de créancier.
(Gilbert Cesbron, Journal sans date I, éd. Robert Laffont, 1963)

Les immigrés à la rescousse !
Que l’on me rétorque ce qu’on voudra, mais si aujourd’hui, un Français sur trois se découvre des ascendances étrangères pour peu qu’il remonte à ses arrière-grands-parents, c’est parce que, depuis plus d’un siècle, par vagues successives, des immigrés ont aidé ce pays empêtré dans la petite production artisanale et rurale à se lancer dans l’industrialisation moderne.

Préjugés
L’époque charrie ses tonnes de préjugés, opinions hâtives et préconçues dont on sait par Einstein qu’ils sont plus difficiles à briser que les atomes.
(Jeudi 19 août 2021)

Confession d’un myope
« Quand je suis entré à l’école primaire, raconte René Frégni, j’étais le seul à porter des lunettes. Mes camarades se moquaient de moi. Ils m’avaient surnommé "Quatre œils". Alors, j’ai jeté mes lunettes. Je ne voyais plus rien. Les professeurs m’ont pris pour un demeuré. J’ai raté mes études. Mais je préférais passer pour un débile plutôt que pour un infirme. »

Retrouvailles
J’ai renoué avec un vieil ami de Marignane où ma famille a vécu un long temps. C’est étrange de retrouver un être familier, perdu de vue et de le redécouvrir après une certaine absence. Comme il vous semble soudain différent !

Poème
Le poème devrait être de l’écrit sauvage or c’est de la parole domestique » (Julien Blaine, Calmar, Spectres familiers, 1993)

Enseignement et morale
« Enseigner, c’est apprendre deux fois », affirme avec raison le moraliste et essayiste Joseph Joubert (1754-1824).
(Lundi 30 août 2021)



Billet d’humeur

À quand le 30 février ?

Pourquoi ajouterons-nous, en 2060, un 30 février ? C’est une question de décalage. Il s’agira cette année-là de rattraper les quelques minutes accumulées dans l’intervalle entre l’année civile et l’année solaire, un écart non comblé par les années bissextiles. L’instauration du 29 février répond au même problème comptable : dans le calendrier solaire, une année équivaut à 365 jours et 6 heures. D’où la nécessité d’intégrer un 366e jour tous les quatre ans. En 46 avant Jésus-Christ, le général et dictateur romain Jules César avait opté pour l’ajout d’une journée au mois de février, conseillé en cela par l’astronome grec Sosigène d’Alexandrie. Placée entre le 23 et le 24 février, cette journée fut nommée bis sexto ante calendas martis, c’est-à-dire « sixième jour bis avant les calendes de mars », un syntagme dont la contraction a donné l’adjectif bissextile. Au nombre des personnages célèbres sont nés un 29 février : l’actrice Michèle Morgan, l’écrivaine Géraldine Maillet, le chanteur Cheb Khaled, l’acteur Gérard Darmon, le compositeur Gioachino Rossini et le peintre Balthus. Savez-vous que c’est grâce à un 29 février, de l’année 1504 en l’occurrence, que le navigateur génois Christophe Colomb réussit à sauver sa peau et celle de son équipage de l’hostilité des Antillais de l’île de la Jamaïque ? Sachant qu’une éclipse de Lune aurait lieu cette nuit-là, il menaça les émeutiers de vengeance divine s’ils persistaient dans leur comportement. La prédiction réalisée - lorsque l’astre lunaire passa dans le cône d’ombre projeté par la terre, les Jamaïcains, tourneboulés, fêtèrent le prophète des mers et garantirent à ses marins soutien et vivres. Georges Remi alias Hergé s’inspira de l’épisode pour écrire « Le Temple du Soleil » dans lequel Tintin et ses compagnons échappent au bûcher grâce à une éclipse… du Soleil cette fois.



