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des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Hiver 2017

Carnet : Adieu
Mon chien est mort.
Je l’ai placé dans un veston des Postes.
Ce soir, après le travail, je creuserai un trou profond, dans le jardin, parmi les fleurs.
Pour lui.
Pour mon chien
qui m’aimait bien. Oui.
Il a beaucoup souffert
avant de mourir.
Ici, c’est mon adieu.
(Jules Mougin, La Grande Halourde, Robert Morel éditeur, 1961)

Le temps
L’écriture c’est passer le temps.
La musique c’est le faire passer.
La peinture c’est l’effacer.
(Georges Perros, « Papiers collés » 3, Gallimard/l’Imaginaire, 2005)

Autobiographie
Un lecteur s’amuse à lire de temps à autre mes propos de diariste qu’il qualifie joliment de « miroir brisé d’une autobiographie ». Mon correspondant m’est agréable mais il se trompe : « Comment voulez-vous que je sache qui je suis ? s’exclamait Jorge Luis Borges. Je ne sais même pas la date de ma mort. »

Influences littéraires
Est-ce une chance pour un écrivain d’être influençable ? Sans doute. Encore que, plus le temps passe, moins un écrivain subit d’influences. Il reste, en ce qui me concerne, les grands classiques de la littérature mondiale dont je me suis nourri.
(Mercredi 27 septembre 2017)

Servitude
Ils donneraient leur vie pour défendre leur servitude : pareils à ces chiens qui tiennent la laisse et le fouet serrés dans leur gueule, et malheur à qui prétendrait les leur retirer !
(Gilbert Cesbron, « Journal sans date », éd. Robert Laffont, 1963/1967/1973)

Impérialisme linguistique
Notre langue continue d’être menacée par l’impérialisme linguistique britannique ? Certes. Rappelons-nous toutefois que durant trois cents ans, après la conquête normande, le système bilingue franco-anglais fut en vigueur. La langue de Shakespeare comprend d’ailleurs environ trois mille mots d’origine française.
(Samedi 30 septembre 2017)

Une foire aux antiquités en Trégor
Chaque année, en juillet et août, le château de Kerduel, à Pleumeur-Bodou, dans les Côtes d’Armor, accueille une centaine d’antiquaires, de brocanteurs et des artistes à l’occasion de la traditionnelle Foire aux antiquités. Les chevaliers de la Table ronde séjournèrent avec le roi Arthur, paraît-il, dans ce beau manoir du XVe siècle dont le peintre Maurice Denis avait adopté le fabuleux domaine qui lui livrait sans doute quelque sujet d’inspiration. Situé dans le prolongement des landes de Pleumeur, à proximité de la côte de granite rose du Trégor, le lieu distingue une chapelle dédiée à sainte Anne (notre photo) où Jean-Pierre Raffenel met en scène les plus insolites créations. En août dernier, Ange Ballan (c’est son nom !) y montrait ses toiles d’anges ; Dominique de Varine, maître des lieux, avait accroché ses miroirs découpés et Laurence Lenglare, un étonnant bestiaire de terre cuite où les modèles animaux se tiennent sur deux jambes, portent le costume trois pièces et fument comme des pompiers !

Verrerie à l’ange à la chapelle Sainte-Anne (30 juillet 2017)
© Photo Daniel Cyr Lemaire



Billet d’humeur

Sur le pont d’Avignon

Dès 1840, le pont Saint-Bénezet à Avignon est répertorié sur la liste des monuments historiques. Vraisemblablement édifié sur des bases romaines, cet ouvrage d’art construit en bois sur la rive gauche du Rhône entre 1177 et 1185 reliait Avignon à sa proche voisine gardoise Villeneuve-lès-Avignon. Après une crue destructrice au XIIIe siècle, on le rebâtit en pierre. Étiré sur 850 mètres selon 22 arches, il franchissait alors deux bras du fleuve rhodanien séparés par l’île de la Barthelasse. Bénezet dit aussi Petit Benoît, était un berger du Vivarais né en 1165 à Burzet. Un jour, il entendit une voix divine lui intimant l’ordre de se rendre en Vaucluse pour y établir un pont sur le Rhône. Lorsque le berger annonça son projet à l’évêque et aux échevins d’Avignon, il fut accueilli par des railleries et on le mit au défi de justifier de sa mission divine en déplaçant une énorme pierre qui subsistait du chantier de la cathédrale des Doms. Le saint s’exécuta, se saisit du rocher et le jeta dans le fleuve : ce fut la première pierre assurant l’assise des piles soutenant le tablier du pont. Bientôt Bénezet et ses nouveaux disciples fondèrent l’ordre des frères pontifes (frères du pont) chargés de récolter les fonds nécessaires à l’édification et à l’entretien de l’ouvrage. Quatre arches demeurent sur les 22 de son origine et 400 000 personnes visitent chaque année le pont classé au patrimoine mondial de l’Unesco ainsi qu’au hit-parade des comptines enfantines avec la ronde mimée qu’on y interprétait dès le XVIe siècle sur les berges du fleuve et sous le pont Saint-Bénezet.



Lecture critique

Les jeux de miroirs de Michel Tauriac

Le philosophe et théologien écossais Jean Duns Scot aimait à rappeler à ses proches : « Cherchons comme ceux qui doivent trouver et trouvons comme ceux qui doivent chercher encore… ». Parole qui peut être une invite à lire Michel Tauriac (Versailles, 1927-Paris, 2013). Avec une écriture maîtrisée et rigoureuse, loin du bruit et des modes, l’auteur de « Jade » continue d’avancer sur le chemin d’un imaginaire nourri par ce qu’il a vu et vécu au Viêt Nam avec « La Tunique de soie ». Les incrédules diront se perdre un peu dans les incessants jeux de miroirs du romancier. Les convaincus se laisseront porter par le souffle lyrique qui anime « La Tunique de soie », son douzième livre (il en a écrit une quarantaine) ; ils se laisseront porter par la beauté des rives du Mékong, sombres tempêtes ou lumière radieuse, par l’orchestration musicale d’une obsession : l’absence de Jade que ne peut combler Anh Tuyêt, la sœur de l’amante retenue au Viêt Nam, par la détresse du journaliste-narrateur et son désir d’atteindre, au terme d’une quête incertaine, le pays du Dragon bleu pour y soustraire au Tigre blanc l’âme errante de Jade…
Sans conteste, Michel Tauriac sait emporter le lecteur et aussi le laisser dans l’attente, impatient et comblé. C’est de surcroît un grand styliste. Le style, chez lui, c’est une mise en variation de la langue, une modulation, et une tension de tout le langage vers l’inattendu, l’éphémère, le sublime.

  • La Tunique de soie, par Michel Tauriac, éditions Julliard puis Pocket, 367 pages, 1994.


Portrait

Jean Malaurie ou l’Esquimau blanc

Monumental ouvrage que cet « Ultima Thulé - De la découverte à l’invasion d’un haut lieu mythique » de l’ethnologue Jean Malaurie (né à Mayence, en Allemagne, le 22 décembre 1922) que les éditions du Chêne viennent de rééditer pour la troisième fois (1990 par les éditions Bordas, 2000 et 2016 par les éditions du Chêne). Revu et augmenté par l’auteur lui-même, l’épais et élégant volume retrace les cent quatre-vingt-deux années de relations entre le peuple le plus septentrional de la planète et ses découvreurs, partis en quête du mythique pôle Nord au Groenland. Le narrateur décrit et explique sa passion ancienne pour les peuples du Grand Nord, ces Esquimaux en qui il voit « les sentinelles de la planète » et que la mondialisation, autre forme du colonialisme occidental selon lui, menace dans leur identité et dans leur intégrité. Il rappelle que ce sont les Vikings, venus d’Islande au Xe siècle avec Erik le Rouge, qui ont colonisé les premiers le pays mythique des hyperboréens associés au culte d’Apollon, dieu solaire et dieu du Nord, établissant des rapports commerciaux pendant cinq cents ans, sur la côte sud-ouest du pays.

