Portrait
Jean Malaurie ou l’Esquimau blanc
Monumental ouvrage que cet « Ultima Thulé - De la découverte à l’invasion d’un haut lieu mythique » de l’ethnologue Jean Malaurie (né à Mayence, en Allemagne, le 22 décembre 1922) que les éditions du Chêne viennent de rééditer pour la troisième fois (1990 par les éditions Bordas, 2000 et 2016 par les éditions du Chêne). Revu et augmenté par l’auteur lui-même, l’épais et élégant volume retrace les cent quatre-vingt-deux années de relations entre le peuple le plus septentrional de la planète et ses découvreurs, partis en quête du mythique pôle Nord au Groenland. Le narrateur décrit et explique sa passion ancienne pour les peuples du Grand Nord, ces Esquimaux en qui il voit « les sentinelles de la planète » et que la mondialisation, autre forme du colonialisme occidental selon lui, menace dans leur identité et dans leur intégrité. Il rappelle que ce sont les Vikings, venus d’Islande au Xe siècle avec Erik le Rouge, qui ont colonisé les premiers le pays mythique des hyperboréens associés au culte d’Apollon, dieu solaire et dieu du Nord, établissant des rapports commerciaux pendant cinq cents ans, sur la côte sud-ouest du pays.
Paul-Émile Victor m’a mis le pied à l’étrier
Un père admiré mais distant, à l’austérité janséniste, officier du renseignement et agrégé d’histoire, une mère dont il hérite l’atavisme écossais, un parrain philosophe, Léonard Constant, qui fut le compagnon et l’inspirateur de Marc Sangnier, fondateur du premier mouvement de christianisme social (Le Sillon), il accomplit ses humanités à Saint-Cloud (lycée Hoche) puis à Paris (lycées Condorcet et Henri IV, faculté des lettres). Il s’intéresse à la botanique dans le grand jardin de la propriété familiale, à Garches, aussi attentif qu’un naturaliste à guetter la floraison de plantes aussi humbles que la primevère et le chèvrefeuille ou à apprécier la croissance des arbres dans le bois adjacent de Saint-Cucufa. Si L’Île au trésor de Stevenson et Olivier Twist de Dickens éveillent la sensibilité de l’enfant, l’étudiant vibre aux écrits de Gaston Bachelard, Georges Bernanos, Jules Michelet, Arthur Rimbaud, Édouard Suess (géologue autrichien), Jean-Baptiste Vico et Simone Weil. Jeune géographe à l’école d’Emmanuel de Martonne, il prend part, en 1948 et 1949, aux expéditions glaciologiques et météorologiques dirigées par Paul-Émile Victor. Il reconnaît que le créateur des Expéditions polaires françaises lui a mis le pied à l’étrier. Le 29 mai 1951 est à marquer d’une pierre blanche : il est le premier homme à traverser, ce jour-là, avec son ami esquimau Kutsikitsoq, le secteur du pôle géomagnétique nord, au moyen de deux traîneaux à chiens. Suivront, dans les toundras désertiques des terres d’Inglefield, de Washington et d’Ellesmere, souvent à - 40° C, trente et une missions poursuivies dans le cadre du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) ou du Centre d’études arctiques qu’il a fondé en 1957. Les missions ont pour programmes, outre la géomorphologie (1951) et la paléoclimatologie (1967 et 1969), la démographie, la généalogie, la microéconomie de subsistance, l’ethnographie, l’histoire, l’écologie animale et humaine. En 1957, l’EHESS lui offre la direction d’études de géographie arctique qui est la première chaire polaire de l’université française. Depuis 1992, il préside le Fonds polaire Jean Malaurie du Muséum national d’histoire naturelle de Paris et, depuis 2011, l’Institut arctique Jean Malaurie à Saint-Pétersbourg.
Le grand œuvre de « Terre humaine »
Dans l’ouvrage « Ultima Thulé - De la découverte à l’invasion d’un haut lieu mythique », les portraits qu’il livre des découvreurs s’appuient sur une documentation colossale qu’illustre fort judicieusement une iconographie jamais rassemblée jusqu’alors. Ce sont : le capitaine John Ross (1777-1856) et l’officier de marine Sir John Franklin (1786-1847), sujets britanniques, les capitaines et médecins de marine américains Elisha Kent Kane (1820-1857) et Isaac Israël Hayes (1832-1881), leur compatriote et capitaine Charles Francis Hall (1821-1871), le capitaine britannique George Strong Nares (1831-1915), le marin groenlandais Hans Hendrik (1834-1889), le lieutenant Adolphus Washington Greely (1844-1935), l’amiral Robert Edwin Peary (1855-1920) et le docteur Frederick Albert Cook (1865-1940), tous trois américains, le journaliste et explorateur dano-groenlandais Ludvig Mylius-Erichsen (1872-1907), les Danois Knud Rasmussen (1879-1933), Peter Freuchen (1896-1957) et Lauge Koch (1892-1964), Lord Edward Shackleton (1911-1994) et l’ethnologue danois Erik Holtved (1899-1981). À noter qu’en 1906, L. Mylius-Erichsen engage Alfred Wegener comme météorologue de son expédition. Étudiant en médecine de 26 ans, celui-ci deviendra célèbre en élaborant la théorie de la tectonique des plaques ou « dérive des continents ». Le géophysicien allemand devait mourir gelé sur l’inlandsis (désert de glace) groenlandais en novembre 1930 au retour de la station d’Eismitte.