Lecture critique

On tourne en Crau avec Sylvain Prudhomme

« Alentour, écrit Sylvain Prudhomme (La Seyne-sur-Mer, 1979), le paysage était sans relief, les pierres brillaient sous le soleil, un désert sans autre événement d’un bout à l’autre de l’horizon que le lent déplacement des boules de laine du troupeau, l’aboiement des chiens. » Nous sommes au cœur de la plaine de la Crau, aux portes de la Camargue. Un Anglais quadragénaire, Matt, qui habite les lieux avec femme (Malika) et enfants (Iris et Victor) et dirige une entreprise de toilettes publiques sèches, se lie d’amitié avec un enfant du pays, Nel, fils et petit-fils de berger, qui arpente et inventorie son pays natal au moyen d’une chambre photographique juché tout en haut de la nacelle d’un camion. Sensible à l’esprit des lieux et aux légendes que lui conte le photographe, l’entrepreneur lui propose de tourner un documentaire qui raconterait par l’image et le témoignage l’activité de la Churascaia, une boîte de nuit mythique dans les années 1960-1980 que la clientèle appelait « la Chou ». Bientôt, l’évocation de deux frères ennemis, Fabien (steward à la Lufthansa) et Christian Gueyraud (chasseur de papillons), cousins de Nel et habitués du night-club, bouleverse les orientations initiales du réalisateur amateur au point de leur attribuer les premiers rôles. Fabien vit dans la Crau, son frère réside avec ses parents (Réa et André) à Madagascar où leur père étudie et collectionne les somptueux papillons de la Grande Île avec la rigueur d’un entomologiste du muséum. Racontées ou suggérées mezzo voce, la violence et l’originalité des frérots, en rivalité perpétuelle, collent assez bien aux premiers rushes qui restituent avec une apparente fidélité la liberté, la rébellion, l’insouciance et le je-m’en-foutisme des folles nuits de « la Chou ». L’intervention à l’image des familiers des deux frères, agriculteurs ou bergers, parents plus ou moins proches, imprime au documentaire, en plus de l’authenticité des témoignages, une portée sociologique digne d’intérêt. L’auteur ne porte aucun jugement sur les personnages. En observateur délicat et fin, il les regarde vivre leur solitude au gré de chemins qui se déroulent et s’emmêlent, parfois se brisent et se perdent, il en saisit avec délicatesse les tendresses, les émotions, les rancœurs, les hostilités aussi. Outre Fine, Etienne, Joseph, Max et Toussaint, la tante Josette s’avère une contributrice providentielle. Elle a désigné à Matt les sept générations de sa parentèle dans un entrelacs de branches, « toutes issues d’un homme venu d’un autre temps, aux consonances vaguement grecques ou crétoises, Hilarion l’ancêtre, Hilarion le premier, berger du Vercors descendu deux siècles plus tôt avec ses brebis jusque-là, au milieu de la plaine, au cœur de cette Crau où il s’était établi et dont ses descendants n’avaient plus bougé, tanqués parmi les pierres et le vent, attachés au plat immense, incapables de ne plus bouger ». L’écrivain sait capter les attitudes, les sensations, les passions dans leur fugacité, à l’exemple de ces images de court-métrage apparemment anodines et pourtant si lourdes de sens.

Sylvain Prudhomme © Photo F. Mantovani, droits réservés

  • Légende, par Sylvain Prudhomme, éditions Gallimard, collection l’arbalète, 304 pages, 2016


Portrait

La critique d’art en question

Jean Rousse (Lorgues, 1955), un voisin des Laurons à Martigues qui me fait l’amitié de s’intéresser à mes écrits m’a posé une question cruciale : « Qu’est-ce que c’est que la critique d’art et quelles règles en gouvernent l’exercice ? ». L’interrogation m’a incité à revenir quarante à cinquante ans en arrière à l’enseignement de critiques et d’historiens de l’art qui ont présidé à mon apprentissage dans la discipline. Le sujet est vaste tant les réponses à l’interrogation continuent à être apportées de nos jours lorsqu’il s’agit de déterminer quelles conditions intellectuelles favorisent le discours critique et ses trois opérations cardinales : décrire, analyser et évaluer les œuvres d’art. Parmi les arts visuels également soumis au jugement esthétique, il importe d’énumérer la sculpture, l’architecture, la photographie, la musique, le cinéma et le théâtre.


Les Grecs ont inventé la critique d’art !
« Les Grecs, affirme Oscar Wilde (1854-1900), furent une race de critiques et ils inventèrent la critique d’art comme ils ont inventé toutes les autres ». Dans « L’Invention de la critique d’art », le philosophe Pierre-Henry Frangne emboîte le pas de l’écrivain irlandais en émettant l’hypothèse que la critique d’art a commencé avec le philosophe grec Aristote (384-322 av. J.-C.) : « Aristote fait la théorie de l’art poétique et de la poésie tragique, explique l’universitaire rennais, à partir de l’observation ou de la lecture de la poésie réellement existante et desquelles il cherche à induire les lois de fabrication ». Les Italiens aiment à citer Pline l’Ancien dont l’« Histoire naturelle » transmet les premières notions de pensée critique sur la sculpture et la peinture. Ils prétendent en outre qu’à la suite de Lorenzo Ghiberti (1378-1455) leur compatriote Giorgio Vasari (1511-1574) a grandement favorisé le développement de la discipline. Historien de l’art gallois, Michael Baxandall abonde dans l’affirmation indiquant que l’histoire de l’art et de la critique d’art modernes, qui se situent à la Renaissance, sont nées de la conversation : « Vasari dit lui-même, écrit-il, que ce sont les conversations qui avaient lieu lors des soupers du cardinal Farnèse qui lui ont donné l’idée d’écrire ses grandes "Vies des artistes" et que ses raisonnements les plus vigoureux s’enracinent dans les arguments qui, depuis deux ou trois siècles, s’échangeaient dans les ateliers ».

Déclin de la critique dans les médias
Dans son ensemble, la critique, artistique aussi bien que littéraire, a lié son essor à celui de la presse - soit du second tiers du XVIIIe siècle jusqu’à la première moitié du XXe. Nombre d’observateurs pensent que son âge d’or est derrière elle, mettant en exergue le déclin qu’elle connaît dans les grands médias contemporains. Professeur de littérature à l’université de Caen, Annie Becq observe que la critique a pris conscience de la difficulté à écrire sur la peinture et à propos des peintres : « En 1763, le "Journal encyclopédique" s’interroge : "comment faire passer dans l’âme de nos lecteurs des sentiments que l’artiste a quelquefois beaucoup de peine à exciter chez le spectateur, malgré la magie des traits et des couleurs ?" » car « "il est dans les tableaux un ensemble d’intérêt qu’il est difficile d’exprimer" ».