Paul-Émile Victor m’a mis le pied à l’étrier
Un père admiré mais distant, à l’austérité janséniste, officier du renseignement et agrégé d’histoire, une mère dont il hérite l’atavisme écossais, un parrain philosophe, Léonard Constant, qui fut le compagnon et l’inspirateur de Marc Sangnier, fondateur du premier mouvement de christianisme social (Le Sillon), il accomplit ses humanités à Saint-Cloud (lycée Hoche) puis à Paris (lycées Condorcet et Henri IV, faculté des lettres). Il s’intéresse à la botanique dans le grand jardin de la propriété familiale, à Garches, aussi attentif qu’un naturaliste à guetter la floraison de plantes aussi humbles que la primevère et le chèvrefeuille ou à apprécier la croissance des arbres dans le bois adjacent de Saint-Cucufa. Si L’Île au trésor de Stevenson et Olivier Twist de Dickens éveillent la sensibilité de l’enfant, l’étudiant vibre aux écrits de Gaston Bachelard, Georges Bernanos, Jules Michelet, Arthur Rimbaud, Édouard Suess (géologue autrichien), Jean-Baptiste Vico et Simone Weil. Jeune géographe à l’école d’Emmanuel de Martonne, il prend part, en 1948 et 1949, aux expéditions glaciologiques et météorologiques dirigées par Paul-Émile Victor. Il reconnaît que le créateur des Expéditions polaires françaises lui a mis le pied à l’étrier. Le 29 mai 1951 est à marquer d’une pierre blanche : il est le premier homme à traverser, ce jour-là, avec son ami esquimau Kutsikitsoq, le secteur du pôle géomagnétique nord, au moyen de deux traîneaux à chiens. Suivront, dans les toundras désertiques des terres d’Inglefield, de Washington et d’Ellesmere, souvent à - 40° C, trente et une missions poursuivies dans le cadre du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) ou du Centre d’études arctiques qu’il a fondé en 1957. Les missions ont pour programmes, outre la géomorphologie (1951) et la paléoclimatologie (1967 et 1969), la démographie, la généalogie, la microéconomie de subsistance, l’ethnographie, l’histoire, l’écologie animale et humaine. En 1957, l’EHESS lui offre la direction d’études de géographie arctique qui est la première chaire polaire de l’université française. Depuis 1992, il préside le Fonds polaire Jean Malaurie du Muséum national d’histoire naturelle de Paris et, depuis 2011, l’Institut arctique Jean Malaurie à Saint-Pétersbourg.

Le grand œuvre de « Terre humaine »
Dans l’ouvrage « Ultima Thulé - De la découverte à l’invasion d’un haut lieu mythique », les portraits qu’il livre des découvreurs s’appuient sur une documentation colossale qu’illustre fort judicieusement une iconographie jamais rassemblée jusqu’alors. Ce sont : le capitaine John Ross (1777-1856) et l’officier de marine Sir John Franklin (1786-1847), sujets britanniques, les capitaines et médecins de marine américains Elisha Kent Kane (1820-1857) et Isaac Israël Hayes (1832-1881), leur compatriote et capitaine Charles Francis Hall (1821-1871), le capitaine britannique George Strong Nares (1831-1915), le marin groenlandais Hans Hendrik (1834-1889), le lieutenant Adolphus Washington Greely (1844-1935), l’amiral Robert Edwin Peary (1855-1920) et le docteur Frederick Albert Cook (1865-1940), tous trois américains, le journaliste et explorateur dano-groenlandais Ludvig Mylius-Erichsen (1872-1907), les Danois Knud Rasmussen (1879-1933), Peter Freuchen (1896-1957) et Lauge Koch (1892-1964), Lord Edward Shackleton (1911-1994) et l’ethnologue danois Erik Holtved (1899-1981). À noter qu’en 1906, L. Mylius-Erichsen engage Alfred Wegener comme météorologue de son expédition. Étudiant en médecine de 26 ans, celui-ci deviendra célèbre en élaborant la théorie de la tectonique des plaques ou « dérive des continents ». Le géophysicien allemand devait mourir gelé sur l’inlandsis (désert de glace) groenlandais en novembre 1930 au retour de la station d’Eismitte.
« Si Hall avait indiqué la voie (1867-1868), établit Jean Malaurie, il faudra attendre Peary, en 1891, pour que les Esquimaux soient massivement associés aux expéditions polaires, et Rasmussen (1909) pour que les Inuit soient traités en égaux. » Le narrateur loue l’intelligence prophétique et l’humanité native du troisième nommé, anthropologue dano-groenlandais qui donnera, en 1910, avec son compagnon Peter Freuchen, le nom fabuleux de Thulé à Uummannaq, petit village de la baie de l’Étoile-polaire situé à 1 500 km du pôle Nord. « Il dotera les Esquimaux polaires d’un destin légendaire, ajoute-t-il, qui les obligera à se dépasser et à devenir la figure de proue de tous les peuples inuits, de la Tchoukotka sibérienne, leur berceau, à la côte orientale du Groenland. » Il dénonce avec la même persuasion la déloyauté et l’imposture de certains de ses prédécesseurs qui ont investi le pôle de l’Arctique sans grand respect pour les Inuits et leur civilisation si singulière. À plusieurs reprises, dans le cours du récit, il décoche ses flèches les plus acérées aux militaires américains qui ont envahi le territoire du Thulé en juin 1951 pour y implanter, sans la moindre autorisation autochtone, une base aérienne ultrasecrète, avant d’en déporter les populations locales, en 1953, à 150 km au nord de la station. « Le 15 juin 1951 a été une date essentielle de ma vie, écrit-il à ce sujet. J’ai compris que l’on ne peut être un scientifique aux côtés d’un peuple sans être son avocat dans les temps de grand péril. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit "Les Derniers Rois de Thulé", paru en 1955. »
« Je m’autorise à considérer, énonce-t-il en juin 2016, que le Danemark se doit - je ne cesserai de le répéter -, dans l’esprit même de sa politique plus que deux fois séculaire de respect d’un Groenland groenlandais, de rendre son indépendance au Groenland ; le Groenland ne peut pas être indépendant aussi longtemps qu’une base militaire étrangère est installée en proue de cette grande île géostratégique. Cette base américaine doit être fermée et un Groenland indépendant doit être rendu par la puissance protectrice, aux autorités de Nuuk. »
Dans la droite ligne des « Derniers Rois de Thulé » (un de ses douze ouvrages), il créé la collection « Terre humaine » chez l’éditeur Plon qui rassemble à ce jour une centaine de tomes, écrits par de grands témoins dont l’un des tout premiers fut Claude Lévi-Strauss avec « Tristes Tropiques » (1955), avant « Le Cheval d’orgueil » (1975) de Pierre Jakez Hélias et « L’Été grec » (1976) de Jacques Lacarrière. Des témoins réputés ou inconnus, chaman Yanomami, curé normand, poilu de 1914-1918, braqueur de banques, coiffeuse japonaise, mineur de fond artésien, condamné à mort, paysanne hongroise, patron-pêcheur, savant philosophe, paria de l’Inde, clochard, indien Hopi… Des témoins liés par la fraternité sociale, tous camarades en terre humaine, s’exclamait à leur propos Jakez Hélias.

