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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Printemps 2020

Carnet : de la course
Pour courir vite, les Blancs ont besoin d’un lièvre devant eux. Les Noirs, d’un tigre derrière.
(Georges Perros, « Papiers collés » 2, Gallimard/l’Imaginaire, 1973-2008)

Sur la paille de ma chaise
Je déraille, je ne sais rien et je vais chercher midi à quatorze heures, depuis 14 y en a eu des morts, donc, dis-je, je m’instruis, je voyage, oui, moi, le derrière sur la paille de ma chaise, à l’abri du froid, mais il fait sombre, alors, j’allume les lampes électriques.
(Jules Mougin, « 1912 : toutes les boîtes aux lettres sont peintes en bleu ciel », Travers 53, Philippe Marchal éditeur, 1999)

Épure
Je me suis promis que si j’écris un nouveau livre de fiction, le récit sera sinon plus fluide, plus bref, du moins plus ramassé. Je rêve d’écrire un roman qui ressemblerait à un poème où tout surgirait des mots sans qu’il soit utile d’expliciter, parvenir à une sorte d’épure, comme dans certains dessins de Nicolas de Staël. Il y aurait tout, le décor, la lumière, les personnages, l’intrigue, les commentaires, des éléments résumés en deux ou trois couleurs, elles-mêmes réduites à l’essentiel.
(Mercredi 22 janvier 2020)

Je suis un SCF
Des lecteurs m’interrogent sur le peu d’intérêt manifesté aux ouvrages montrés à la vitrine du libraire. À vrai dire, je suis un SCF, un sans calendrier fixe. Les rendez-vous chronologiques ne m’intéressent pas. Dans le domaine éditorial, je continue à mêler le présent au passé, l’écriture à la longue durée, le journalier à la méditation. Je procédais déjà ainsi en janvier 1986 à mes débuts de critique littéraire au quotidien Le Provençal à Marseille. Il y a trente-quatre ans…

Visages
Je m’intéresse depuis longtemps aux littérateurs et aux peintres qui s’adonnent à l’exercice du portrait. Ils sont fascinés par les visages, passionnés par les rapports singuliers, souvent ambigus, que leur modèle entretient avec son image et par la relation à l’autre qu’induit une apparence qu’on ne peut jamais tout à fait maîtriser. Parfois, mais pas toujours, ces visages permettent d’aller à l’essentiel de l’œuvre, ils sont des clefs qui ouvrent presque toutes les portes, libèrent tous les verrous de la démarche créatrice.
(Jeudi 23 janvier 2020)



Billet d’humeur

Édouard VII, l’élégant libertin

Parce qu’elle tient son fils Albert Edward (Londres, 1841-1910) pour un incapable, la reine Victoria (1819-1901) refuse qu’il monte sur le trône. Aussi Bertie (comme on surnomme l’enfant) ne devient-il roi d’Angleterre sous le nom d’Édouard VII qu’à 60 ans passés, après la mort de sa mère (qui régna sur le Royaume-Uni durant soixante-trois années). Élevé par le prince-consort Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, un père à cheval sur les principes, Bertie reçoit une éducation austère selon les canons des mœurs germaniques (la plupart des membres et alliés de la famille royale britannique sont sujets allemands). Accompagnant ses parents à Paris en 1855 à l’Exposition universelle, il est ébloui par la capitale et séduit par l’empereur Napoléon III auquel il déclare sans ambages : « Vous avez un très beau pays : j’aurais bien aimé être votre fils. » L’empereur des Français lui transmet avec la passion des cigares le goût des jolies femmes. En 1862, des « dames du palais » vont se charger de l’éducation sentimentale du prince anglais, invité personnel de l’Empereur à Fontainebleau. Désormais, dès qu’il peut échapper à sa mère et au puritanisme londonien, le prince de Galles franchit le Channel (la Manche) et court les conquêtes féminines à Biarritz, Cannes, Trouville et Paris. Pour réfréner ses ardeurs libidineuses, la reine Victoria lui impose comme épouse Alexandra Schleswig-Holstein (1844-1925), issue de la famille royale danoise : le couple comptera parmi les tout premiers visiteurs de la tour Eiffel en 1889. Le sacrement marital ne réprime en rien les frasques de l’époux dont on ne compte plus les maîtresses parmi lesquelles l’actrice Sarah Bernhardt, la cantatrice Hortense Schneider, la courtisane Caroline Otero (dite la Belle Otero) et la danseuse Louise Weber (la reine du cancan surnommée la Goulue)… Devenus anglophiles, les Parisiens prennent le très élégant futur monarque pour modèle vestimentaire. Ils adoptent chez King Edward le tweed, le smoking et l’habitude de défaire le dernier bouton du gilet ou de la veste, un usage nécessité par l’embonpoint croissant de Bertie…



Lecture critique

La diabolique roulette par Pierre Bordage

Il y a chez Pierre Bordage (La Réorthe, Vendée, 1955), dans la volonté phénoménologique de montrer et d’expliquer, tout en donnant corps et âme à des individus pris dans l’univers du jeu de hasard, une tension obsédante entre la réalité et l’imaginaire. Réalité d’une addiction pathologique à la roulette, imaginaire de gains mirifiques laissant espérer une autre vie. « Tout sur le zéro » est le roman d’une fuite. Les joueurs sont des malades qui cherchent à s’échapper d’un quotidien morbide où les habitudes familiales et/ou professionnelles sont devenues trop pesantes. À moins qu’ils ne cherchent plutôt à se fuir eux-mêmes… L’asservissement de dix à onze d’entre eux à la boule d’ivoire électronique est longuement scruté et étudié par l’auteur au casino de Château-l’Envieux, une station thermale du Lot-et-Garonne. Ils se prénomment Blaise, Charlène, Édouard, Grégoire, Jacques, Syran. Et Éloïse : « Elle fuit la réalité comme la peste, dit d’elle le narrateur, le monde matériel, dense, lui interdit de décoller, elle s’envole dans l’autre, le léger, le parallèle, gouverné par une boule tournant sur la circonférence d’un cercle haché de cases noires et rouges, plus une verte, elle met toujours une pièce ou deux sur le zéro, comme la grande majorité de ses pairs et de ses impairs. » Quant à Martine, elle « oublie tout, son mari, son frère, les cancers, le monde entier pour suivre des yeux la course chaotique de la boule blanche au-dessus des trente-sept coches du destin ». Christophe, l’ébéniste, « peut claquer mille euros en une soirée, plus les cinq cents dilapidés par sa femme [Véronique], le jeu leur coûte la peau du cul, il leur arrive de toucher, bien sûr, sans que les gains ne compensent les pertes, loin de là, il a ses numéros fétiches, comme tout joueur, le 0, le 8, le 11, le 26, le 29 et le 32. » « Plus mesuré dans ses prises de risques, Paul [artiste peintre et romancier] avance par paliers progressifs en augmentant les mises si la roulette lui est favorable, exception faite de son premier billet de cinquante euros, qu’il sacrifie toujours au dieu zéro. »
Dans cette chronique aux séquences sèches et nerveuses que balise une ponctuation sommaire, les tranches de vies, les remords, les manies, les peines, les mesquineries, les trahisons, les amitiés, les amourettes aussi se bousculent, se heurtent comme des tonneaux dans la cale d’un navire. Tandis qu’inexorablement « la bille tourne en semant ses sons successifs, d’abord le glissement feutré de la pleine vitesse, ensuite le staccato grinçant et ralenti du frottement sur les rebords des cases, puis le claquement final annonçant le verdict, zéro ! » « La machine profite de votre moindre absence ou de votre ruine provisoire, prévient l’auteur, pour aligner enfin les chiffres obstinément espérés depuis deux heures, la machine manie l’ironie comme personne, la machine semble dotée d’un cerveau diabolique, elle qui se déguise en bienfaitrice de l’humanité quand elle consent à offrir le ou les numéros désirés, le noir convoité, le rouge réclamé, le pair demandé, la douzaine requise, plusieurs joueurs se pressent autour de la roulette, elle réjouit les uns tandis qu’elle désespère les autres. »

Pierre Bordage © Photo X, droits réservés

  • Tout sur le zéro, par Pierre Bordage, éditions Gallimard, collection Folio n° 6701, 224 pages, 2019.