L’avènement de Bernard Buffet
Au début du XXe siècle, au sein des revues spécialisées, des critiques d’art plus politiques que littéraires se sont engagés en faveur d’une réforme de la société par l’art et les lettres : « attachées à la liberté de l’artiste et de l’écrivain, ces revues se sont, en définitive, toutes interrogées sur le lien entre l’artiste, le public, l’État et le marché. Si leurs initiatives diffèrent par leur caractère plus ou moins objectif ou militant, une chose est sûre : elles n’ont pas résolu la difficile question de l’indépendance de l’artiste à l’heure de la consommation de masse. »
Promue « Dixième Muse », la critique a légitimé certains de ses représentants, tels que Charles Baudelaire, Denis Diderot, Théophile Gautier, Ernest Renan, Hippolyte Taine, ainsi que, moins connus, Charles Morice et Jean Dolent que la revue « Liame » présente dans un ouvrage référent, « La Critique d’art en France (1900-1960) ». Documentaliste au Centre Pompidou, Camille Morando rapporte une anecdote significative au niveau de l’engagement politique d’un critique d’art réputé, Michel Ragon en l’occurrence : « M. Claude Roger-Marx et ses amis cherchaient un "nouveau" réaliste non communiste à opposer à Fougeron [André, 1913-1998], raconte l’écrivain et critique d’art marseillais. Ils le trouvèrent en la personne d’un jeune homme tout frais émoulu de l’École des beaux-arts, qui peignait sans se lasser, dans le style Modigliani écœuré, les aventures d’un adolescent aux waters. Ils lui décerneront le Prix de la critique, et c’est ainsi que Bernard Buffet [1928-1999] fut lancé. » Sans commentaire !

  • L’Invention de la critique d’art, sous la direction de Jean-Marc Poinsot (directeur) et Pierre-Henry Frangne (auteur), Presses universitaires de Rennes, 250 pages, 2002 ;
  • La Critique d’art en France (1900-1960), revue « Liame » n° 22, bulletin du Centre d’histoire et d’histoire de l’art des époques moderne et contemporaine de l’Europe méditerranéenne et de ses périphéries, Presses universitaires de la Méditerranée, 92 pages, 2012. La couverture de la revue comporte un portrait à l’eau-forte du critique Jean Dolent par le peintre Félix Bracquemond (1888).

 

Varia : l’écriture de la voix chez Dostoïevski

Traducteur et poète français né à Prague en 1960, André Markowicz a traduit l’intégralité de l’œuvre de Dostoïevski, certaines œuvres de Pouchkine, Gogol, Tchekhov, mais aussi Shakespeare, les poètes chinois et, plus récemment, Reznikoff. Il est également écrivain. Il a imposé en France une nouvelle manière de concevoir la traduction et le statut du traducteur.

« Martine Konorski - Avez-vous privilégié la traduction d’œuvres intégrales plutôt que des œuvres isolées ?
« André Markowicz - Un jour j’avais entendu le pianiste Abdel Rahman El Bacha qui jouait et disait : "la seule façon pour oublier l’interprète, c’est qu’il joue tout". J’ai traduit les œuvres complètes de Dostoïevski - sauf les articles… - car la façon dont je voyais Dostoïevski et les particularités de son esthétique, de son écriture, m’imposaient cela. Pour être accepté et devenir banal, il fallait du temps. La meilleure façon de prendre en compte cette dimension était donc de traduire tout. Une autre raison sérieuse était cette possibilité qui m’était offerte de travailler pendant dix ans sur des chefs-d’œuvre. Par conséquent, c’est l’œuvre de Dostoïevski, qui, d’une certaine façon, est dans une certaine tradition qui est aussi celle de Gogol que j’ai aussi traduit. Et par la suite, c’est cette façon d’écrire qui donne naissance à d’autres écrivains. Ce qui m’intéressait aussi dans Dostoïevski, et en général, c’est l’écriture de la voix. Là était l’enjeu pour moi. Dans la littérature française, il existe une différence énorme entre ce qui est écrit et ce qui est dit, entre l’oral et l’écrit, je l’ai déjà dit. Cela n’existe pas en russe. En russe, comme en anglais, il n’existe par exemple, qu’un seul temps pour le passé. Par conséquent, l’imaginaire lui, distingue autrement la réalité et ce qui n’est pas de l’ordre de la réalité. En français, le temps du récit est le passé simple, un temps qui n’existe pas dans la langue parlée. C’est une particularité de cette langue ; mais du fait qu’il soit omniprésent, il devient neutre et l’on n’y fait plus attention. Et toute tentative d’enlever ce temps du récit est prise comme un coup de force. Et ça l’est. Je l’ai fait dans mes traductions de Dostoïevski, dans certains récits, pas seulement dans les discours des personnages. Mais je n’ai utilisé le passé composé que dans un seul cas, "L’Adolescent". C’était, pour ce livre, la difficulté centrale de ma traduction. Car cette recherche du naturel est devenue un naturel supposé. Chez Actes Sud, c’est la collection Babel qui commençait, et ma rencontre avec Hubert Nyssen qui m’a offert la possibilité de faire des gros livres et des livres petits. Je voulais que chaque œuvre, roman-fleuve ou nouvelle courte, soit publiée isolément, en tant que telle. Et puis, l’aventure Actes Sud a été réellement unique à deux titres : c’était la première fois dans l’histoire de l’édition, dans le monde, qu’un éditeur confiait à un seul traducteur le travail de l’ensemble de l’œuvre d’un seul auteur. Une autre chose fondamentale et unique est que c’était le seul éditeur au monde à proposer une édition séparée de chaque œuvre. C’est réellement une chose rare et importante à souligner. »
Extrait d’un entretien d’André Markowicz recueilli par l’écrivain et poète Martine Konorski, issu de la revue « Les Carnets d’Eucharis », Portraits de poètes volume 3, Vibrations de langue et d’encre, 2020.