Jean Malaurie, ambassadeur de bonne volonté de l’Arctique à l’Unesco :
ses pairs l’ont surnommé l’Esquimau blanc © Photo AFP - Pierre Andrieu

  • Ultima Thulé - De la découverte à l’invasion d’un haut lieu mythique, par Jean Malaurie, éditions du Chêne, 440 pages, 2016 ;
  • Les Derniers Rois de Thulé, par J. Malaurie, Librairie Plon, 864 pages, 1996.

Lecture complémentaire :

  • Le roman des Pôles : Vers le pôle, de Fridtjof Nansen, De l’Atlantique au Pacifique par les glaces arctiques, de Roald Amundsen, Le "Français" au pôle Sud, par Jean-Baptiste Charcot, éditions Omnibus, avant-propos de Jean-Louis Etienne, 970 pages, 2008.


Varia : quand les médias de masse fabriquent le réel
« "Le message est clair et net, explique Richard David Precht (Die Zeit, 1996) : les médias ne nous informent pas sur la réalité." Ils l’occultent, la déforment, la trient en sélectionnant les événements les plus pertinents à leurs yeux. Bref, ils la construisent. "Les nouvelles telles qu’elles sont présentées sont fabriquées selon des règles, des schémas que les journalistes ont déjà en tête", explique Nikolaus von Festenberg dans le Spiegel. La dimension morale des choses est l’un de ces schémas, dont l’effet est de réduire la complexité du réel : en distribuant les rôles de bons et de méchants, les médias mettent en valeur, écrit Luhmann, "la façon dont le monde doit être lu". Le privilège accordé à la nouveauté, au frappant, au scandaleux est une autre de ces règles de fonctionnement qui aboutissent à la création d’un effet de réalité trompeur. Dont il s’ensuit, résume Precht, que "la vraie fonction des médias est d’irriter. La télévision et les journaux informent des contradictions et des incohérences de l’existence. Ils apportent l’inquiétude dans la société".
« Les journalistes se trompent d’ailleurs eux-mêmes, qui comprennent leur travail comme un service rendu au public. Or ce dernier leur est foncièrement étranger. "Dans l’univers professionnel des médias, le public réel reste aussi invisible que la face cachée de la Lune, remarque Precht. L’image que les hommes de presse s’en font est une chimère."
« Autre phénomène observé par Luhmann : la colonisation de l’intériorité par les médias de masse. Les films, sitcoms et autres talk-shows proposent aux téléspectateurs de fugaces identités de substitution. Comme l’explique Festenberg, "Luhmann montre comment la presse et la télévision fournissent à l’homme moderne des scénarios et des schémas. Selon lui, la quête de sa propre identité est elle-même soumise à l’influence des médias". La publicité, enfin, participe de ce modelage de l’individu : en diffusant des schémas esthétiques, elle offre "des goûts à celui qui n’en a pas". »
Extrait de « La réalité est une illusion médiatique », à propos de l’ouvrage de Niklas Luhmann, « La Réalité des médias de masse » (éditions Diaphanes, 2013), critique issue de la revue « Books », n° 45, juillet-août 2013, 106 pages.


Carnet : la religion et la morale
Fin observateur de notre société, Jean Guitton (1901-1999) se plaisait à comparer l’état de la religion et de la morale et plus spécialement les mutations soudaines ainsi que les analogies que l’une et l’autre révèlent. « De même que la religion s’affaiblit mais que grandit la religiosité, analysait le philosophe et écrivain, de même la morale s’efface pour laisser s’accroître la moralité, c’est-à-dire une morale plus pure. »

Critiques
Ce critique-là ne ménage pas ses efforts pour être élogieux sans pouvoir cacher combien en réalité le roman lui déplaît ; celui-ci envoie une semonce un peu ridicule à son auteur par son ton de grand-père qui morigène un gosse.

Téthys et la Méditerranée
« Dès l’époque primaire, enseigne Fernand Braudel (1902-1985) dans "Les Mémoires de la Méditerranée", à des millions et des millions d’années du temps présent, à une distance chronologique qui défie l’imagination, un large anneau maritime (la Téthys des géologues) va des Antilles au Pacifique. Il coupe en deux, dans le sens des parallèles, ce qui sera, bien plus tard, la masse de l’Ancien Monde. La Méditerranée actuelle est la masse résiduelle des eaux de la Téthys, qui remonte presque aux origines du globe. »
(Vendredi 6 octobre 2017)



Billet d’humeur

La religion de l’écologie

L’Église catholique romaine invoque aujourd’hui saint François d’Assise comme le premier écologiste catholique parce qu’il prêchait aux animaux. Un an après son élection, en 1979, Jean-Paul II proclamait le saint d’Assise patron des écologistes et incitait ses ouailles à défendre le milieu naturel, appariant la sauvegarde de l’environnement avec l’observation de la morale. L’engagement religieux dans les luttes environnementales et rurales est une vieille histoire. En Angleterre, au XVIIe siècle, au sein de la Société religieuse des Amis (ou Quakers) qu’il avait fondée, George Fox prônait le travail de la terre et la culture de ses fruits en opposition au gaspillage et aux pollutions de la nature. Au Brésil, une Commission pastorale de la terre créée en 1975 à l’initiative d’un cénacle d’évêques suscitait dix ans plus tard la constitution du Mouvement des paysans sans terre qui fomente des occupations de terres par des milliers de familles dans plusieurs régions du pays. Dans le Northumberland, alors que des Lords fustigent l’installation d’éoliennes « qui défigurent les paysages et exaspèrent les populations », l’évêque anglican de Newcastle, Martin Wharton, y est favorable au point de faire broder sur sa chasuble une turbine éolienne en signe de l’engagement écologique de son diocèse. Proche par sa forme de la croix chrétienne, la turbine éolienne mettra un terme au changement climatique, selon le prélat, et sauvera l’humanité pécheresse…



Lecture critique

Les madrigaux de Maurice Roche

Évoquer le nom de Maurice Roche (Clermont-Ferrand, 1924-Saint-Cloud, 1997), ce n’est pas seulement reconnaître son importance dans les milieux littéraires, c’est aussi souligner l’inimitable art du madrigaliste qui est le sien.
Dans une écriture polyphonique qui touche au plus près de ce qui constitue « l’essence poétique », l’auteur de Circus, CodeX, Compact et Je ne vais pas bien mais il faut que j’y aille s’attaque à l’imposture de la propagande, dénonce le discours des médias et démasque l’alibi culturel du slogan publicitaire, voire politique. La lettre, le mot, la phrase, le discours, les procédés graphiques, l’architecture phonétique du texte, son relief vocal, les emprunts aux écritures orientales, aux idéogrammes, aux hiéroglyphes incitent à changer nos habitudes de lecture. Pour que la parole de Roche se livre, il faut lire la page en entier, comme on déchiffre un tableau, une image.
Les (quarante) signataires du livre « La Violence, le chant, Maurice Roche », parmi lesquels Jean-Louis Baudry, Mathieu Bénézet, Alexandre Calder, Jean-Pierre Faye, Édouard Glissant, Antoine Graziani, Jean Laude, Jean-Marie Le Sidaner, Valère Novarina, Jean-Noël Pancrazi, Jean Paris, Denis Roche, Jules Roy, Guy Scarpetta, Gérard Titus-Carmel et Jean-Noël Vuarnet, nous livrent les clefs de cet art du montage et de l’ellipse.

  • La Violence, le chant, Maurice Roche, collectif, éditions Les Voisins du Zéro à l’Isle-sur-la-Sorgue, 224 pages, 1994.