 

Portrait

Charles de Gaulle, chef de guerre et législateur

Nombre de leaders de courants ou partis politiques qui se réclament aujourd’hui de quelque vertu ou héritage gaulliens feraient bien de réviser leurs références à cet égard. En lisant notamment l’essai que consacre l’historien Michel Winock (Paris, 1937) au chef de la France libre et au bâtisseur de la Ve République. Chez Charles de Gaulle (Lille, 22 novembre 1890-Colombey-les-Deux-Églises, 9 novembre 1970), le chef de guerre aura passé avec brio le relais au législateur, enseigne l’auteur de « Charles de Gaulle - Un rebelle habité par l’histoire » : « le premier avait replacé la France au rang des grandes nations, le second avait mis en place les institutions qui la délivraient de son instabilité séculaire ». L’essayiste prend soin d’ajouter aux deux fonctions cardinales la qualité de l’homme de lettres qu’il apparie à l’historien latin Tacite dans « la forme sobre et condensée, le sens de la formule, la vivacité de l’expression » ainsi qu’au prédicateur et évêque de Meaux Bossuet à travers « les images éclatantes et la maîtrise du verbe ». Le général de brigade reste très attaché à la valorisation de la culture dans l’école du Commandement : « Au fond des victoires d’Alexandre on retrouve toujours Aristote », écrit-il dans une formule saillante.
À peine entendu, le message du mardi 18 juin 1940, diffusé à 22 heures depuis Londres sur les ondes de la BBC, a façonné une légende et rendu son énonciateur exceptionnel. Le messager providentiel a toujours pensé cependant que « le pouvoir militaire doit rester subordonné au pouvoir civil » : « Désobéir peut être licite, remarquait-il, mais seulement quand la faiblesse ou la trahison du pouvoir politique est avérée ».
« La guerre d’Algérie aura été le baptême de feu de la Constitution gaullienne », observe à juste raison Michel Winock. Les premières années de la Ve République sont capitales en ce qu’elles marquent « une double rupture dans l’histoire française : l’instauration d’un régime républicain enfin gouvernable et la clôture du cycle colonial ».
De ce rebelle habité par l’histoire, l’auteur exalte un double parcours sans équivalent : « On connaissait le retour de Clemenceau en 1917 ou celui de Poincaré en 1926, mais ni l’un ni l’autre n’avaient exercé les rôles successifs de sauveur et de législateur. La crise de mai 68 lui a été fatale. Il y eut quelque ingratitude de la part des Français à le congédier après tant de services exceptionnels rendus au pays. De Gaulle mourut peu de temps après son échec au référendum, le 9 novembre 1970. Mais il appartenait à la mémoire collective de transformer sa vie et son exemple en légende nationale ».

Michel Winock © F. Mantovani, droits réservés

  • Charles de Gaulle - Un rebelle habité par l’histoire, éditions Gallimard, collection L’esprit de la cité, 128 pages, 2019.

 

Les manuscrits du géant de Colombey

Réunissant des extraits de manuscrits du général de Gaulle, richement documentés et illustrés, l’ouvrage de Jean-Pierre Guéno (né en 1955) accomplit la gageure de développer son exceptionnel itinéraire. Au fil de la plume du géant de Colombey-les-Deux-Églises, à travers œuvres de jeunesse, lettres, discours, livres et mémoires, l’écrivain et spécialiste de l’histoire épistolaire scande chronologiquement l’épopée gaullienne selon six périodes thématiques : Le fils de la République (1890-1916), Le rebelle (1916-1940), Le libérateur (1940-1945), Le solitaire (1946-1958), Le réformateur (1958-1968) et L’empreinte (1970-2010). L’évocation ressort du registre de l’intime à travers les propos introductifs, didactiques et inventés d’une narratrice qui se trouve être Yvonne de Gaulle elle-même, Yvonne Vendroux, fille d’armateur et petite-fille de maître des forges. Il revient à la « Demoiselle de Calais » d’expliciter les faits et gestes de son mari au regard des événements de l’Histoire très précisément rapportés. De la collecte épistolaire, l’auteur a exhumé un document plus confidentiel, une missive d’Yvonne de Gaulle à ses parents, Mme et M. P. Guéno, où elle les félicite à l’occasion du mariage en 1978 de leur fils Jean-Pierre ! Monsieur Guéno père était un des collaborateurs du général, plus spécialement attaché à sa sécurité lors des voyages officiels. Débarrassé de toute emphase hagiographique, le livre offre l’avantage d’immerger son lecteur au cœur de l’écriture et de la pensée de « l’homme du 18 juin » tout en le rendant plus proche, plus tendre, plus vulnérable et combien plus attachant !
Mêler la grande et la petite histoire, c’était aussi l’une des finalités du très beau film de Gabriel Le Bomin, « De Gaulle », avec Isabelle Carré et Lambert Wilson dans les rôles d’Yvonne et Charles de Gaulle. Documents commémoratifs, ils célèbrent l’un et l’autre avec brio le triple anniversaire attaché au fondateur de la Ve République : les 130 ans de sa naissance, les 50 ans de sa mort et les 80 ans de l’appel du 18 juin.

  • Les Plus Beaux Manuscrits du général de Gaulle, réunis et commentés par Jean-Pierre Guéno, éditions Hugo Image, 221 pages, 2019 ;
  • De Gaulle, film de Gabriel Le Bomin, scénario de Valérie Ranson Enguiale avec Lambert Wilson, Isabelle Carré, Olivier Gourmet, Gilles Cohen et Laurent Stocker, 1 h 48, 2020.

 

Varia : Léonard de Vinci au Louvre

« Léonard, né à Vinci dans la nuit du 14 au 15 avril 1452, fils illégitime d’une humble paysanne, Caterina, et du notaire Messire Piero, entre vraisemblablement dès l’âge de 14 ans dans l’atelier de Verrocchio. Il y apprend à maîtriser les formes, regarde les dessins du maître et se sensibilise à ces passages de l’ombre à la lumière si importants pour le modèle sculpté, qui seront ensuite au centre de tout son univers pictural. […]
« "Le retour à Florence n’est pas la clef du Léonard de la maturité", souligne Louis Frank, archiviste paléographe, conservateur au département des arts graphiques du musée du Louvre. "Vient un moment, à la fin des années 1470, où le primat de l’ombre et de la lumière, du clair-obscur, s’associe à une liberté graphique et picturale révolutionnaire qui fait en quelque sorte basculer son œuvre. Il va s’employer alors à inventer un univers pictural nouveau, qui marque pour les contemporains une césure fondamentale ; on l’appellera "l’art moderne". […]
« L’expérience picturale de Léonard n’a dès lors plus de fin : l’inachèvement, le non-finito que l’on retrouve aussi chez cet autre géant de la Renaissance qu’est Michel-Ange, est constitutif de la création de ses chefs-d’œuvre. À la fin des années 1490 (et c’est la dernière évolution distinguée par l’exposition du Louvre), cette quête sans fin s’accompagne d’une soif croissante de connaissance et de compréhension du monde - Léonard, peintre et dessinateur, se fait mathématicien, ingénieur hydraulique, anatomiste, spécialiste de la mécanique des fluides et du vol des oiseaux… et convoque toutes les sciences sur ses célèbres carnets à l’écriture inversée. Comme il démolit le carcan de la forme, il veut crever la surface de l’apparence pour mieux saisir dans sa peinture le mouvement intérieur des choses, la vie qui les anime et les explique. Enrichi du fruit de ses observations scientifiques, chacun de ses tableaux devient, explique Vincent Delieuvin, conservateur en chef du patrimoine au département des peintures du Louvre et en charge de l’art italien du XVIe siècle "une expérience picturale unique", dont les subtilités échappent à tous les copistes du maître, quel que soit leur talent - et où s’élabore progressivement la technique du sfumato, autorisée par ce médium alors révolutionnaire qu’est la peinture à l’huile et qui permet à l’artiste des transitions d’une infinie subtilité. »
Extraits de « Léonard de Vinci au Louvre - Le triomphe de la vie et de la peinture », de Jeanne Faton, une évocation issue de la revue mensuelle « L’Estampille/L’Objet d’art » n° 561, novembre 2019, 96 pages, éditions Faton.



Carnet : Démocratie ?
Curieux temps - curieuse démocratie - où les pouvoirs contribuent à « façonner nos sociétés », tels le « technico-scientifique » et le « financier ». Mais celui des médias me paraît bien plus redoutable encore qui a la capacité de soumettre les citoyens à un formidable conditionnement psychologique et de faire peser sur les politiques une suspicion aussi paralysante que redoutée.

Histoires
J’adore raconter des histoires. C’est un métier et une passion. C’est peut-être aussi se donner la possibilité de dire autre chose que l’événementiel.