Carnet : la sardine du Mékong
Le cuisinier d’un restaurant asiatique de Marseille m’a appris que son père pêchait le ca linh dans le delta du Mékong. Le ca linh, c’est une petite sardine de laquelle on extrait le meilleur nuoc-mam, paraît-il. Les gourmets vietnamiens sont friands de ce poisson d’eau douce qui doit être pêché de préférence durant la saison des crues. Après la confidence de mon hôte, je le regarde poursuivre son repas en me souvenant d’une citation de l’écrivain Michel Tauriac, si familier de la péninsule indochinoise : bol au ras des narines, il enfourne son riz parfumé à coups de baguettes avec la précipitation d’un cyclo-pousse à l’apparition d’un client
(Vendredi 24 septembre 2021)

Pensée d’au-delà
Des gens vivent plus tranquilles parce qu’ils viennent d’acheter leur place au cimetière. Il semble qu’ils sachent désormais à quoi s’en tenir sur le lendemain de la mort.
(Jules Renard, Journal 1887-1910, 1er juin 1902, Nrf Pléiade)

Adieu, Venise provençale !
J’ai manqué le rendez-vous saisonnier avec mes lecteurs des « Papiers collés » en raison d’un changement de résidence. Dans quelques semaines, en effet, je quitterai Martigues pour Carry-le-Rouet. Je garde la rive méditerranéenne dans mon environnement quotidien, ce littoral fameux qui se transforma de lieu en idée, grâce aux efforts de certains peintres, tels Raoul Dufy, Othon Friesz, Adolphe Monticelli, Jean-Baptiste Olive et Raphaël Ponson. « Homme du Midi enraciné dans le calcaire et l’argile rouge de sa ville natale d’Aix, Paul Cézanne avait fait de l’arrière-pays provençal, près de la montagne Sainte-Victoire, l’un des thèmes de l’imagination moderniste. Pablo Picasso, Henri Matisse et Pierre Bonnard firent de même pour la côte » : c’est ce que nous enseigne savamment Robert Hughes (1938-2012), un écrivain et historien de l’art australien qui connaissait la Provence et la Côte d’Azur mieux que bien des autochtones. Avec Christiane, ma compagne, nous ne serons pas dépaysés : au Rouet comme aux Laurons, toutes les ombres ont la même couleur lilas et pervenche du chardon bleu…
Avec la perspective de notre déménagement, je ne résiste pas au plaisir de vous montrer la merveilleuse carte postale que nous a envoyée de Bienne, en Suisse, l’éditeur Patrick Amstutz, directeur de la collection Maison neuve aux éditions Infolio.

Grosser Umzugstag (Déménagement)
 © Art Edition Regula

 + Elisabeth Reiter AG Hinwil, Suisse.
Photo droits réservés

(Lundi 4 octobre 2021)