Portrait

L’espace et l’œuvre selon Jean-Michel Sanejouand

On sait la multiplicité des réponses qu’apportent les artistes à la question du lieu. Et il est illusoire de vouloir circonscrire l’énorme hétérogénéité des propositions artistiques qui fondent leur postulat sur l’œuvre d’art in situ ou ex situ. À cet égard, l’œuvre de Jean-Michel Sanejouand (Lyon, 18 juillet 1934), pour peu qu’elle soit analysée avec pertinence et pédagogie sur un peu plus d’un demi-siècle d’expérimentations et de créations permet au néophyte curieux et à l’amateur chevronné de repérer plusieurs orientations fondamentales de l’art d’aujourd’hui. Accompagnant la double exposition de Nantes (HAB Galerie-Hangar à Bananes) et de Carquefou (Frac des Pays de la Loire) en 2012, l’ouvrage intitulé à l’exemple de la manifestation éponyme « Jean-Michel Sanejouand. Rétrospectivement… » procède d’une véritable monographie admirablement servie par les textes critiques de Julie Portier, journaliste et critique d’art, et Anne Tronche, critique d’art et commissaire d’exposition. Sculpture, peinture, photographie, espace/installation/jardin de pierres ne cessent d’interroger et d’estomper les limites entre réel et artifice. « Dans la mesure où en se rendant maître d’un mode d’expression - que ce soit le langage de l’objet, l’intervention dans le paysage, ou l’utilisation des formes picturales - Jean-Michel Sanejouand en fait essentiellement la forme figurée d’un raisonnement sur l’espace, considère Anne Tronche. "Le contraire du plein n’est pas le vide, a-t-il en un temps déclaré, mais l’espace, l’espace au sens concret." »

Penser le monumental
Après des études de droit dans sa ville natale et un cursus parisien dans les sciences politiques, il exécute ses premières peintures abstraites aux dernières années de la décennie 1950-1960. Il tourne la page de ces préliminaires picturaux en 1962 œuvrant sur les formes et les matériaux, une expérience marquée par des « Alignements de pierres » et la thématique des « Charges-objets » (plus de 125 numéros) où des objets familiers sont débarrassés de leur valeur d’usage au gré de la représentation esthétique. En l’occurrence, des toiles de bâche à rayures, des grillages ou des bandes de linoléum imprimé recouvrent le traditionnel châssis du peintre et s’opposent quelque peu aux manifestations du Pop Art et du minimalisme qui s’épanouissent outre-Atlantique. Dès 1967 (et jusqu’en 1974), il intervient directement sur les lieux d’exposition, dans des chantiers et au milieu de sites naturels avec les « Organisations d’espaces ». Échafaudages, grues, coffrages de béton, miroirs, équipements ou éléments colorés redessinent parfois des sites monumentaux : il réalise des plans d’organisation d’espace au parc de Piestany, en Tchécoslovaquie (1969) et dans la cour ducale du château des Sforza à Milan (1969), il charpente la cour de l’École polytechnique d’un emboîtement de doubles cubes métalliques (1967), il installe cent outres de plastique transparent emplies d’eau distillée dans la cour pavée du musée suédois de Lund (1967), il bâtit un mur de formica noir dans la diagonale de la galerie Yvon Lambert (1968), il bombarde en 1972 le cratère du Vésuve avec des blocs de glace afin d’écouter la réponse du volcan…  Il envisage même un aménagement de la vallée de la Seine, du Havre à Paris, où il intègre ses propres préoccupations en matière conceptuelle, écologique et politique (1969-1972). Parallèlement, dès 1968 et durant dix ans,  il réalise des dessins et des peintures sous le titre générique de « Calligraphies d’humeur » : au pinceau et à l’encre de Chine, il figure des saynètes absurdes ou drôles, violentes et érotiques, qui mettent en scène des femmes, des hommes et des animaux sur les planches d’un théâtre dérisoire et burlesque. L’année 1978 marque le retour de la peinture figurative avec les « Espaces-peintures » (1978-1987) aux couleurs toniques : il peint des paysages à la limite de l’abstraction où apparaissent quelques éléments colorés, tels masques, paysages schématiques, gestes lyriques, arbres isolés. Le recours à l’acte photographique intervient avec les « Tables d’orientation » (1974-1977) qui réorganisent les territoires (des hémisphères Nord et Sud) au moyen de l’image argentique et de la cartographie. Dès les années quatre-vingt-dix, la photographie marouflée sur la toile, la sculpture et la sculpture-peinture restent privilégiées dans l’atelier de Vaulandry (Anjou). Ainsi que l’assemblage de galets et/ou silex trouvés au hasard de ses promenades, des volumes enrobés d’un noir profond qui en annule la consistance minérale, les cassures anciennes et les failles de l’érosion : « Dans les assemblages ainsi constitués, observe Anne Tronche, il est possible de voir un passeur sur la sombre barque de Charon, un totem rappelant l’art des Olmèques, un temple primitif ou le museau tendu d’un animal à la recherche d’une proie. Mais nous savons qu’en traquant ces événements accidentels, Sanejouand ne fut pas en quête d’une figure précise. Passer du caillou à la sculpture est la méthode qu’il a trouvée pour penser le monumental. » Autres séries thématiques à signaler : « Jeux de Topo » (1963), « Peintures en noir et blanc » (1986-1992), « Sculptures » (depuis 1989), « Peintures » (1992-1996), « Sculptures-peintures » (1996-2001), « Espaces critiques » (2002-2008) et « Espaces & Cie » (2009).

Un credo écologique
Dans le questionnement perpétuel des lieux et de la représentation auquel il se livre, très souvent l’artiste divulgue ses priorités, son credo : conserver la forêt nourricière, défendre l’espace agricole utile, déplacer les zones d’habitation vers certains des espaces agricoles  et prévoir suffisamment de zones de loisirs à proximité des espaces d’habitation. Aussi participe-t-il à des symposiums consacrés à l’espace et à l’environnement où il fait part de ses idées : multiplier la circulation souterraine, concevoir des avertisseurs antipollution, généraliser l’information permanente en faveur de l’environnement et de la biodiversité, favoriser de nouvelles communications entre l’homme et la nature. Autrement dit inverser l’image de la solitude moderne qu’il décrit avec une si pénétrante lucidité à travers ses œuvres sculptées, dessinées, peintes, photographiées et mises en espaces.

Jean-Michel Sanejouand © Photo X, droits réservés

  • Jean-Michel Sanejouand : Rétrospectivement…, textes de Julie Portier et Anne Tronche, éditions Skira Flammarion, 216 pages, 2012
  • Jean-Michel Sanejouand - Rétrospective 1963-1995, textes de François Barré, Robert Fleck, Fabrice Hergott et Germain Viatte, éditions Centre Georges Pompidou, 144 pages, 1995

Lectures complémentaires :

  • Nouveau Dictionnaire des artistes contemporains, par Pascale Le Thorel, éditions Larousse, 360 pages, 2010 ;
  • Dictionnaire de l’art moderne et contemporain, sous la direction de Gérard Durozoi, éditions Hazan, 680 pages, 1993 ;
  • Dictionnaire international des arts, par Pierre Cabanne, éditions Bordas, 1440 pages, 1979.