Langage des fleurs
L’absinthe est l’absence, l’acacia l’amour platonique, l’acanthe les arts…

Palettes
Je reste toujours émerveillé par la nature autour du petit port des Laurons, à Martigues : le paysage de mer et de pins, le ciel au coucher du soleil. Même en temps d’orage, les lieux débordent d’une incomparable palette de gris qui me font penser aux peintures de Pierre Soulages.
(Mercredi 19 février 2020)



Billet d’humeur

Quand les Chinois font la sieste

Les Chinois sont les champions du monde de la sieste. Dans le pays le plus peuplé de la planète, le droit au repos est inscrit, depuis 1948, dans l’article 43 de la Constitution : « Les travailleurs de la République populaire de Chine ont droit au repos ». La pratique de la sieste trouve ses origines dans la Chine ancienne : selon les principes du yin et du yang, elle permet de rétablir l’équilibre et l’harmonie. Une étude menée en 2019 par des chercheurs et des médecins auprès de 3 000 Chinois des deux sexes âgés de 65 ans et davantage confirme que la sieste améliore les capacités cognitives de l’individu, notamment l’attention et la mémoire ; elle diminue le stress, la sensibilité à la douleur, le risque des maladies cardio-vasculaires (hypertension artérielle, embolie pulmonaire, infarctus du myocarde…) et renforce le système immunitaire, prévenant ainsi les infections. Dans les pays méditerranéens, où les paysans en ont fait l’institution que l’on connaît, la sieste est la conséquence d’un rythme de vie calqué sur celui du soleil qui, lève-tôt et couche-tard, ménage des nuits de six à sept heures de sommeil dans le meilleur des cas. Entre 14 et 16 heures, au moment où il fait de toute façon trop chaud pour travailler la terre, sa pratique permet de rattraper le manque de sommeil de la nuit précédente, la majorité d’entre nous ayant besoin de sept à neuf heures de sommeil par jour. Emprunté à l’espagnol siesta et issu du latin classique sexta (hora) « la sixième heure », c’est-à-dire la sixième des heures canoniales correspondant à midi, le mot a remplacé le vocable méridienne (XVIIe siècle, de meridiana hora, « l’heure de midi ») et il en est dérivé en français d’Afrique le verbe « siester ». Maître ès sieste incontesté, l’écrivain Yvan Audouard (1914-2004) se vantait de compter parmi ses pairs Aristote, Jacques Chirac, Winston Churchill, Salvador Dali, Thomas Edison, Albert Einstein, Benjamin Franklin, Victor Hugo, Robert F. Kennedy, Léonard de Vinci, Napoléon Bonaparte et Barack Obama. Jamais personne ne s’annonçait à la méridienne à son pigeonnier de Fontvieille : « Attention, prévenait-il, repousser un intrus pendant la sieste relève de la légitime défense ! ».




Lecture critique

L’Académie contre la langue française

En février 2019, l’Académie française a adopté la féminisation des noms de métiers et de fonctions. Depuis trente ans, la vieille dame du quai Conti s’obstinait à qualifier d’aberrations lexicales les formes « professeure », « auteure », « docteure », « agente », « cheffe », « écrivaine », « maîtresse de conférences », et cætera. En la matière, les Quarante immortel-le-s soutenaient la notion d’épicène, c’est-à-dire le masculin neutre, ou non marqué, cela afin d’interdire toute identité féminine dans le nom du métier, du titre ou de la fonction. La demande s’avérait pourtant modeste et nécessaire : « les femmes ayant enfin obtenu que toutes les professions, toutes les dignités et toutes les fonctions s’ouvrent à elles, il s’agissait que les activités nommées exclusivement au masculin le soient aussi au féminin ». La citation est d’Éliane Viennot qui a dirigé l’ouvrage « L’Académie contre la langue française », à la fois pamphlet qui fustige l’inlassable misogynie des académiciens et chronique qui retrace la guerre picrocholine opposant les deux camps. Secondée par quatre universitaires, linguistes ou sémiologues (trois femmes, un homme), l’universitaire et linguiste expose les ambitions et analyse les faits et gestes de l’illustre Compagnie en filant la métaphore religieuse : ainsi l’Académie française est nommée le Saint-Siège, ses combats les offenses, ses arguments les points de doctrine, ses déclarations les bulles, les credo de ses membres les exégèses, ses interventions auprès des autorités étatiques les suppliques, tandis que les échanges épistolaires et médiatiques les plus notables, le chapelet des perles, constituent une sorte de « synthèse à cette guerre sainte menée contre l’égalité des sexes et contre la langue française par nos illustres immortel-le-s ».
L’arrivée progressive des femmes dans divers postes de la haute fonction publique suscita, en février 1984, la création de la Commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes (décret dû à Yvette Roudy, ministre déléguée chargée des Droits de la femme auprès du Premier ministre Pierre Mauroy). Ladite commission provoqua les premières attaques de la Compagnie alors animée par son secrétaire perpétuel Jean Mistler (1897-1988, homme politique et écrivain). Mais c’est surtout avec son successeur, l’écrivain Maurice Druon (1918-2009), que la querelle s’amplifia alimentant un débat âpre constellé de polémiques et d’anathèmes. Durant les trois dernières décennies, on s’étonne de (re)lire les propos d’académiciens dogmatiques, frôlant parfois le ridicule et l’insulte, tels l’historien et anthropologue Georges Dumézil, Maurice Druon, l’écrivain Jean Dutourd, l’historien et essayiste Marc Fumaroli, l’historien Pierre Gaxotte, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, l’homme politique et diplomate Alain Peyrefitte. Rien de très glorieux dans les propos des défenseurs de la masculinisation de la langue, d’autant que la France aura été la dernière à suivre cette innovation linguistique, si naturelle, qui prit naissance au Québec avant d’atteindre la Belgique et la Suisse. « Bien sûr, nous avons avant tout le souci de veiller à l’unité de la langue, reconnaît l’académicienne et écrivaine Dominique Bona (Perpignan, 1953). Mais la langue n’est pas une cathédrale immuable : c’est une matière vivante qui évolue continûment sous la pression du peuple qui en a l’usage. Nous ne sommes pas un tribunal. Notre rôle est modeste et il consiste à tenir compte des changements d’usage qui ne sont pas de simples modes. »

  • L’Académie contre la langue française - Le dossier « féminisation », sous la direction d’Éliane Viennot, avec Maria Candea, Yannick Chevalier, Sylvia Duverger, Anne-Marie Houdebine-Gravaud, et la collaboration d’Audrey Lasserre, éditions iXe, 224 pages, 2016 ;
  • Ce féminin à l’assaut du français, un entretien issu du dossier sur la langue française réalisé par Charles Jaigu, « Le Figaro Magazine », 28 juin 2019 ;
  • L’adhésion académique à la féminisation des noms n’est pas une reddition anecdotique, par le linguiste Bernard Cerquiglini, « Le Monde », Idées, mercredi 6 mars 2019.

 

Portrait

Le livre de la Crau par Alain Schall

Pelouse sèche ou steppe pierreuse, le coussoul de Crau (du bas latin « cursorium », « l’espace que l’on traverse ») constitue une formation végétale remarquable, qualifiée par les botanistes d’Asphodeletum fistulosi et considérée comme l’association végétale (à asphodèle et stipe) la plus riche de Provence. Plus de 70 espèces de plantes à fleurs peuvent être dénombrées, par un œil averti toutefois, sur moins d’un mètre carré dans cette plaine de Crau, dite aussi plaine cravenne, entre les villes d’Arles, de Salon-de-Provence et de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), là même où se situe le paléo-delta de la Durance qui y a déposé des galets pendant plusieurs millions d’années avant de devenir un affluent du Rhône, il y a 30 000 années ! Comparable aux « dehesas » espagnoles ou aux « montados » portuguaises, le coussoul cravenc apparaît comme un écosystème unique, qui a été façonné par l’activité pastorale ovine. La présence de nombreux sites pastoraux datés du néolithique et les ruines de bergeries antiques laissent à penser que la végétation a été pâturée depuis plusieurs milliers d’années. Parfait modèle d’agriculture durable, la Crau permet aujourd’hui encore le pâturage de plus de 100 000 ovins.
Pratiquement depuis le placement des coussouls de Crau en zone de protection spéciale en 1992, Alain Schall s’est intéressé aux lieux, à leur histoire et aux populations animales et végétales qui l’habitent. Dès que son activité de technicien de l’Office national des forêts (ONF) à Aubure dans le Haut-Rhin le permettait, il passait de longs séjours à arpenter les 600 km2 de la steppe afin d’en apprendre la riche biodiversité, de la photographier et de la peindre avec talent. Il en est résulté un splendide ouvrage, « La Crau, dernière steppe pierreuse », que les éditions Biotope de Mèze (Hérault) ont publié.

Un foin aux meilleurs labels
La passion du forestier et la curiosité du naturaliste ne laissent rien au hasard dans l’inventaire des richesses du coussoul cravenc où l’on distingue la Crau sèche représentée par la steppe graminéenne et la Crau humide (la coustière périphérique) à chênes verts et à cistes. La pelouse à asphodèle est principalement composée par le brachypode rameux (Brachypodium refusum), le stipe chevelu (Stipa capillata), le lin (Linum trigynum), l’asphodèle d’Ayard (Asphodelus ayardii) et le thym (Thymus vulgaris). « Cette association d’espèces végétales, explique Alain Schall, se serait développée sous l’effet du pâturage pluriséculaire de la pelouse à brachypode. » Deux types de végétation y sont plus ou moins imbriqués : un faciès à lavande (Lavandula latifolia) - la steppe buissonnante dite à chaméphytes et un facès à graminées - la steppe graminéenne dite pelouse à thérophytes.
Occupant plus de 14 000 hectares, la plaine permanente, bien irriguée et fertilisée, produit le fameux foin de Crau dans lequel entrent une vingtaine d’espèces fourragères spontanées dont les quatre plus importantes sont le fromental, le dactyle pelotonné, le trèfle violet et le trèfle rampant. Reconnu en AOC (appellation d’origine contrôlée) en mai 1997 et en AOP (appellation d’origine protégée) en novembre 1997, le foin de Crau permet la production sur place d’un important cheptel ovin ; il est expédié dans l’ensemble du pays mais plus de 10 % sont exportés à l’étranger.