Billet d’humeur

Le plancher de Joachim

Propriétaires depuis 1998 du château de Picomtal (de « Puy Comtal », la colline du Comte), à Crots (village dénommé Les Crottes avant 1970), à six kilomètres d’Embrun, dans les Hautes-Alpes, Sharon Halperin et Jacques Peureux découvrent en 2001 plusieurs dizaines de textes écrits au crayon au revers de planchers qu’ils sont en train de restaurer dans trois pièces de la forteresse édifiée dès le XIIIe siècle. L’expertise de Roger Cézanne, ancien secrétaire général de la mairie du village et historien local, permet de déterminer que ces inscriptions ont été tracées à la mine de plomb au verso des lames de mélèze constituant le parquet par un menuisier nommé Joseph Joachim Martin (Les Crottes, 1842-1897). Très rapidement, le caractère exceptionnel et véritablement patrimonial de la découverte est attesté.
Au-delà des états d’âme du scripteur, de ses confidences liées à son artisanat et à sa famille, au-delà des potins de la cité, souvent féroces et parfois salaces, les soixante-douze textes exhumés dont certains se limitent à des bribes de phrases constituent une chronique incomplète et inattendue de cette communauté montagnarde de la fin du XIXe s. bouleversée par l’irruption du chemin de fer (ligne Gap-Briançon), l’exode rural, les crises politiques, les querelles de clocher et l’omnipotence du clergé. Chargé entre 1880 et 1881 (il a 38-39 ans) de rénover le plancher de plusieurs pièces du château, le menuisier a livré au verso de 72 tablettes ou cales de bois ses pensées, ses réflexions, son dépit aussi, des tas de ragots, sans retenue aucune et sachant qu’il ne sera pas lu avant longtemps. « Heureux mortel. Quand tu me liras, je ne serai plus ; sois plus sage que moi de 15 ans à 25 ne vivant que d’amour et d’eau de vie fesant peu et dépensant beaucoup », annote-t-il d’une écriture droite et régulière sur l’une des planchettes. L’homme entretient des rapports cordiaux avec le châtelain de l’époque, l’avocat et érudit Joseph Roman qui s’est rendu propriétaire des lieux en 1876 et qui est marié à Isabelle Reynaud, artiste peintre dont on peut voir encore de nos jours les somptueuses peintures murales de la chapelle du château. Pompier et ménétrier (il jouait du violon), membre de la confrérie des Pénitents, Joachim Martin désespère de son village qu’il portraiture peuplé de « cochons » et de « vautours ». Il dénonce les hommes corrompus et condamne les femmes à la jambe leste, réservant ses flèches les plus acérées à l’abbé Jules Lagier, le curé du village qu’il traite de confesseur indélicat et d’ennemi de la République en dépit de sa propension à soigner gratuitement les plus précaires des paroissiens et des paroissiennes… L’historien Jacques-Olivier Boudon qui a publié un ouvrage très documenté sur « Le Plancher de Joachim » (éditions Belin, 2017) se demande si d’autres lattes parquetées seront retrouvées dans le futur.



Lecture critique

La batellerie à redécouvrir

La trilogie romanesque que je suis en train de clore m’a amené à m’intéresser à l’activité de la batellerie. Dans ce domaine, aux termes d’une recherche documentaire, j’ai découvert une revue d’exception, « les Cahiers du musée de la Batellerie », édités par l’association des Amis du musée de la batellerie (AAMB) de Conflans-Sainte-Honorine. Des tuteurs prestigieux sont à l’origine de cette société corporatiste et savante, Louise Weiss (1893-1983), journaliste, féministe et femme de lettres qui habitait Conflans, et Georges Henri Rivière (1897-1985), muséologue qui a fondé à Paris le musée national des arts et traditions populaires. Ainsi, depuis 1978, ladite association publie deux fois par an de véritables monographies sur la batellerie et les voies navigables françaises. Les sujets les plus divers sont abordés par des anthropologues, des conservateurs, des historiens, des universitaires et d’anciens mariniers. Je citerai au nombre des plus de quatre-vingt cahiers déjà parus : l’archéologie de la navigation intérieure, la marine de Loire et son chaland, Nicolas, saint patron des mariniers, Histoire et technique du touage, les bateaux des fleuves de Gaule, la Batellerie au XXe siècle - à travers les photographies de Charles Fiquet, dit "Radar", par Laurent Roblin, les Bateaux-Chapelle - œuvres religieuses et sociales de la batellerie (XIXe-XXIe siècles), par Annette Pinchedez, Morillon-Corvol, du bois flotté au château de sable, par Xavier Corvol.

Les atouts de la péniche
Il est nécessaire de rappeler la longue histoire du transport fluvial qui a précédé quasiment tous les modes de transports terrestres : c’est une des finalités des Cahiers du musée de la Batellerie. En dépit des difficultés qu’ils rencontrent, les artisans bateliers, hommes et femmes, veulent croire en l’avenir de leur métier de « transporteur par eau ». Ils ne cessent de décliner les atouts d’une batellerie peu polluante, peu bruyante et économe en émission de gaz à effet de serre ; ils aiment souligner que leur activité allie l’efficacité et la ponctualité à la compétitivité sur le plan économique et que les voies navigables pas du tout saturées, procurent une multiplicité de connexions privilégiées d’un canal à l’autre, d’un bassin à l’autre, d’un pays à l’autre, au sein d’une Europe élargie. « La population marinière a atteint son apogée au recensement de 1907, observe l’historien Bernard Le Sueur, avec près de 45 000 personnes. Parallèlement, le gain de productivité a été considérable : entre 1907 et 1984, le tonnage kilomètrique (*) est passé de 5,3 milliards à 8,8 milliards, soit un gain de plus de 165 %. » Événement politique à marquer d’une pierre blanche chez les mariniers, en 1988, Michel Rocard, premier ministre et maire de Conflans-Sainte-Honorine, crée pour la première fois dans l’histoire de la République un poste de Secrétaire d’État au transport fluvial qu’il confie à Georges Sarre. En 2000, la Chambre nationale de la batellerie artisanale recense 1 200 artisans bateliers en France.