Varia : le printemps des hirondelles

« Ésope déjà, au VIe siècle avant J.-C., racontait dans ses fables l’histoire d’une hirondelle hâtive, qu’un jeune homme avait prise pour une annonciatrice du printemps. Celui-ci vendit alors sa robe d’hiver et dépensa rapidement tout l’argent, mais le froid revint quelques jours plus tard. Le jeune imprudent mourut tout comme l’hirondelle. Chez chaque espèce, dans chaque population, il y a toujours une part des individus qui sont hors norme. En général, ils disparaissent comme l’hirondelle d’Ésope. Mais c’est parfois de ces erreurs que de nouveaux comportements et de nouvelles stratégies migratoires apparaissent. […]
« Les conditions météorologiques ont une influence importante sur la survie et la reproduction de nos deux hirondelles familières - rustique et de fenêtre. En particulier les conditions rencontrées sur les sites d’hivernage africains et la pluviosité printanière en Europe. Identifier les régions dans lesquelles l’hirondelle rustique bénéficiera du changement climatique et celles où celui-ci sera problématique ne suffit pas. Il faut considérer également les futures pratiques agricoles pour avoir une meilleure vision de l’avenir.
« Une récente étude en Italie du Nord a montré que cette espèce déclinait de 9,3 % par an dans les milieux de culture intensive, contre 1,3 % dans les paysages collinéens dominés par l’élevage. L’hirondelle rustique est donc plutôt la messagère de la nécessité d’une agriculture plus paysanne, moins industrielle, et d’une revalorisation d’un élevage extensif de qualité. […]
« Comme tous les oiseaux, l’hirondelle est capable de mémoriser très précisément le lieu qui l’a vue naître. Elle constituerait une sorte de cartographie à deux dimensions, comme des coordonnées X et Y, et naviguerait comme nous le ferions à l’aide d’un GPS. Pour cela, elle est capable de détecter d’infimes variations du champ magnétique entre là où elle se trouve et l’endroit où elle est née. Mais cela ne suffit pas. Plusieurs expériences suggèrent que l’odorat est également important pour la navigation. Quel rôle ce dernier peut-il jouer, sur quel gradient peut-il s’appuyer ? Malgré de très nombreuses recherches, la navigation des oiseaux demeure l’un des plus grands mystères actuels. »
Extraits de « Pourquoi une hirondelle ne fait-elle pas forcément le printemps ? », une interview de Maxime Zucca, chargé de mission naturaliste à Natureparif, l’agence régionale pour la nature et la biodiversité en Île-de-France, interview recueillie par Jean-Philippe Paul, dans « Salamandre - la revue des curieux de nature », n° 226, février-mars 2015, 66 pages, Neuchâtel.


Carnet : lectures d’enfance
J’ai découvert tardivement les livres pour enfants en tant que père afin de les lire à mon fils. En fait, je leur ai substitué les Contes et légendes de la librairie Fernand Nathan qui me venaient à la fois de mon père et de mes deux frères aînés. Les histoires collectées provenaient de toutes les régions du monde : Algérie (Clara Filleul de Pétigny), Antilles (Thérèse Georgel), Mexique (Robert Escarpit), Portugal (Gilda T. Cœlho), Suisse (André Cuvelier). Je me souviens de ces titres-là et surtout des Contes et légendes mythologiques d’Émile Genest qui ont sans doute compté dans ma vocation de journaliste dans ce qu’ils conjuguaient les apports de l’histoire, de l’anthropologie comme de l’archéologie, en empruntant à la tradition orale ce sens du récit qui implique le lecteur.

Le journalisme et les écrivains
Le 31 octobre 1910, Sido écrit à sa fille, l’écrivaine Colette (1873-1954) qui vient de lui annoncer le début de sa collaboration au quotidien Le Matin : « Tu prends un engagement bien lourd avec Le Matin. C’est la fin de tes œuvres littéraires. Rien n’use les écrivains comme le journalisme. »
(Mercredi 18 octobre 2017)

Définitions de la littérature
Souvent l’écrivain écrit le livre qu’il aurait voulu lire. Il écrit avec ce qu’il a oublié comme il écrit avec ce qu’il ignore.

La recherche du « scoop »
Ah ! Cette tentation chez les journalistes de déborder sur la vie privée de leurs interlocuteurs, d’en franchir la frontière sacrée quand on cherche trop le « scoop » ou la « belle histoire » ! Daniel Schneidermann s’en souvient amèrement. Il ne se pardonne pas, et il a raison, ce pied qu’il glissa, un quart de seconde, dans l’embrasure d’une porte de l’appartement d’une famille accablée par un crime odieux.
 (Lundi 23 octobre 2017)

L’amygdale et les rêves
Des chercheurs se sont rendus compte qu’une région de notre cerveau ordinairement associée à la peur, l’amygdale, subit une intense activité pendant les rêves. Et ce ne sont pas forcément des cauchemars…

Révolution sémantique
Depuis quatre-vingt-ans, vingt-deux mille mots nouveaux sont apparus dans notre langue ! Nous travaillons ainsi des lexiques en pleine révolution sémantique. Chaque époque révèle ses évolutions en la matière, comme les vocabulaires de la biologie, de la Défense et de l’astronautique.

Jiezi, cheese ou ouistiti
« Jiezi ! » : clic, c’est dans la boîte ! Mon ami Zhou Shichao me demande de sourire pour la photo. En Chine, pour obtenir ce sourire, on vous fait dire « jiezi », « aubergine » en mandarin, l’équivalent de « cheese » ou de « ouistiti » usités par les photographes de Londres ou de Paris.
(Mardi 7 novembre 2017)



Billet d'humeur

Ave César !

Parmi les représentations connues de Jules César (Rome, 100-44 avant Jésus-Christ), une vingtaine sur près de deux cents portraits sont antiques (situés entre 50 et 44 av. J.-C.). Mais trois seulement ont été réalisés de son vivant : les pièces de monnaies à son effigie, le portrait du musée archéologique de Turin découvert à Tusculum en 1825 et un portrait du musée d’Arles découvert en 2007 dans le Rhône. L’identification du troisième au général et homme politique romain ne fait pas l’unanimité. On a quasiment la certitude que le « César de Turin » représente le dictateur. Son visage émacié se caractérise par un cou allongé marqué de plusieurs plis, une pomme d’Adam saillante, de petits yeux enfoncés dans les orbites, des arcades sourcilières étirées, la disposition décalée des oreilles, des rides de vieillesse et d’expression, des joues creuses avec des pommettes hautes, la tête largement dégarnie avec les deux golfes temporaux creusés et masqués chacun par une mèche de cheveux. Un autre buste conservé au musée Chiaramonti du Vatican et datant de l’époque augustéenne représente à coup sûr Jules César mais le sculpteur a idéalisé le personnage en gommant les défauts et les marques du vieillissement : la calvitie est absente et le cou étrangement lisse. Ave César !



Lecture critique

Mousses et hépatiques de France à la loupe

Le néophyte avancera le vocable « mousse » pour désigner d’une façon simpliste le végétal cryptogame qui pousse sous les arbres, sur la pierre et forme souvent un tapis moelleux sans donner la moindre fleur. Le botaniste, quant à lui, en appellera à la bryologie qui étudie trois lignées de bryophytes (1), plantes terrestres qui ne possèdent pas de vrai système vasculaire, à savoir les mousses, mais aussi les hépatiques et les anthocérotes. Les historiens des sciences estiment que les bryophytes sont apparues il y a environ 440 millions d’années à la surface de la terre, vraisemblablement issues de la transformation d’algues qui se seraient adaptées à la vie aérienne. Végétaux chlorophylliens (le vert domine mais elles peuvent aussi être brunes, dorées, jaunes, noires ou rouges), les bryophytes sont des plantes photosynthétiques, c’est-à-dire qu’elles produisent les nutriments nécessaires à leur alimentation, et cela à partir de la lumière, de l’eau, du dioxyde de carbone et, surtout, des sels minéraux. L’observation et la détermination de ces végétaux, en majorité de petite taille, imposent au bryologue l’utilisation d’instruments d’optique. Les bryophytes se reproduisent par voie sexuée (fécondation) ou asexuée (sans fécondation). Elles observent une alternance de générations, la génération gamétophytique (qui comprend le protonéma, structure filamenteuse issue de la germination de la spore, et le gamétophore, tige feuillée ou pédicelle) et la génération sporophytique (qui produit les spores). « À la différence des plantes dites "vasculaires" dont la génération dominante (plante verte) est le sporophyte, chez les bryophytes (cryptogames dits "cellulaires"), la génération dominante, plus ou moins pérenne, est le gamétophyte » : auteurs du Guide découverte des « Mousses et hépatiques de France. Manuel d’identification des espèces communes » (Biotope éditions), Vincent Hugonnot, Jaoua Celle, bryologues, et Florine Pépin, chargée de mission d’un cabinet spécialisé dans les études d’impact environnemental et les inventaires botaniques, insistent en outre sur le fait que « la classification des bryophytes (établie selon des critères morphologiques et anatomiques) a subi de très importants remaniements depuis le début du XXIe siècle et connaît encore aujourd’hui d’indispensables "perturbations" qui devraient conduire, à plus ou moins long terme, à une certaine stabilisation des principales unités taxonomiques. »