Le ganga cata, l’oiseau fétiche de la steppe
La steppe pierreuse de la Crau abrite également quelques espèces animales, parfois endémiques : des insectes comme le criquet rhodanien (Prionotropis hystrix rhodanica) et le bupreste de Crau (Acmaeoderella cyani pennis perroti) ; des reptiles comme le lézard ocellé (Timon lepidus) et le psammodrome d’Edwards (Psammodromus hispanicus edwarsianus) ; des oiseaux comme l’œdicnème criard (Burhinus oedicnemus), l’outarde canepetière (Tetrax tetrax), le ganga cata (Pterocles alchata), l’alouette calandrelle (Calandrella brachydactyla), la pie-grèche méridionale (Lanius meridionalis), le faucon crécerellette (Falco naumanni) et le rollier d’Europe (Coracias garrulus). Habitant des grandes étendues sèches de la Crau, « le ganga cata (grandoule en provençal) en est l’oiseau mythique, remarque l’auteur de l’ouvrage, celui que toutes les jumelles et longues-vues rêvent de déceler parmi les galets, dont il a la forme et pour certains, la couleur ; il faut, pour cela, de la patience ou de la chance… savoir attendre, parfois des heures avant de se rendre compte que le galet bizarre, longuement examiné possède subitement une tête… et se met à bouger.. C’est un spectacle à chaque fois renouvelé que de les voir voler à grande vitesse ; George (1969) et Géroudet (1983) estiment que leur vitesse est proche des 100 km/heure. »

Interrogations sur l’avenir du site
Si l’engagement des autorités françaises de protéger l’habitat steppique exceptionnel de la Crau est attesté : en 2001, une réserve naturelle nationale des Coussouls de Crau y a été créée sur près de 7 500 hectares tandis qu’une réserve d’actifs naturels a été inaugurée en 2009 sur le site d’un ancien verger industriel d’amandiers (Cossure) de 357 ha, sa sauvegarde n’est nullement garantie, assiégé qu’il est depuis le XIXe siècle par de nombreux sites industriels et militaires et menacé par les pollutions chroniques ou les accidents industriels, comme ce fut le cas en août 2009 lors d’une grave fuite d’hydrocarbure. Dans son livre, Alain Schall rend hommage aux valeureux naturalistes qui ont concouru à la création de la réserve naturelle nationale des Coussouls de Crau (gérée par le Conservatoire d’espaces naturels de Provence-Alpes-Côte d’Azur - CEN PACA - et la Chambre d’agriculture des Bouches-du-Rhône). Il s’inquiète cependant du devenir de ce patrimoine d’exception pour lequel il a consacré une longue partie de sa vie. Et il se félicite qu’à la suite d’Otto von Frisch (1929-2008), zoologue et éthologue allemand, l’université et le musée d’histoire naturelle de Braunschweig (Brunswick en français), en Basse Saxe, aient continué à réaliser des études sur la faune de la Crau.

Alain Schall © Photo X, droits réservés

  • La Crau, dernière steppe pierreuse, par Alain Schall, Biotope éditions, 240 pages, 2017.

Lectures complémentaires :

  • In memoriam le coussoul de Crau ? par Thierry Dutoit, de L’Institut méditerranéen d’écologie et de paléoécologie, président du Conseil scientifique de la réserve naturelle nationale des Coussouls de la Crau, texte issu du « Courrier de l’environnement de l’INRA », n° 58, mars 2010 ;
  • Une Réserve naturelle fêtée comme il se doit, par Laurent Tatin, article issu de la revue « Garrigues », du CEN PACA, n° 51, mars 2012.


Varia : la légende mongole de la vièle à tête de cheval

« La musique constitue une part importante de la culture mongole et se retrouve dans tous les aspects de la vie. Plus qu’une forme d’art, on peut dire qu’elle constitue un langage et un pont unissant les hommes entre eux, mais les reliant aussi aux créatures vivantes et aux esprits. La musique traditionnelle se décline en de nombreux genres. [...]
« Il existe une grande variété d’instruments, dont les plus célèbres sont le qobuz, le tobshuur, le morin khuur, le yatga (instruments à cordes) et la flûte tsuur. […]
La légende du morin khuur
« C’est un instrument à cordes traditionnel que les Mongols affectionnent tout particulièrement. L’origine de son nom est attribuée à une légende décrivant les liens indéfectibles qui unissaient un berger du nom de Sukhe à un petit cheval blanc. Un jour, le petit cheval blanc remporta la première place lors d’une course hippique de Naadam, s’attirant ainsi la jalousie du prince, dès lors déterminé à s’approprier l’animal de force. Or, le cheval n’était en aucun cas prêt à se soumettre, préférant mourir plutôt que de se rendre. Piqué à vif par cet échec, le prince tua l’animal d’une flèche. En souvenir de son noble destrier, Sukhe aurait fabriqué le manche d’une vièle à partir d’un os de sa patte, la caisse de résonance avec son crâne et deux cordes avec le crin de sa queue. Le berger aurait aussi gravé en haut du manche un portrait de son cheval, ce qui expliquerait ainsi son nom en mongol : morin khuur, qui signifie "vièle à tête de cheval". Le morin khuur, au timbre à la fois profond et perçant, peut couvrir de nombreuses octaves, et les Mongols en jouent aussi bien seuls qu’en groupe, y compris pour accompagner des chants. La palette musicale offerte par cet instrument s’harmonise à merveille avec le mode de vie du peuple mongol. Impossible en effet, en entendant jouer du morin khuur, de ne pas s’imaginer d’immenses prairies verdoyantes parcourues par dix mille chevaux au galop : on ne peut que se sentir inévitablement attiré par la culture des steppes. »
Extrait de « La magie de la musique mongole », de Hong Mei, reportage issu de la revue Institut Confucius, n° 51, dossier « Les Mongols », novembre 2018, 80 pages.



Carnet : Charité et humanitaire
Jean-Christophe Rufin nous rappelle que c’est au siècle des Lumières que la charité a été remplacée par ce qui deviendra l’humanitaire. Poussé par la nécessité de combattre les injustices et de s’insurger contre les catastrophes, le changement intervient, semble-t-il, au moment où le concept de démocratie suscite des tas de questions chez les sociologues et les philosophes ainsi que parmi les populations.

Coq-à-l’âne
Invention de Clément Marot (1496-1544), le coq-à-l’âne est une épître en octosyllabes avec une rime plate qui prétend annoncer les dernières nouvelles en sautant du coq à l’âne, une manière de rendre ludique le discours du poète. La structure éclatée du coq-à-l’âne permet en effet d’aborder tous les aspects de la vie de la société et sa fiction permet une certaine audace à l’auteur, car le changement permanent et grotesque du propos laisse entendre que c’est un fou qui parle, autrement dit la seule personne qui peut dire la parole au roi tout en étant protégée par sa folie.
(Jeudi 27 février 2020)

Entre voisins
« Mon bon monsieur, m’enseigne un voisin, nous vivons dans un monde terrible : il y a encore des guerres, des bombes, des terroristes, mais aussi des gilets jaunes, des gens qui sont de plus en plus en colère. Pourquoi ? me demanderez-vous. Mais parce qu’il y a un énorme décalage entre ce que la publicité et la télévision leur montrent, et ce qu’ils peuvent avoir. » Le propos n’est pas si simpliste. Tout compte fait, nous devenons de plus en plus matérialistes. Et le bon Karl Marx n’avait pas tort.
(Vendredi 28 février 2020)

Tenter l’impossible vérité
Il n’est pas envisageable d’écrire quelque vérité que ce soit, tout au plus peut-on en découvrir quelques traces, en inventer quelques impressions.
(Samedi 29 février 2020)



Billet d’humeur

Indémodable charentaise !

Chausson d’intérieur particulièrement confortable et chaud, la charentaise a été créée dans la région d’Angoulême au XVIIe siècle. À cette époque, le premier port de guerre français est aménagé à Rochefort (1666) à l’initiative de Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), futur secrétaire d’État à la marine. La flotte royale requiert alors un fort contingent d’uniformes militaires dont l’élément de base reste la pèlerine en feutre (textile non tissé). La région angoumoisine se spécialise alors dans la fabrication des feutres de laine – laine qui est foulée dans des moulins à eau jalonnant le cours de la Charente - et la confection de cabans et de pèlerines pour les marins. Après la découpe des tailleurs, les reliquats de la confection amènent les cordonniers-savetiers à les recycler sous la forme de chaussons à semelle de feutre et dessus en laine noire. Précisons que l’assemblage du dessus et de la semelle était effectué au point croisé, dit point de chausson. Les paysans vont s’emparer de l’article en remplacement de la paille qu’ils fourraient dans leurs sabots. Au siècle suivant, les valets et domestiques des grandes maisons chaussent les charentaises qu’on appelle désormais « silencieuses » parce qu’elles offrent l’avantage de réduire considérablement les bruits de leurs pas ; elles ont aussi la capacité de lustrer les parquets des demeures bourgeoises et aristocratiques… Un peu plus tard, en 1850, un cordonnier de La Rochefoucauld remplace la semelle de feutre par une semelle de cuir cousue au point de cordonnier ; il couvre de cuir le nez de la pantoufle et ajoute une talonnette de même matière afin de les faire durer plus longtemps. En 1907, un certain docteur Jéva en perfectionne le concept avec le collage du feutre, une technique de sa conception qu’il met en pratique dans son usine de Chasseneuil-sur-Bonnieure, près de La Rochefoucauld. Autre innovation durable du médecin-entrepreneur : il modernise ses modèles en les dotant de couleurs vives et de motifs écossais ou à carreaux. Dans les années 1950, l’essor du pneumatique conduit les fabricants à produire des semelles de caoutchouc ou vulcanisées. En mars 2019, l’Institut national de la propriété industrielle (Inpi) étend sa protection à la charentaise en lui dédiant l’indication géographique « Charentaise de Charente-Périgord », appellation associée à la technique du cousu-retourné (il s’agit de coudre au fil de chanvre la semelle et la tige du chausson à l’envers avant de le retourner pour lui donner sa forme définitive). Sacrée charentaise ! Cinq siècles d’existence et toujours aussi indémodable !