La flamande ou péniche freycinet

  • « On m’a toujours dit, se souvient Martial Chantre, que mon grand-père, qui mourut encore jeune d’une phtisie en 1924, aurait transporté à bord de son premier bateau des pierres de taille qui ont servi aux fondations de la tour Eiffel. »

Dès le XIXe siècle, la péniche flamande transporte dans ses cales du charbon, des céréales, des matériaux de constructions. Qu’elle soit en bois ou en fer, ordinaire ou motorisé, de forme canal (la plate péniche) ou de rivière (le pointu chaland), elle devient le bateau emblématique des navigations industrielles de réseaux qui naissent et se développent à cette époque. Elle est plus connue sous le nom de péniche freycinet, du nom du gabarit imposé aux bateaux et équipements de la navigation fluviale. C’est un grand chaland de charge, dérivé des bateaux flamands et servant au transport fluvial : 38,50 mètres de long, 5 m de large, creux (espace intérieur compris entre le pont et la quille) de 2,50 m à 3 m, capacité de 300 à 400 tonnes. C’est cette « péniche flamande », qu’on nomme « spits » en Flandre, qui a déterminé en France un gabarit standard des voies navigables, fluviales et artificielles. Quatre critères distinguent le gabarit freycinet, à savoir une profondeur d’eau garantie (2 m), une largeur des écluses (5,20 m), une longueur des mêmes écluses (38,50 m) et une hauteur libre sous les ponts de 3,70 m. Ingénieur des Mines, Charles-Louis de Saulces de Freycinet (1828-1923) a dirigé le ministère des Travaux publics dans le gouvernement de Jules Dufaure, de 1877 à 1879 ; il a été le promoteur d’une loi générale des transports (5 août 1879) qui prévoyait un vaste programme de travaux afin de développer le réseau de communication nationale, chemin de fer et voie d’eau, et l’aménagement de 76 ports. Et il devint président du Conseil des ministres sous les mandats présidentiels de Jules Grévy (1879-1886) et de Sadi Carnot (1890-1892). Dans le milieu des années 1980, on comptait encore environ 3 600 freycinets de commerce.

Renefer, le peintre de la Seine
Parce qu’il a peint avec talent et délicatesse la Seine, ses berges et ses usagers, Raymond Renefer (1879-1957) a fait l’objet d’une monographie, réalisée par Gabrielle Thierry, ingénieure et artiste-peintre elle-même, monographie éditée dans la collection des Cahiers du musée de la Batellerie. Dès 1928, Renefer expose ses peintures au milieu de celles de Mary Cassatt, Modigliani, Rouault et Signac. Graveur, ses eaux-fortes illustrent les ouvrages de Henri Barbusse, Henri Bordeaux, Colette, Georges Courteline, Alphonse Daudet, Claude Farrère, Rudyard Kipling, Pierre Loti et Paul Morand. Il est un des contributeurs remarqués des revues satiriques Le Rire et L’Assiette au beurre. À la sortie de la guerre, dès 1919, il soutient la croissance de l’école de dessin ABC de la rue Lincoln à Paris. Il se révèle un théoricien pertinent en consignant dans des ouvrages ou des articles concepts, notions et connaissances sur la gravure sur bois, les lavis à l’encre, l’aquarelle et le dessin. « En 1928, remarque l’auteure, Renefer est nommé directeur artistique des éditions Flammarion. Pendant près de dix ans, il va développer le livre illustré dans plusieurs collections proposant les illustrateurs pour accompagner au mieux les récits des écrivains de la maison. » En 1946, il met à profit ses relations et son expérience pour créer l’académie de Conflans-Sainte-Honorine avec ses amis artistes et mécènes, une académie qui s’installe au château du Prieuré de la ville. « Raymond Renefer s’est attaché à dessiner et peindre les paysages parisiens pendant plus de 50 ans, note Gabrielle Thierry, avec une prédilection pour les berges de la Seine, des quais de Javel au pont de l’Alma, mais aussi Saint-Lazare, les Batignolles, Montmartre. » Il se rend régulièrement chez son oncle à Andrésy, dans les Yvelines, où il s’établit définitivement en 1942. Le quai des Grands-Augustins, le Pont-Neuf, le canal Saint-Martin, le quai de Grenelle, l’île des Ravageurs à Asnières : « l’eau, insistait le maître d’Andrésy, mais c’est un prolongement, une addition, que dis-je, une multiplication de la féerie, de la magie des couleurs et de la lumière ».

(*) - Le tonnage kilométrique s’obtient en multipliant le tonnage transporté par le nombre de kilomètres parcourus par les bateaux.

Les Cahiers du musée de la Batellerie sont édités par l’association des Amis du musée de la batellerie :

  • La péniche, ma vie - Batelier de père en fils, par Martial Chantre, cahier n° 48, 72 pages, 1985 ;
  • Le freycinet 1880-2020 - Bateau emblématique des batelleries industrielles de réseaux, par Stéphane Fournier et Bernard Le Sueur, cahier n° 83, 88 pages, 2020 ;
  • Renefer (1879-1957), peintre de la Seine, par Gabrielle Thierry, cahier n° 84, 72 pages, 2020.