Une grande diversité d’habitats
13 000 espèces de bryophytes ont été recensées à la surface de la planète, mais il y en aurait entre 15 000 et 25 000 espèces, apprend-on, parmi lesquelles près de 1 200 ont été inventoriées dans l’hexagone : 800 espèces de mousses, 300 espèces d’hépatiques et 4 espèces d’anthocérotes. La multiplicité de leurs exigences écologiques leur vaut de croître dans une grande diversité d’habitats, tels pelouses, prairies, landes, forêts, substrats rocheux, sources, tourbières, bord de mer, villes, villages et autres habitats anthropiques, jusqu’aux jardins de particuliers qui recèlent une large gamme d’espèces ! Les bryophytes peuvent être observées toute l’année. L’hiver et le printemps sont plus favorables mais il convient d’attendre le printemps ou l’été pour voir fructifier certains taxons. Néanmoins, en période estivale, certaines espèces se dessèchent tant qu’elles deviennent invisibles. D’autres ne subsistent que sous la forme de spores.

Excellents bio-indicateurs du patrimoine naturel
Dans leur ouvrage, V. Hugonnot, J. Celle et F. Pépin déplorent que l’utilité des bryophytes reste si peu exploitée dans l’appréciation ou le diagnostic de l’état de santé des habitats naturels. Pourtant, ces végétaux s’avèrent d’excellents marqueurs ou bio-indicateurs du patrimoine naturel et végétal en particulier. Ils contribuent, et de manière décisive, à la structure et au fonctionnement de l’écosystème. Ainsi leur capacité de rétention d’eau, à un niveau cellulaire, participe à la régulation des flux d’eau. L’hydrologie de nos régions est sensible à leur présence et plus spécialement à celle des sphaignes attachées aux tourbières. Enfin, ils jouent leur rôle dans la stabilisation des sols ainsi que dans le renouvellement de la matière organique (humus et tourbe). La dépendance de nombreuses espèces animales à leur bon développement est également attestée.
Hélas ! les menaces qui pèsent sur les mousses et hépatiques sont elles aussi déplorées : agriculture intensive, exploitation forestière, artificialisation des espaces boisés, introduction d’espèces exotiques, surpâturage, imperméabilisation des territoires à urbaniser, pollutions de toutes sortes. Longtemps oubliés des textes et des mesures de protection réglementaire, les bryophytes sont enfin devenus les bénéficiaires de campagnes et d’inventaires visant à mieux les sauvegarder. Parmi les 400 espèces de bryophytes répertoriées dans le présent guide - deux cent environ y font l’objet de fiches détaillées, 12 espèces sont protégées à l’échelle nationale du fait de leur rareté et des menaces d’extinction pesant sur elles. En outre, les effets du réchauffement climatique sont déjà sensibles dans certaines parties de la France, avec une migration vers le nord d’espèces réputées méridionales, ou une pénétration à l’intérieur des terres d’espèces naguère strictement littorales. Il est même à craindre, selon V. Hugonnot, J. Celle et F. Pépin, que certaines espèces d’altitude (combes à neige, etc.) ne disparaissent dans les années à venir faute d’habitats de substitution et de microclimats favorables.

  • (1) Un botaniste allemand, Alexandre Braun (Ratisbonne, 1805-Berlin, 1877) a forgé le mot « bryophyte » en accolant deux mots grecs, bryo qui veut dire mousse et phytos qui signifie plante.
  • Mousses et hépatiques de France. Manuel d’identification des espèces communes, par Vincent Hugonnot, Jaoua Celle et Florine Pépin, éditions Biotope, 320 pages, 2017 ;

Lecture complémentaire :

  • Initiation à la bryologie - Voyage au cœur de la vie secrète des mousses, par Sébastien Leblond et Anabelle Boucher, Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 44 pages, octobre 2011.


Portrait

Régis Debray, penseur lucide et polygraphe hors-norme

Le 18 novembre 1967, quelques semaines après la mort de l’Argentin Ernesto Che Guevara (né en 1928), prétendument assassiné sur ordre de la CIA (Central intelligence agency), Régis Debray (Paris, 2 septembre 1940), est condamné à trente ans de prison, la peine maximale, par un tribunal militaire bolivien siégeant à Camiri, la cité pétrolière du sud-est de la Bolivie, au terme d’un long procès précédé d’un emprisonnement constellé de vexations, d’interrogatoires et d’accusations fantaisistes. Ami de Fidel Castro (1926-2016), le jeune intellectuel et révolutionnaire, professeur de philosophie au lycée de Nancy, était jugé pour sa participation à la guérilla castriste, une troupe de partisans où il s’était donné le nom de Danton. À ses côtés, sur le banc des accusés, six autres « guérilleros » dont le peintre argentin Ciro Roberto Bustos et le journaliste anglo-chilien George Andrew Roth, arrêtés avec lui, le 20 avril 1967, dans le maquis, près de Muyupampa.

De Castro à Mitterrand
Quatre ans plus tard, il est extrait des geôles de la contre-révolution après une campagne internationale de mobilisation où émergent, au côté de sa femme, l’historienne vénézuélienne Elizabeth Burgos (Valencia, 1941) et du gouvernement pompidolien, Yves Montand, Simone Signoret ainsi que l’éditeur François Maspero. Écrit en 1963 après un voyage d’étude en Amérique du Sud, l’ouvrage « Le Castrisme ou la Longue Marche de l’Amérique latine », publié dans la revue Les Temps modernes, avait étonné et séduit le dictateur cubain qui avait invité l’auteur à séjourner dans une de ses résidences cubaines en 1966. R. Debray relate ce long compagnonnage (1966-1989) dans « Loués soient nos seigneurs - Une éducation politique » (1996), roman psychologique autant qu’autobiographie où il se raconte depuis la lutte armée en Amérique latine des années soixante aux coulisses de la République française des années quatre-vingt. Castro le conduit à Guevara, Guevara à Salvador Allende, et cet itinéraire affectif et révolutionnaire à François Mitterrand. En avril 2001, R. Debray est refoulé à l’aéroport de Boston et expulsé des États-Unis où il devait donner des conférences à l’université, en raison de son vieil engagement aux côtés de Fidel Castro et de Che Guevara mais aussi de l’antipathie philosophique et géopolitique qu’il cultive à l’égard du pays de l’oncle Sam. Selon son ami l’ancien ministre Hubert Védrine, il suffirait qu’il se rende à l’ambassade des États-Unis et qu’il abjure officiellement le castrisme de sa jeunesse pour qu’on lui accorde un visa… « Mais ça, il ne voudra jamais le faire », estime sa fille Laurence (Paris, 1976), historienne.
Revenu à la pensée et à la littérature, Le polygraphe hors-norme qu’il est devenu a écrit soixante-douze ouvrages ! Analyste vétilleux du pouvoir politique et intellectuel, il a fondé sa propre discipline, la « médiologie » qui veut développer non l’étude des médias, mais une réflexion pluridisciplinaire sur les moyens de communication des idées et des symboles, des dogmes et des croyances.