« Si Hall avait indiqué la voie (1867-1868), établit Jean Malaurie, il faudra attendre Peary, en 1891, pour que les Esquimaux soient massivement associés aux expéditions polaires, et Rasmussen (1909) pour que les Inuit soient traités en égaux. » Le narrateur loue l’intelligence prophétique et l’humanité native du troisième nommé, anthropologue dano-groenlandais qui donnera, en 1910, avec son compagnon Peter Freuchen, le nom fabuleux de Thulé à Uummannaq, petit village de la baie de l’Étoile-polaire situé à 1 500 km du pôle Nord. « Il dotera les Esquimaux polaires d’un destin légendaire, ajoute-t-il, qui les obligera à se dépasser et à devenir la figure de proue de tous les peuples inuits, de la Tchoukotka sibérienne, leur berceau, à la côte orientale du Groenland. » Il dénonce avec la même persuasion la déloyauté et l’imposture de certains de ses prédécesseurs qui ont investi le pôle de l’Arctique sans grand respect pour les Inuits et leur civilisation si singulière. À plusieurs reprises, dans le cours du récit, il décoche ses flèches les plus acérées aux militaires américains qui ont envahi le territoire du Thulé en juin 1951 pour y implanter, sans la moindre autorisation autochtone, une base aérienne ultrasecrète, avant d’en déporter les populations locales, en 1953, à 150 km au nord de la station. « Le 15 juin 1951 a été une date essentielle de ma vie, écrit-il à ce sujet. J’ai compris que l’on ne peut être un scientifique aux côtés d’un peuple sans être son avocat dans les temps de grand péril. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit "Les Derniers Rois de Thulé", paru en 1955. »
« Je m’autorise à considérer, énonce-t-il en juin 2016, que le Danemark se doit - je ne cesserai de le répéter -, dans l’esprit même de sa politique plus que deux fois séculaire de respect d’un Groenland groenlandais, de rendre son indépendance au Groenland ; le Groenland ne peut pas être indépendant aussi longtemps qu’une base militaire étrangère est installée en proue de cette grande île géostratégique. Cette base américaine doit être fermée et un Groenland indépendant doit être rendu par la puissance protectrice, aux autorités de Nuuk. »
Dans la droite ligne des « Derniers Rois de Thulé » (un de ses douze ouvrages), il créé la collection « Terre humaine » chez l’éditeur Plon qui rassemble à ce jour une centaine de tomes, écrits par de grands témoins dont l’un des tout premiers fut Claude Lévi-Strauss avec « Tristes Tropiques » (1955), avant « Le Cheval d’orgueil » (1975) de Pierre Jakez Hélias et « L’Été grec » (1976) de Jacques Lacarrière. Des témoins réputés ou inconnus, chaman Yanomami, curé normand, poilu de 1914-1918, braqueur de banques, coiffeuse japonaise, mineur de fond artésien, condamné à mort, paysanne hongroise, patron-pêcheur, savant philosophe, paria de l’Inde, clochard, indien Hopi… Des témoins liés par la fraternité sociale, tous camarades en terre humaine, s’exclamait à leur propos Jakez Hélias.
Jean Malaurie, ambassadeur de bonne volonté de l’Arctique à l’Unesco :
ses pairs l’ont surnommé l’Esquimau blanc © Photo AFP - Pierre Andrieu
- Ultima Thulé - De la découverte à l’invasion d’un haut lieu mythique, par Jean Malaurie, éditions du Chêne, 440 pages, 2016 ;
- Les Derniers Rois de Thulé, par J. Malaurie, Librairie Plon, 864 pages, 1996.
Lecture complémentaire :
- Le roman des Pôles : Vers le pôle, de Fridtjof Nansen, De l’Atlantique au Pacifique par les glaces arctiques, de Roald Amundsen, Le "Français" au pôle Sud, par Jean-Baptiste Charcot, éditions Omnibus, avant-propos de Jean-Louis Etienne, 970 pages, 2008.