Lecture critique

Jacques Nantet raconte l’histoire du Liban

Alors que le pays célèbre cette année le centenaire de la fondation du Grand Liban, État séparé de la Syrie née du démantèlement de l’Empire ottoman et placée sous mandat français, il est intéressant de (re)lire l’ouvrage de Jacques Nantet (1910-1993), « Histoire du Liban », préfacé par l’académicien François Mauriac lors de sa première publication en 1963 (aux éditions de Minuit) et plusieurs fois réédité dans le quart de siècle suivant. Proche des milieux chrétiens de gauche (et gendre de Paul Claudel), l’auteur retrace avec beaucoup de pertinence les huit mille ans d'histoire de peuplades et de territoires qui ont vu naître et se développer les racines profondes de la nation libanaise.
Très vulnérable aux courants généraux qui ont parcouru la Méditerranée et le Proche-Orient depuis le IVe millénaire avant notre ère, le Liban, c’est d’abord la Phénicie. La période pré-libanaise court jusqu’en 634 de notre ère, date où les Arabes s’emparent d’un pays où l’îlot de la chrétienté (maronites, orthodoxes, catholiques) se trouve submergé par l’océan musulman (chiites, sunnites). Le Moyen Âge qui s’ensuit se prolonge jusqu’à la conquête ottomane (en 1516) qui marque en quelque sorte les débuts de l’époque moderne (du XVIe s. à nos jours).

La Suisse du Moyen-Orient
Nombreux sont les peuples du bassin méditerranéen qui ont occupé le pays au terme de conquêtes ou d’immigrations confortant une mosaïque religieuse inhabituelle. Dix-sept confessions sont reconnues dans les institutions : douze confessions chrétiennes, églises orientales rattachées à Rome (celle des maronites est la plus nombreuse) ou non, catholiques latins et protestants. Plus nombreux depuis l’installation des Palestiniens, les musulmans se partagent en sunnites et chiites, auxquels s’ajoutent des communautés syncrétiques, alaouites et druzes. Il importe aussi de reconnaître une petite minorité juive et, nouvelle confession apparue en 1994, les coptes. Au fil des siècles, la plupart des communautés libanaises parviennent à maintenir leur existence par les liens entretenus dans d’autres pays des trois continents (Asie, Afrique, Europe). Et en 1920, lorsque l’État du Grand-Liban est créé, sous mandat français, chacune des communautés peut organiser sa juridiction et adopter une législation de statut personnel. Les initiateurs s’inspiraient de l’époque glorieuse où régnait l’émir druze Fakhr al-Din (XVIe s.) qui fut le premier à unifier le pays ; Georges Clemenceau lui-même en avait esquissé la carte, en partie à l’instigation de Monseigneur Élie Hoyek, patriarche maronite du pays. Dans la perspective de l’indépendance (22 novembre 1943), les communautés convenaient d’un Pacte établissant le partage des pouvoirs entre sunnites, maronites et chiites : ainsi, la présidence de la République fut réservée aux maronites, la fonction de premier ministre aux sunnites, la présidence du Parlement aux chiites. La capacité de la nouvelle gouvernance à parer à toute menace de conflits internes vaut au Liban d’être qualifié de « Suisse du Moyen-Orient ». « Cette formule résume une situation, explique l’historien. Le Liban poursuit cette politique, à la fois dans ses relations avec ses voisins arabes, dans ses liaisons avec les États-Unis dont il reçoit l’aide technique, dans ses échanges commerciaux avec l’U.R.S.S., dans sa confiance amicale avec la France et dans sa coopération avec l’Afrique noire. Le rayonnement recouvré du Liban est si vif qu’il a pu contribuer aux essais de rapprochement entre Bagdad et Le Caire. Ces deux capitales ne menacent plus l’indépendance libanaise ; tout en contraire, elles envoient à Beyrouth des délégués et recherchent sa médiation. C’est aussi à Beyrouth que seront pris d’utiles contacts à la veille du règlement d’un drame qui a tenu l’avant-scène du monde, le drame algérien. »
Au fil des pages, l’auteur souligne les atouts culturels du pays, depuis l’invention de l’alphabet par les Phéniciens jusqu’à la consécration de Beyrouth en centre littéraire international à l’aube du XXe s. ; il insiste sur le développement du commerce (production de drap et d’étoffes) et des ports de même qu’il mentionne la suprématie des Libanais par rapport aux Européens dans les domaines de l’agronomie, de l’irrigation, de la métallurgie et de la profession d’artificier ! On apprend ainsi que c’est même auprès des Libanais que les Francs des croisades découvrent la musique militaire !

Une clef pour le Proche-Orient
Maintenu durant trente ans, le fragile équilibre communautaire explose en 1975 et inaugure un temps long de conflits, de 1975 à 1989, suivi de la pax syriana. En cause, certes, les aléas de la répartition des pouvoirs selon les différentes confessions, mais plus certainement les difficultés géostratégiques, politiques, religieuses et idéologiques qui minent le Moyen-Orient. La part de la Syrie dans ces difficultés est évidente : elle n’a jamais admis la souveraineté du Liban. Plus généralement, la nouvelle entité territoriale libanaise n’est pas approuvée, loin s’en faut, par les nationalistes arabes qui aspirent à la création d’une « Grande Syrie » englobant l’ensemble du Croissant fertile et allant jusqu’à annexer la Jordanie. En avril 1975, le conflit oppose d’abord les phalanges chrétiennes aux Palestiniens, puis, dès le mois d’août, aux milices islamo-progressistes alliées aux Palestiniens. En 1983, l’armée syrienne intervient à nouveau contre l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) dans la partie ouest du pays (siège de Tripoli) pour empêcher l’organisation politique et paramilitaire de confisquer une partie du territoire libanais. La période est marquée par la guerre du Golfe ainsi que par le lent processus d’homogénéisation religieuse exercé notamment par l’Arabie saoudite qui interdit désormais tout lieu de culte non musulman à l’intérieur de ses frontières. Ainsi, en Palestine, en 1947, 20 % de la population étaient chrétiens ; la proportion se réduit à 13 % en 1967. En 2005, dans les Territoires palestiniens, on ne recense plus que 2 % de chrétiens et 6,7 % pour la totalité des Palestiniens dans le monde.
À travers son « Histoire du Liban », Jacques Nantet apporte sans aucun doute aux lecteurs plus d’enseignements qu’aucune autre. Et la coexistence pacifique entre les communautés religieuses qu’il a analysée avec autant d’érudition que de probité incite à espérer qu’en se perpétuant aujourd’hui elle amène au Liban les conditions nécessaires à la reconstruction d’une souveraineté si souvent ajournée, si souvent contestée.

  • Histoire du Liban, par Jacques Nantet, préface de François Mauriac, de l’Académie française, éditions Téqui, 366 pages, 1989.

 

Portrait

Les frères Le Nain auréolés de gloire et de mystère

Destin singulier de ces trois frères, nés à Laon (Aisne), qui arrivent à Paris en 1629 installant leur atelier commun à Saint-Germain-des-Prés. Antoine (1588-1648), Louis (1593-1648) et Mathieu (1607-1677) peignent ensemble jusqu’à la mort subite des deux premiers en 1648 : ils ne se sont jamais mariés. Leur formation reste obscure et les historiens continuent de s’interroger sur l’identité d’un peintre flamand qui aurait été leur maître. Sont évoqués à cet égard Jan Miel, François Pourbus et Abraham De Vries, ce dernier étant le plus souvent cité. Parce qu’ils signent chacune de leurs œuvres (huiles sur toile et, plus rarement, sur cuivre) de leur unique patronyme - alors que leur caractère et leur savoir-faire diffèrent passablement, nombre de peintures restent sans attribution définitive.
Dans la monographie qu’il leur consacre, « Les Frères Le Nain - Bons génies de la sympathie humaine », Nicolas Milovanovic se livre à de nouveaux partages sur la foi de réputés devanciers, tels Jacques Thuillier, Paul Jamot,
Alain Mérot et Charles Sterling. Nées de recherches stylistiques et techniques plus récentes, ses affirmations sont le plus souvent proférées sur le mode conditionnel. L’actuel conservateur en chef au département des peintures du musée du Louvre distingue ainsi un groupe « Antoine » du groupe « Louis » et du groupe « Mathieu », sachant qu’un certain nombre de créations picturales ont pu être commencées et/ou complétées par l’un ou/et l’autre des membres de la fratrie (Paysans dans une creutte, vers 1642, par Louis et Mathieu ; La Tabagie, 1643, par Louis et Mathieu). En outre, la réflectographie infrarouge (qui permet de discerner les couches initiales et les dessins sous-jacents d’une composition) témoigne des remplois successifs du même support toilé et des changements de main au sein de l’atelier fraternel (Triple portrait, vers 1646-1648, par Louis et Mathieu ; Saint Michel dédiant ses armes à la Vierge, vers 1638, par Louis et Mathieu). Certains ont prétendu, un peu hâtivement, que Mathieu était le moins brillant des trois. Outre les nombreuses scènes religieuses (La Déploration sur le Christ mort (vers 1646-1648, collection particulière, Belgique) ; La Vierge au verre de vin, vers 1650, musée des beaux-arts de Rennes), le cadet aura tout de même légué des chefs-d’œuvre à la postérité dont Le Joueur de flageolet (vers 1645, Londres, Victoria an Albert Museum) et Les Joueurs de cartes (vers 1648-1650, musée Granet, Aix-en-Provence) duquel s’inspira Paul Cézanne pour ses propres Joueurs de cartes (peinture à l’huile conservée au musée d’Orsay à Paris).