Petit Chanteur à la croix de bois et académicien Goncourt
Il se targue d’être le neveu du professeur de médecine Pierre Debray-Ritzen (1922-1993) qui dénonça les superstitions inculquées par la psychanalyse. Régis Debray a été petit chanteur à la croix de bois et il a débuté ses humanités au réputé lycée Janson-de-Sailly. Parmi ses souvenirs d’adolescent, il se plaît à rappeler avoir vu le pape Pie XII (1876-1958) visitant la basilique Saint-Pierre à Rome. Pourtant, frotté aux courants existentialiste et marxisant de la fin de la décennie 1950-1960, sa foi s’étiole sans émousser son intérêt pour le fait religieux. Entré à l’École normale supérieure (ENS) en 1960, son « caïman » (répétiteur) Louis Althusser (1918-1990) le considère comme le philosophe de l’avenir en lui remettant une de ses copies annotée ainsi : « 17/20, vous êtes brillant et profond, vous avez tous les dons : venez me voir ! ». Agrégé de philosophie en 1965, il débute son périple latino-américain qui s’achèvera par son arrestation en Bolivie. En 1981, il est chargé de mission à l’Élysée (pour les relations internationales), « ami du deuxième cercle de François Mitterrand », avant d’être nommé pour deux ans, en 1984, secrétaire général du Conseil du Pacifique Sud. Nommé maître des requêtes au Conseil d’État au tour extérieur en 1985, il démissionne en 1992. L’Exposition universelle de Séville (1991-1992), une thèse de doctorat intitulée « Vie et mort de l’image - Une histoire du regard en Occident » (1993), les Cahiers de Médiologie (1996-2003), le Collège international de philosophie (1998), l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (1998-2002), l’Université Jean Moulin à Lyon III en 1999 (où il enseigne la philosophie), l’Institut européen en sciences des religions à Paris XIV (2002-2004), la revue Médium (créée en 2005) et l’académie Goncourt au 7e couvert - celui de Michel Tournier (2011-2015) - jalonnent les vingt-cinq années suivantes.

Dénonciations et exercices d’admiration
Régis Debray habite toujours à Paris l’immeuble où résida le poète Aimé Césaire (1913-2008), à proximité du théâtre de l’Odéon. Il regrette aujourd’hui le temps perdu pour la politique. En son temps, l’écrivain Julien Gracq (1910-2007) avait vainement tenté de dissuader son jeune ami de prolonger cet engagement soulignant que « la politique n’était plus une activité sérieuse pour l’esprit ». Dans ses écrits, plus vigoureusement dans « Civilisation - Comment nous sommes devenus américains », il déplore le déclin du vieux continent européen devenu une province de l’empire américain qu’avait pressenti dès 1943, selon lui, la philosophe Simone Weil (1909-1943). L’hégémonie des États-Unis dévore des pans entiers de la culture française, déplore-t-il, et le pamphlétaire multiplie l’inventaire vertigineux des marques et signes de la destitution européenne. À travers ses cours, ses séminaires, sa revue et ses livres de vulgarisation, il poursuit une autre guérilla, intellectuelle celle-là. Il y dénonce les vertus décadentes de la démocratie, la religiosité, les mondanités et les complots des couloirs de l’Élysée, l’idéal européen et réformiste, l’éducation pédagogiste, la folie internaute, la modernité technique et marchande, la futilité consommatrice, la culture de masse. Scrutant l’inconscient religieux de nos sociétés, il prétend qu’aujourd’hui, sous Emmanuel Macron, notre vieux pays « catho-laïque » est saisi par un épisode néo-protestant. Le réquisitoire sans appel porte de très nombreuses et cuisantes accusations. Mais elles sont proférées avec un immense talent d’écrivain, une érudition tous azimuts, une richesse de vocabulaire considérable mâtiné de propos canailles, le goût de la formule et de la métaphore. La dénonciation du temps comme il va est tempérée d’exercices d’admiration où il dit se délecter et se ressourcer en relisant les Mémoires du cardinal de Retz et les Mémoires de guerre de Charles de Gaulle, les Manifestes surréalistes d’André Breton, les Dits et écrits de Michel Foucault, le La Fontaine (Le Poète et le roi) de Marc Fumaroli, La nuit sera calme de Romain Gary, Le Miroir des Limbes d’André Malraux, le Bloc-notes de François Mauriac, le Journal de Jules Renard, Les Mots de Jean-Paul Sartre, les Exercices de survie de Jorge Semprún et Le Cimetière marin de Paul Valéry.

  • Civilisation - Comment nous sommes devenus américains, éditions Gallimard, collection Blanche, 240 pages, 2017 ;
  • Allons aux faits - Croyances historiques, réalités religieuses, coédition Gallimard/France Culture, 256 pages, 2016 ;
  • Carnet de route - Écrits littéraires (Points de repère, Un jeune homme à la page, La Frontière, L’Indésirable, La neige brûle, Les Masques, Comète ma comète, Loués soient nos seigneurs, Le Tintoret, Contre Venise, L’Apostat, Le Bel Âge, Le Plan Vermeil, Happy Birthday !, Benjamin, dernière nuit, À sauts et à gambades, Un trèfle à quatre feuilles), éd. Gallimard, collection Quarto, 1 152 pages, 2016 ;
  • Modernes Catacombes, éd. Gallimard, collection Blanche, 320 pages, 2013 ;
  • Jeunesse du sacré, éd. Gallimard, hors-série Connaissance, 208 pages, 2012.


Varia : cette table n’est vraiment pas une beauté…

« Cette table, sur laquelle je travaille depuis des années, n’est vraiment pas une beauté. Rien de moins authentique que ce morceau de formica, sorti d’un atelier de la plaine ; atelier de fabrication à la chaîne des années cinquante, lorsqu’on croyait supplanter, par l’artifice et l’imitation, la fraîcheur du monde !
« Pas de bois massif, donc, mais des réseaux de veines n’ayant jamais connu de sève. Des pieds qui s’amincissent ridiculement, comme par peur du sol.
« Cette table est si basse que mes jambes n’ont jamais pu loger dessous. Aussi, à chaque début de séjour, depuis seize ans, vais-je à la recherche de cales autour du chalet.
« Ce furent souvent des restes de bois grossiers, blocs à peine équarris mais coupés à la bonne longueur. Servant de combustible aux hôtes d’hiver, mes cales ont un beau jour rejoint la sente légère des nuages… Depuis quelques années, ce sont quatre fragments de briques noircies d’un four ancien qui me servent de cales. En fin de séjour, je les range toujours parmi les multiples outils démanchés, plus bons à rien, rendus indéchiffrables par l’usure ou simplement tombés en désuétude et entassés contre le mur le plus exposé aux intempéries, le mur de l’ouest, avec le vœu de les retrouver à la même place l’année suivante.
« De dimensions modestes, la table, ayant accueilli mes papiers, offre peu de place aux livres : seuls quelques compagnons essentiels.
« J’aime l’économie de cette table ; l’intemporalité de la table ; la santé sans faille de la table ! Elle se sait semblable à des milliers d’autres, et cela désarme toute critique ! Sa valeur marchande quasi nulle, son absence totale d’arrogance émeuvent le cœur ; et sa presque laideur, placée devant la fenêtre, exposée face aux montagnes, ne fait obstacle à rien. »
Extrait de « Habitations », texte d’Alain Bernaud (né en 1962), poète et écrivain, paru dans la revue « Conférence », n° 29, 768 pages, automne 2009.