Lecture complémentaire :

  • Les Artisans bateliers au cœur du transport fluvial, par Bernard Le Sueur, Geai Bleu éditions, 206 pages, 2011.


Portrait

Marie-Hélène Lafon : l’art et la manière d’une nouvelliste

Quand on lit Marie-Hélène Lafon (Aurillac, 1962), tous les sens sont requis et on se prend à humer l’ardoise cuite, le narcisse blanc et les feuilles mouillées de marronniers, odeurs si caractéristiques de l’automne auvergnat selon l’écrivaine. Agrégée de grammaire enseignante (depuis 1984) à Paris où elle a poursuivi ses études à la Sorbonne, elle est fille d’exploitants agricoles, 33 hectares en moyenne montagne, dans le nord du Cantal. Elle a grandi dans la ferme familiale, perchée à 1 000 mètres d’altitude, entre Condat et Murat, dans la vallée de la Santoire : « Mes parents y sont toujours, explique-t-elle. Mon frère vit avec eux. Il a repris l’exploitation. » Assurément, le terreau de son écriture, de son imagination, provient de cette région rude et âpre où la solitude accompagne les faits et gestes d’une parentèle qui semble soumise aux règles austères d’une société secrète et protectrice. Elle avoue pourtant avoir tardé à écrire enfant, non pas des poèmes ou des contes, mais des lettres envoyées pendant les vacances à ses amies pensionnaires chez les sœurs à Saint-Flour. « Je me rappelle qu’au cours préparatoire, Madame Durif, notre institutrice, nous lisait des histoires. Je m’étais dit alors : "Je ferai ça. Je m’occuperai des histoires". Et d’un seul coup, l’avenir s’est élargi. »

Vingt histoires…
Ça et là, au gré des vingt nouvelles de l’ouvrage si justement intitulé « Histoires », elle reprend le chemin du pays natal au temps de l’enfance, en revisite les familiers et les connaissances, renoue avec les liens si ténus des habitudes et des rancœurs, complète d’antiques rumeurs ou potins susurrés le soir à la veillée, échafaude à son tour d’autres fables. Des petites histoires du village, plus rarement de la ville, rappellent ainsi les faits et gestes des familles, leurs douleurs et leurs joies, l’entêtement des lignées paysannes, la rudesse du quotidien, la violence des destins contrariés. Jeanne est une institutrice de 30 ans qui s’éprend d’un abbé venu enseigner les lettres à l’institution Sainte-Marie ; de jeunes barbares inventent une potion magique pour exterminer les taupes des jardins (Les taupes) ; à la faveur de La communion, les images pieuses circulent dans une assiette plate bordée d’un filet doré tandis que le curé s’esbigne avec ses dragées blanches dans un pochon de tulle noué d’un ruban jaune clair ; Au village, les mâles sont appâtés par les jupes courtes et les yeux maquillés de la boulangère ; dans l’arrière-salle du café, les yeux du boucher sont rivés sur le poitrine de la speakerine qui se soulève et s’abaisse contre l’écran bombé de la télévision, comme si elle était là, juste là, collée de l’autre côté de l’écran, prête à le traverser pour se trouver avec eux, prête, pressée contre l’écran ; savez-vous que les femmes de la ferme se réfugient dans le cercle du café fort ? Elles trempent dans le fond du mazagran des gâteaux plats, longs et effilés, des langues de chat, qu’il faut veiller à ne pas laisser ramollir dans le liquide encore chaud (Les mazagrans).

… chroniques de la vie quotidienne
Tel un peintre d’histoire, la romancière produit des tableautins, subtils et économes, de la vie quotidienne dans une Auvergne qui n’a pas encore disparu avec les mœurs de ses populations, les objets du quotidien, les gens et les animaux des fermes, les paysages qu’on voit sans regarder, les sources dont le jaillissement est couvert par les airs de musique. Sans pathos, avec tendresse et crudité parfois, elle se souvient de son enfance dans un Cantal qui rappellera à plus d’un lecteur des sensations qu’il éprouvait à l’âge tendre. Le moule de la nouvelle convient à merveille à ces évocations. Dans « Histoires », la nouvelle éponyme de l’ouvrage, Marie-Hélène Lafon explique qu’« il y a moins de matière, de pâte textuelle à malaxer, à pétrir, à travailler sur un chantier de nouvelles qu’à l’établi du roman, mais la question de la tension du récit s’y pose en des termes cuisants et cruciaux. En trois pages, en dix ou en trente, il faut, il faudrait tout donner à voir, à voir et à entendre, à entendre et à attendre, à deviner, humer, sentir, flairer, supposer, espérer, redouter ».