Paysannerie, enfance et portraits
Les trois frères connurent une telle notoriété en leur temps qu’ils furent élus à l’Académie royale, en 1648, peu avant le décès d’Antoine et de Louis. Les œuvres les plus représentatives et sans doute les plus célèbres étaient déjà connues des amateurs parmi lesquelles La Charrette ou le Retour de la fenaison (Louis, 1641, musée du Louvre), Vénus dans la forge de Vulcain (Louis, 1641, musée des beaux-arts de Reims), Paysans devant leur maison (Louis, vers 1641, Fine Arts Museums de San Francisco), La Famille de paysans (Louis, vers 1642, musée du Louvre) et La Réunion musicale (Antoine, 1642, musée du Louvre).
En dépit de périodes de désaffection, voire d’oubli (seconde moitié du XVIIe s. notamment), les scènes paysannes, les jeux de l’enfance et les portraits ont forgé la gloire du trio. « L’art de Georges de La Tour ou des Le Nain rejoint certains aspects de l’art des Pays-Bas, prétendait André Chastel (1912-1990), avec, il est vrai, une retenue et une beauté de facture supérieures. » « Ces peintres de la France du Nord, observait encore l’historien de l’art, associent des représentations réalistes, terre à terre, et une facture savante. Chez les Le Nain, la pâte est riche, crémeuse, parfois argentée, travaillée à petites touches qui rendent bien sur les guenilles et les vieilles pierres. » La bonne fortune des Le Nain leur vaudra des imitateurs au talent moins affirmé, comme le maître des Cortèges, le maître des Jeux et le maître aux Béguins. Si les dérivations caravagesque et italo-flamande peuvent être retenues chez les frères Le Nain, il demeure un réalisme saisissant, austère et grave qui a su conquérir les grandes places de l’art (à Paris, Londres, Washington et Saint-Pétersbourg) et séduire d’illustres collectionneurs dont le cardinal Jules Mazarin, Catherine II de Russie, le duc de Marlborough George Charles Spencer-Churchill, le peintre paysagiste Thomas Gainsborough, le tennisman Pierre Landry et le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux et Pablo Picasso lui-même.

  • Les Frères Le Nain - Bons génies de la sympathie humaine, par Nicolas Milovanovic, éditions Faton, 304 pages, 2019.

Lecture complémentaire :

  • L’Art français - Ancien Régime 1620-1775, par André Chastel, (tome 3), éditions Flammarion, 256 pages, 2000.


Varia : de la sagesse invincible des pierres par Richard Texier

« Les exploits d’Henri l’élevaient à mes yeux au-dessus de ses semblables. Je percevais sa capacité d’écoute, sa fulgurance empathique. Il plongeait naturellement au cœur des êtres, de leurs tourments, et savait beaucoup du magma intérieur qui embrasait à l’extérieur leurs peaux fragiles et faisait jaillir ces petits volcans cutanés dont ils souffraient tant. […]
« [Cet oncle fantasque] m’a également transmis sa passion pour les pierres dont il prétendait qu’elles étaient gardiennes de la vérité cosmique. J’aime les contempler, les collecter dans le paysage, les associer à mes sculptures, à mes peintures. Elles me semblent de très anciennes divinités dont la sagesse invincible s’est élaborée au cours de millions d’années. Leur chair en conserve les traces, les veines, la mémoire magmatique des origines, et leur peau, la vibrante subtilité de l’érosion naturelle. Pour tout dire, elles m’inspirent, nourrissent mon imaginaire et demeurent à jamais pour moi les filles de l’univers. [...]
« Les pierres m’ancrent à la puissance terrestre. Je ressens à travers elles l’attraction magnétique, le centre géomantique du monde. Aussi polarisé qu’un bonhomme d’Ampère aspiré par un champ de météorites, elles m’alignent à l’axe de notre planète.
« Au Japon, l’art des jardins secs n’exprime pas autre chose, un alignement mental. Leur scénographie minérale, belle comme une fugue de Bach, diffuse l’harmonie d’une respiration sereine, d’un équilibre suspendu. La contemplation de ces arrangements zen invite à méditer, à se retirer en soi, à créer. Ils libèrent un souffle minimal, abstrait, tendu comme un arc de samouraï, et célèbrent en contrepoint, hors de toute présence végétale, la splendeur panthéiste.
« Les gros rochers qui affleurent le paysage, maintenus à la surface par une puissance invisible, suscitent le même élan. Ils surgissent de terre pour nous parler. Bienheureux ceux qui entendent leur message. Qu’ils soient polis par la mer comme les rochers de granit rose des côtes bretonnes, basaltiques comme les orgues d’Ardèche ou charnels et voluptueux comme ceux de la forêt de Fontainebleau, j’aime les enlacer, m’y adosser, m’emplir de leur karma lumineux. Semblables aux arbres, ils m’apparaissent comme des êtres vivants. La contemplation de leur majestueuse immobilité m’apaise, me donne de la force. J’y puise un peu de l’énergie stellaire. Elle rayonne en leur cœur depuis le commencement du monde. »
Note du rédacteur :
Peintre et sculpteur de renommée internationale, Richard Texier (Niort, 1955) puise dans sa mémoire les faits et gestes de son grand-père Élie et de son oncle Henri, le guérisseur, deux êtres qui ont nourri son enfance en Aquitaine et, plus tard, son travail d’artiste. L’homme est un fameux prosateur, sensible, intuitif et tendre qui donne à partager les émerveillements de la vie quotidienne.
Extraits de « L’Hypothèse du ver luisant », par Richard Texier, éditions Gallimard, collection Blanche, 192 pages, 2019.



Carnet : résolution
J’aime relire la mise en garde de Vladimir Jankélévitch (1903-1985) : « Je ne rends plus de comptes à personne sur ce que je dois aimer ou ne pas aimer. Les terroristes m’ont suffisamment terrorisé dans ma vie. Maintenant je n’ai plus peur. J’ai décidé d’être sincère. » (Quelque part dans l’inachevé, Gallimard, 1978).

Le laraire de la ferme
L’ai-je rêvé ? Il me semble avoir vu, adolescent, dans une ferme de Beaumont-en-Artois, le village du Pas-de-Calais où je suis né, une arche très abîmée près des clapiers à lapins où se tenait un laraire. Un vieux cultivateur m’avait appris qu’on rendait un culte à la statuette nichée dans cette sorte d’autel en lui sacrifiant une poule ou un coq et en la couvrant de glaïeuls. Dieu protecteur du foyer, le lare était représenté par une espèce de petit angelot sans ailes portant une corne d’abondance et le plus souvent accompagné d’un chien, symbole de fidélité.
(Samedi 7 mars 2020)



Billet d’humeur

La gourmandise évincée des péchés capitaux ?

En 2002, le boulanger Lionel Poilâne (1945-2002), secondé par le cuisinier André Daguin (1935-2019), rédige à l’attention du pape Jean-Paul II (1920-2005) une supplique pour que la gourmandise soit retirée des sept péchés capitaux que condamne la morale chrétienne. Il suggère au souverain pontife de substituer au vocable les mots gloutonnerie ou goinfrerie. Après le décès brutal du boulanger (dans l’accident de son hélicoptère), ses filles Apollonia et Athéna ont accompli le vœu de leur père en janvier 2003 en déposant la fameuse supplique au Saint-Siège. La requête du boulanger français est ensuite transmise de Karol Wojtyla à Benoît XVI puis au pape François.
Définis par le catholicisme, les sept péchés capitaux désignent des comportements humains à éviter afin de ne pas commettre d’autres fautes ; ils sont qualifiés de capitaux parce qu’ils conditionnent les autres transgressions de la loi divine plus ou moins vénielles. C’est le théologien et dominicain italien saint Thomas d’Aquin (1225-1274) qui a défini les sept péchés capitaux, la paresse, l’orgueil, la gourmandise, la luxure, l’avarice, la colère et l’envie, et qui les a opposés aux sept vertus théologales (d’origine divine), la foi, l’espérance, l’amour, la justice, la prudence, la tempérance et le courage.
Sachant bien que la suppression du septième péché était inconcevable, le boulanger demandait seulement au Très Saint-Père d’en modifier la traduction. « La culture française est victime d’une méprise, argumentait-il, selon laquelle "gourmandise" ne revêt pas le même sens que les mots gluttony, lüsternheit et autre gola ou gula, dérivés du latin gulositas. Il est en effet loin le temps où la langue savait distinguer le friand du gourmand, sans parler du brifaud, du piffre ou du ripailleur. » Lionel Poilâne déplorait que les Saintes Écritures aient associé sans distinction aucune celui qui dévore et s’enivre à celui qui sait boire et manger. « Le gourmand fait triompher la qualité sur la quantité », ne cessait-il de répéter, espérant que le démon Belzébuth, ce mauvais génie dédié à la gourmandise, cessât enfin de prendre cette noble vertu pour un vice inexpiable.