Marie-Hélène Lafon © Photo Olivier Roller, droits réservés

  • Histoires, par Marie-Hélène Lafon, éditions Buchet-Chastel, 320 pages, 2015


 

Varia : du Roi Renaud au Paradis blanc…

« De tous temps, la mort a inspiré les créateurs de chansons pour témoigner de faits réels ou imaginaires, pour la provoquer, la défier, la braver ou l’apprivoiser.
« Le Roi Renaud, attestée comme l’une des plus anciennes et des plus répandues de nos chansons médiévales, doit sa popularité à la progression dramatique et au réalisme de son récit depuis l’évocation du retour de guerre de Renaud "portant ses tripes dans ses mains" jusqu’à la décision de sa femme, après qu’elle eut appris sa disparition, de le rejoindre, seule : "Terre, ouvre-toi ! Terre, fends-toi ! Que j’aille avec Renaud mon roi !", ou accompagnée par leur fils venant de naître : "Ma mère, dites au fossoyeur, /Qu’il creuse la tombe pour deux, /Et qu’il fasse le trou assez grand, /Pour qu’on y mette aussi l’enfant".
« Issue de cette tradition de la complainte, Les Roses blanches, composée par Charles-Louis Pothier (paroles) et Léon Raiter (musique), dont le texte raconte l’histoire d’un "gosse de Paris" qui perd sa "maman" à qui il offrait des roses blanches tous les dimanches jusque sur son lit de mort, est l’un des premiers succès de Berthe Silva sur Radio Tour Eiffel en 1927, et sera vendu à trois millions de petits formats et deux millions de disques !
« Dans la même veine, de très nombreuses chansons francophones contemporaines ont été écrites pour témoigner de la disparition de proches, qu’ils soient ou non intimes avec le chanteur. Certaines doivent leur notoriété, dans la continuité du Roi Renaud ou des Roses blanches, au thème exploré (et éploré) et seront fréquemment adoptées - diffusées ou interprétées - en raison de leur popularité médiatique et de leur caractère universel, pour accompagner les cérémonies de deuil au moment des obsèques : retenons ici peut-être la plus universelle de toutes, Le Paradis blanc, qui remporte un franc succès, ou dans le cas de la perte d’une mère les chansons La Mamma, Mamy Blue ou Une mère, et dans celui de la perte d’un père Mon vieux ou Le plus fort c’est mon père. Au sujet de cette chanson, Lynda Lemay me confiait d’ailleurs en juillet 1996 au cours d’une entrevue - et seulement deux ans après la sortie de ce titre :
Le plus fort c’est mon père a été jouée dans toutes les églises du Québec, quand les papas mouraient ou pour la fête des pères, les filles chantent ou récitent le texte à leurs papas, parce qu’elles leur expliquent que c’est ce qu’elles voulaient leur dire mais qu’elles ne trouvaient pas les mots ! Et c’est incroyable de voir la portée que ça peut avoir alors que j’ai écrit ça pour moi, je ne pouvais pas me douter qu’à un moment donné ça aurait cet impact-là ! […]
« Le testament en chanson est une pratique très répandue. Brassens, Barbara, Ferré mais aussi Brel (Mon dernier repas), MC Solaar (Solaar pleure) et Oldelaf (Mon testament), parmi tant d’autres, s’y sont adonné. Il prend le plus souvent la forme du reflet condensé de la personnalité de l’artiste ou de ses dernières volontés comme chez Allain Leprest dans la coda de Nu (1998) :
                   Nu, le torse nu
                   Je voudrais qu’on m’inhume
                   Dans mon plus beau posthume
                   Pacifiste inconnu
Ou chez MC Solaar dans Solaar pleure (2001) :
                   Fuck la terre, si je meurs voici mon testament :
                   Déposez des cendres dans la bouche de tous nos opposants
                   Virez à coup d’front kick les faux qui viennent se recueillir
                   J’veux des fleurs et des gosses, que ma mort serve leur avenir
                   Peut-être comprendront-ils le sens du sacrifice
                   La différence entre les valeurs et puis l’artifice
                   Je sais qui pleurera et pourquoi,
                   Vous êtes les bienvenus, y aura pas de parvenus
                   Juste des gens de la rue
                   La presse people n’aura que des smicards et des sans-papiers
                   Des costumes mal taillés, même si les mecs voulaient bien s’habiller
                   Ci-gît Claude…, Initiales MC
                   Un p’tit qui a voulu que la vie d’autrui soit comme une poésie
                   Et surtout va pas croire qu’y aura dix mille filles
                   Je dis ça pour ma famille, je n’étais pas parti en vrille.
                   On me jette de la terre, on dépose quelques fleurs.
                   Seul sous son saule pleureur : Solaar Pleure.
Vient enfin le jour J, celui de l’enterrement. Ce sujet était déjà très prisé par Pierre-Jean de Béranger au début du XIXe siècle :
                   Mon cortège, au lieu de prier,
                   Chante là mes vers les plus lestes.
                   […] Tout redit ma gloire en ce lieu,
                   Qui bientôt sera solitaire :
                   Amis, j’allais me croire un dieu,
                   Plaignez-moi, voilà qu’on m’enterre. »
Extraits de « La mort et le deuil au prisme de la chanson », par Cécile Prévost-Thomas, de l’université Sorbonne Nouvelle - Paris 3/Cerlis, UMR 8070, un propos issu de l’ouvrage « Chanson - Du collectif à l’intime », sous la direction de Joël July, Presses universitaires de Provence, 348 pages, 2016.

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