Lecture critique

Clément Rossi fait l’éloge de la musique et du musicien

Ne vous trompez pas : il est surtout question de la fonction de musicien dans « La Dissonante ». Le romancier Clément Rossi (né en 1990) établit son narrateur dans la réussite d’un chef d’orchestre plus que sexagénaire qui témoigne de trente-cinq années à la tête des plus fameuses formations symphoniques. Et peut-être songe-t-il à sa propre condition de bassiste du trio nantais de post-jazz Qobalt lorsqu’il dévoile chez le chef et narrateur Tristan « l’incapacité à parler aux autres à leur hauteur, sans leur faire sentir qu’il est loin, sur son promontoire d’artiste, occupé à régenter un monde dont ils n’auront jamais idée »… Cette immaturité affective qu’il date de ses quinze ans s’est muée vingt ans plus tard en une sorte de mépris pour les interprètes qu’il insupporte et dirige avec la sensation de « soulever une musique aux ailes de ciment ». Car les musiciens sont ses propres instruments, explique-t-il, « il lui faut trouver la perle rare, le soliste qui répond à la moindre inflexion de sa baguette, qui comprend et exécute chacune de ses intentions, qui se vide de lui-même, devient la page blanche, la toile vierge de celui qui le dirige ».
Un matin de répétition de l’opéra wagnérien « Tristan et Isolde » (1865), Hannah Burckhardt qui tient le rôle de la princesse irlandaise Isolde manque à l’appel (Tristan, neveu du roi de Cornouailles Marke, est campé par le ténor Edmé Boursier). À quelques jours de la générale, l’absence prolongée de la cantatrice et son remplacement au pied levé cachent mal une autre épreuve : le chef Tristan est frappé d’un dérèglement aigu de la transmission du son au cerveau. La perte de contrôle de l’audition aggrave les relations avec ses musiciens qui ne comprennent pas ses remarques liées à de prétendues dissonances. Cécile sa sœur et Mathilde la chorégraphe qu’il doit épouser sont tout aussi interloquées par son attitude. La réapparition de la soprano Hannah, vocalement fragilisée par la mort de sa mère, laisserait penser que les douleurs intimes de l’artiste peuvent influer sur son comportement. Une banalité qui échappe à la célébration de la musique, art sublime selon le romancier qui à l’exemple du narrateur voue une passion exclusive pour le légendaire chef d’orchestre roumain Sergiu Celibidache (1912-1996) : « Il a la particularité d’avoir développé une métaphysique musicale unique en son genre, organisée autour du devoir du chef d’orchestre : faire des multiples éléments qui composent la musique une synthèse que l’oreille peut saisir entièrement, en une seule fois, sans avoir besoin de faire la somme des éléments qui la composent ». « Dans l’accord joué par l’orchestre, poursuit le romancier, l’oreille ne perçoit qu’une infime partie du phénomène global - de la même façon que l’œil qui regarde un paysage ne peut pas l’embrasser en entier et n’a pas d’autre choix, pour recréer dans l’esprit l’image de l’ensemble, que d’aller d’une zone à l’autre. La plupart du temps, on n’écoute en réalité de la musique que ses pâles échos. Seule la parfaite synthèse des sons peut donner accès à la musique véritable, cachée derrière le rideau de la multiplicité. » Somptueuse définition de l’audition musicale par un véritable styliste dont il faudra suivre avec attention les prochaines partitions.

  • La Dissonante, par Clément Rossi, éditions Gallimard, collection Sygne, 240 pages, 2019.

 

Portrait

La passionnante saga du marégraphe de Marseille

En France continentale, l’altitude de toute éminence - montagne, gratte-ciel, ouvrage d’art - est mesurée comparativement au niveau moyen de la mer Méditerranée à partir d’un repère fondamental. Ledit niveau a été défini le 1er janvier 1897 à Marseille par un marégraphe installé dans l’anse Calvo, à Endoume, le long de la Corniche John Fitzgerald Kennedy (7e arr.). Si le kilomètre zéro de la cartographie hexagonale est localisé au pied de la cathédrale de Paris, l’altitude zéro a été officiellement établie dans les locaux du marégraphe de la cité phocéenne par un rivet de bronze recouvert de platine et d’iridium et scellé à 1,661 m au-dessus du niveau de l’eau, près d’un puits où un flotteur de cuivre « mesure » la mer. L’antique maillage des 350 000 bornes géodésiques (si utiles aux géomètres) disséminées au travers du pays renforce le dispositif. Outre sa fonction métrologique, ledit équipement permet de mieux comprendre les processus générant les variations du niveau moyen de la mer et d’étudier l’influence de la marée sur les écosystèmes littoraux dans le contexte si préoccupant du réchauffement climatique et des risques naturels. Classé monument historique en 2002, le marégraphe de Marseille qui désigne autant l’appareil de mesure que le bâtiment qui l’héberge a fait l’objet en 2014 d’une monographie d’une rare qualité intitulée « Le Marégraphe de Marseille - De la détermination de l’origine des altitudes au suivi des changements climatiques : 130 ans d’observation du niveau de la mer ». Publiée par les Presses des Ponts - émanation de l’École nationale des ponts et chaussées (devenue en 2008 École des Ponts ParisTech) -, l’ouvrage d’Alain Coulomb, ingénieur de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), se double d’un guide savant de Marseille à travers l’histoire, la sociologie, la culture, les sciences, les mœurs et les mentalités. L’auteur voue une telle passion à son Marégraphe qu’il en orthographie le vocable avec une lettre capitale ! Et tant pis pour les quelque quarante autres marégraphes du pays. Comme l’Hôtel de Ville de Paris, le Marégraphe d’Endoume est le seul, le tout premier d’entre eux : dans ce cas, la majuscule s’impose !

François Arago et l’étude des marées
On doit à Rémi Chazallon (1802-1872) l’établissement à Marseille d’un premier marégraphe - instrument enregistreur de la variation du niveau de l’eau en fonction de la marée. L’ingénieur hydrographe ardéchois l’installe entre 1849 et 1851 dans le port de La Joliette à l’initiative de l’astronome et physicien François Arago (1786-1853), plusieurs fois ministre de la Guerre et de la Marine. Rémi Chazallon en invente même le mot, orthographié un temps maréographe. Une douzaine d’années plus tôt, François Arago lui-même avait incité l’Assemblée nationale à renouveler à la hausse le budget alloué à l’étude de la marée qu’il jugeait indispensable à la science.
« Ce sont la marée et la pression qui déterminent le niveau marin, explique Alain Coulomb. Ainsi, la mer obéit à ces différents éléments qui abaissent ou au contraire élèvent son niveau moyen. La marée astronomique, provoquée par la Lune, se ressent deux fois par jour, elle soulève puis abaisse la mer. À Marseille, l’amplitude est faible, de l’ordre de 40 cm. La météo ou plus exactement la pression est aussi un facteur à prendre en compte. » Il faut savoir que la surface méditerranéenne est à Marseille environ 15 centimètres plus basse que la surface océanique. « À Marseille, estime l’ingénieur et professeur (à l’École polytechnique) Jean Vignal (1897-1969), la Méditerranée s’est abaissée d’un mètre environ depuis l’époque de César jusque vers le milieu du XIIIe siècle, achevant un mouvement de descente commencé depuis des millénaires. Puis elle a pris un mouvement d’ascension, beaucoup plus rapide, peut-être un peu ralenti à l’heure actuelle, qui la porte aujourd’hui à 6 ou 7 mètres au-dessus de son niveau du XIIIe siècle. »

Une pièce d’horlogerie unique au monde
Le marégraphe de l’anse Calvo a été bâti en 1884 et les premières mesures ont débuté l’année suivante. Pendant douze ans, le niveau de la Méditerranée a été mesuré chaque jour et la moyenne des résultats a permis de fixer, en 1897, le repère fondamental. L’appareil marégraphique a été conçu pour mesurer le niveau moyen de la mer. Pour éviter les effets des vagues et de la houle résiduelle, un puits de tranquillisation a été creusé sous le bâtiment de la Corniche. L’eau y pénètre facilement au moyen d’une galerie longue de plusieurs mètres, de façon à juguler les mouvements verticaux de la mer. Disposé à la surface du puits, un flotteur en cuivre de près d’un mètre de diamètre et relié à un enregistreur capte l’élévation ou la baisse du niveau marin. En plus de tracer sur le papier les courbes de niveau aux différents moments de la journée, une partie totalisatrice de l’instrument en affiche directement les moyennes. Dans sa capacité d’enregistrement, le marégraphe est une pièce d’horlogerie unique au monde dont le tout premier exemplaire a été fabriqué à la fin du XIXe s. par l’ingénieur allemand Heinrich Reitz à Hambourg. La partie totalisatrice qu’il comporte lui permet, en plus de tracer les courbes de niveau aux différents moments de la journée, d’en afficher directement les moyennes.

Des données essentielles pour le climat et les risques naturels
Avant qu’il ne soit numérisé et doté d’un télémètre (instrument à ondes radar), entre 1996 et 2001, le marégraphe de Marseille fournissait deux diagrammes (ou marégrammes), tracé sur papier des courbes de niveau (document de 9 mètres de long pour un mois d’enregistrement). Un exemplaire était envoyé à l’IGN à Paris, l’autre était archivé dans les locaux du marégraphe. Onze gardiens (qui résidaient sur place) se sont succédé avant la modernisation numérique ; leur tâche impliquait la lecture des diagrammes et la transcription des mesures, ainsi que le relevé de la pression barométrique, de la densité et de la température de l’eau.
Depuis 136 années, agents, techniciens et ingénieurs des Ponts et Chaussées, du Nivellement général de la France puis de l’Institut géographique national témoignent de l’utilité incontestée du marégraphe de Marseille sur la scène maritime et climatique internationale. Les données de cet observatoire relativement méconnu des profanes sont essentielles dans les domaines si différents de la navigation, de la météorologie, de l’architecture, des travaux publics, de l’environnement et du climat. « Dans le contexte du réchauffement climatique, souligne l’auteur, Les climatologues ont besoin de ces mesures marégraphiques pour mettre au point ou perfectionner leurs modèles. Les rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) tiennent compte de ces études et prévoient de nouveaux scénarios pour l’avenir. Afin de les perfectionner et de les affiner le mieux possible, ces mesures continuent. »

Portraits et anecdotes
Du simple gardien au polytechnicien galonné en passant par l’ingénieur ordinaire, Alain Coulomb rend un bel hommage aux personnels qui ont forgé la réputation du marégraphe de l’anse Calvo par le truchement de notices biographiques savamment documentées. Hommes de science réputés comme le topographe et académicien Paul Adrien Bourdalouë (1798-1868), l’ingénieur et ministre Charles de Freycinet (1828-1923), l’hydrographe Anatole Bouquet de la Grye (1827-1909), le géophysicien Charles Lallemand (1857-1938) et l’ingénieur géographe Charles Van de Casteele (1903-1977). Personnages moins connus aussi qu’il est habile à portraiturer avec beaucoup de verve et d’à-propos, multipliant les anecdotes à leur endroit et dévidant à l’arrière-plan de la narration les décennies des deux siècles d’une histoire de Marseille joliment contée. Nous apprenons ainsi que le chef du service maritime des Bouches-du-Rhône Adolphe Guérard (1841-1921) a été associé à l’édification de la nouvelle commune de Port-Saint-Louis-du-Rhône en 1904. Qu’un certain Eugène Poubelle, préfet du département, avait promis la Légion d’honneur à l’ingénieur Auguste Sébillotte (1822-1888) qui venait d’achever la construction du phare électrique du Planier, dans la rade de Marseille. Proche de Charles Péguy et de Maurice Barrès, Jean de Pulligny (1859-1939) est « un gaillard d’un mètre quatre-vingt-quatre, à la taille élancée comme un mât de misaine […], long comme un baliveau et mince comme un estoquefiche (déformation du mot stockfish désignant la morue séchée » ! Pendant la guerre 1914-1918, avant de s’orienter vers le génie civil et les ponts et chaussées, Georges Sainflou (1891-1936) s’est illustré aux commandes des cages à poules, ces biplans Farman drôlement bâtis de toile, de bois et de fils de fer. En 1938, François Teissier du Cros (1905-2006) sollicite son placement en disponibilité des Ponts et Chaussées afin de passer une année auprès du physicien Max Born, un des théoriciens de la mécanique quantique qui reçut le prix Nobel de physique en 1954… Chef éphémère du bureau de marémétrie, Lucien Lapointe (1914-1992) séjournera en Syrie pour enseigner la topographie et la géodésie à l’université d’Alep où il mettra en place la chaire de ce professorat. Le dernier gardien du marégraphe Valentin Quellec (1922-1997) se double d’un peintre chevronné et d’un maquettiste hors de pair : il passe de longues années à fignoler le Borée, vaisseau de Louis XV armé de 64 canons et percé de treize sabords ! « C’était peut-être la nostalgie des grandes marées océanes, suppose Alain Coulomb, qui avait amené la famille de ce marin breton au service des Phares et balises à surveiller la marée très discrète de la Méditerranée. »

Le marégraphe totalisateur de la Corniche

L’anse Calvo et le bâtiment du marégraphe à Marseille
© Photos Alain Coulomb, droits réservés

  • Le Marégraphe de Marseille - De la détermination de l’origine des altitudes au suivi des changements climatiques : 130 ans d’observation du niveau de la mer, par Alain Coulomb, Presses des Ponts, 640 pages, 2014.

 

Varia : des médiums parlent la langue des Martiens

« À la charnière du XIXe et du XXe siècle, deux médiums spirites, l’une suisse, l’autre américaine, affirmèrent être capables d’entrer en communication avec les êtres peuplant la planète Mars. Ces Martiens parlaient une langue qui leur était propre et les deux médiums notèrent le contenu de leurs conversations au moyen d’écritures singulières, elles aussi issues de la planète Rouge.
« Catherine Élise Müller, plus connue sous le nom d’Hélène Smith, et Ida Cleaveland, qui se cachait derrière le pseudonyme de Mrs Smead, inventèrent ainsi des langues et des écritures nouvelles. Mieux : prenant en compte les réactions et les jugements des Terriens participant à leurs séances de spiritisme, elles transformèrent - de manière identique et indépendamment l’une de l’autre - les principes sémiotiques de leurs écritures extraterrestres. Modelées d’abord sur les alphabets français ou anglais ordinaires, c’est-à-dire ne faisant que transcrire les sons de la langue, elles devinrent ensuite de véritables écritures logographiques où chaque caractère représentait un mot. […]
« En observant dans le détail les sémiotiques des écritures extraterrestres d’Élise Müller et d’Ida Cleaveland, on constate que, quelles que soient les circonstances, l’invention de ces écritures n’emprunte que deux voies : soit les caractères codent les sons d’une langue (signes photographiques tels que les lettres de l’alphabet), soit ils en codent les mots (signes logographiques tels que les caractères chinois). Il semble qu’il n’existe pas d’alternative et la plupart des écritures du monde utilisent d’ailleurs en proportions variables ces deux procédés sémiotiques, un continuum séparant par exemple l’écriture très logographique du chinois de l’écriture très phonographique de l’italien. Les spirites Élise Müller et Ida Cleaveland expérimentèrent elles aussi, pour leur propre compte, ces contraintes sémiotiques universelles : toutes deux recréèrent une écriture phonographique avant d’inventer une écriture logographique. Les contraintes qui régissent les cerveaux humains semblent donc également concerner les Martiens.
« Les inventions des deux médiums convergèrent de plus d’une manière qui aurait pu a priori sembler étonnante : leurs écritures martiennes, d’abord phonographiques, devinrent rapidement toutes deux logographiques. C’est qu’Élise Müller comme Ida Cleaveland étaient sommées par leurs auditoires et lectorats de produire des écritures étranges, déconcertantes, énigmatiques, c’est-à-dire les plus différentes possibles des écritures auxquelles leurs milieux respectifs étaient accoutumés. Ce n’est qu’alors que leurs écritures pouvaient passer pour extraterrestres de manière un tant soit peu vraisemblable. Les premières écritures martiennes, de simples alphabets secondaires, ne convainquirent que les esprits les moins imaginatifs et elles furent contraintes à plus d’ingéniosité. Élaborant des écritures "hiéroglyphiques", c’est à-dire logographiques, elles conférèrent un indéniable surcroît de contre-intuitivité à leurs inventions, retrouvant toutes deux, indépendamment l’une de l’autre, par une de ces convergences qui font le bonheur des anthropologues, la seconde voie sémiotique universelle.
« C’est alors seulement qu’aux yeux de leur public rompu aux caractères de l’alphabet latin, ces nouvelles écritures révélèrent leur nature authentiquement "martienne", inaugurant enfin l’ère des communications extraterrestres. »
Extraits de l’étude « Logiques sémiotiques des astro-spirites - Écritures martiennes », de Pierre Déléage, anthropologue au Laboratoire d’anthropologie sociale (Collège de France, EHESS), contribution issue de la revue « Terrain », n° 70, automne 2018, 208 pages, Dossier « Écritures » dirigé par Pierre Déléage et Olivier Morin, revue éditée par la Maison des Sciences de l’homme Mondes, Nanterre.

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