Carnet : les schistes de Groix
L’île de Groix, dans le Morbihan, est un des rares endroits de la planète où l’on peut observer des schistes de 400 millions d’années ! Lors de la formation de la chaîne hercynienne, deux plaques océaniques se sont télescopées. Des bouts de la masse plongeante apparaissent aujourd’hui sous la forme de schistes bleus à l’est de l’île, tandis que les schistes verts, côté ouest, proviennent de la plaque chevauchante. Cette richesse géologique a conduit à la création d’une réserve naturelle géologique en 1982.
 (Lundi 20 novembre 2017)

Les Joueurs de cartes
Le journaliste Pierre Dumayet (1923-2011) aimait faire remarquer à ses auditeurs que Les Joueurs de cartes de Cézanne tiennent des cartes toutes blanches avec lesquelles ils ne pourront jamais jouer.
(Samedi 2 décembre 2017)




Billet d’humeur

La chasse au dahu

Le but est de persuader une personne naïve de se joindre à une équipe de chasseurs à la recherche d’un animal fantastique. En France et dans certaines régions d’Afrique du Nord, l’animal visé est un dahu, une sorte de chèvre de montagne aux jambes plus courtes d’un côté qui lui permettent de gravir et de descendre plus facilement les pentes des montagnes. Les autochtones se plaisent à guetter leur victime dans une démarche ridicule qu’ils suscitent le plus souvent à la nuit tombée. Parce que le dahu reste un animal timide, le seul moyen de l’attraper est de tenir une lanterne au fond d’un grand sac où l’animal sera attiré puis enfermé dès lors qu’il s’approchera de la source lumineuse. On aura soin également de barbouiller de suie le visage des Nemrod néophytes afin de les soustraire à la vue perçante du gibier… Le canular est partagé dans d’autres lieux que les Alpes françaises, comme aux États-Unis où le dahu se nomme sidehill gouger et en Écosse où on l’appelle haggis, ainsi qu’au Portugal où on l’a baptisé le gambozino. La blague du sac de chasse est encore employée de nos jours dans la « chasse à la bécasse » qui se déroule dans l’Ouest américain. Lors de veillées initiatiques, les chefs scouts entraînent des novices à pourchasser un oiseau qui ne s’attrape qu’à l’aide de lumières et de bruits dans des lieux désertés par l’homme !



Lecture critique

De la protection de la nature en Provence
avec le Conservatoire d’espaces naturels

Parmi les centaines d’organisations vouées à la protection de la nature en France, associations généralement privées et régies par la loi de 1901, les Conservatoires d’espaces naturels (au nombre de 29) présentent l’originalité d’allier le professionnalisme d’équipes salariées au dynamisme d’un réseau de bénévoles profondément ancré dans les milieux qu’ils entendent sauvegarder. Depuis plus de 40 ans (le premier conservatoire d’espaces naturels a été créé en Alsace en 1976), ils sont devenus des gestionnaires reconnus par les services de l’État et les collectivités territoriales pour la pertinence d’une action bâtie sur la concertation et l’échange ainsi que sur une expertise scientifique et technique. Acteurs privilégiés de la mise en œuvre du réseau Natura 2000 en France, un réseau qui recense et évalue les sites naturels de l’Union européenne ayant une grande valeur patrimoniale par la faune et la flore exceptionnelles qu’ils contiennent, ils sont tout autant impliqués dans la création des corridors écologiques. Ses salariés et bénévoles ont également noué des relations durables avec toutes sortes d’institutions et de groupements ; ils entreprennent des actions avec les agriculteurs (baux ruraux à clause environnementale), les militaires (les camps de la défense nationale sont souvent d’excellents réservoirs de biodiversité), les chasseurs (Office national de la chasse et de la faune sauvage), les conservatoires botaniques nationaux, l’Office national des forêts, les parcs nationaux et régionaux, le Conservatoire du littoral, les structures d’insertion professionnelle, les communes, les établissements publics et les associations diverses liées aux loisirs et aux sports de nature.

Vers une fondation d’utilité publique
« 3 000 sites, 250 000 hectares gérés en métropole et outre-mer, 29 conservatoires régionaux et départementaux, 8 500 adhérents, près de 4 000 bénévoles actifs, 950 salariés, c’est un réseau solide et reconnu, parfois même envié, se félicite son président national, Christophe Lépine (qui préside aussi le CEN de Picardie). Réseau fragile aussi, car nous sommes soumis aux aléas des postures publiques, notamment pour les financements. Aussi devons-nous nous adapter en permanence aux changements institutionnels et trouver de nouvelles sources de financements. » La fédération projette de transformer le fonds de dotation dont elle dispose en fondation d’utilité publique qui lui permettrait d’œuvrer plus efficacement à la préservation des sites et des espèces menacés. Il faut savoir, en effet, que pour protéger un site, les conservatoires d’espaces naturels (CEN) recourent à des acquisitions (ou à des locations) foncières selon des milieux très divers, tels zones humides, pelouses sèches, landes, prairies, sites géologiques et/ou sites à chiroptères.
À la faveur d’expertises scientifiques effectuées dans les secteurs public et privé, les CEN collaborent au Système d’information sur la nature et les paysages ainsi qu’à l’Inventaire national du patrimoine naturel (INPN) du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) de Paris. Ils contribuent également, en qualité de rédacteurs ou de rapporteurs, aux plans nationaux d’actions en faveur des espèces menacées dont : l’apron du Rhône (poisson), les azurés des mouillères, libellules, æschnes et demoiselles (insectes), la cistude d’Europe, le lézard ocellé, la tortue d’Hermann, la vipère d’Orsini (reptiles), l’aigle de Bonelli, l’alouette calandre, le ganga cata, le gypaète barbu (oiseaux), les chauves-souris, le desman des Pyrénées (mammifères) et le sonneur à ventre jaune (amphibien).

Garrigues, bulletin de liaison et revue savante
Créé en 1975, le CEN de la région PACA (Provence-Alpes-Côte d’Azur) gère près de 52 000 hectares dont 700 ha ont été acquis par l’association (qui a son siège administratif à Aix-en-Provence). Ces terrains bénéficient souvent d’une protection réglementaire sous la forme d’arrêtés de protection de biotope ou de réserves naturelles. Le Conservatoire s’est fortement impliqué dans la création de la Réserve naturelle nationale des Coussouls de Crau et celle de l’archipel de Riou, dans le département des Bouches-du-Rhône, deux entités dont il assure la gestion.
Deux fois l’an, il édite une revue d’information intitulée « Garrigues » dans laquelle les collaborateurs du président François Bavouzet et du directeur Marc Maury rendent compte des actions entreprises et donnent des nouvelles des sites et des espèces qu’ils observent et tentent de protéger. Bulletin de liaison des techniciens, scientifiques et naturalistes du CEN, Garrigues peut se prévaloir de compter parmi les meilleures revues savantes traitant de la nature et de la biodiversité.
Ses livraisons les plus récentes nous livrent de fort attrayantes informations complétées d’études scientifiques très pertinentes. Nous apprenons ainsi (revue Garrigues n° 56, octobre 2014) que la steppe de Crau, dans les Bouches-du-Rhône, abrite l’unique population française de ganga cata Pterocles alchata, un oiseau nicheur dont les ornithologues du CEN soulignent les difficultés d’adaptation aux changements de l’environnement.
Dans le numéro 58 de Garrigues (octobre 2015), Muriel Gervais fonde les meilleurs espoirs sur les travaux de reconversion d’anciennes galeries militaires au Mont-Caume (dans le Var) en gîtes à chauves-souris. Une casemate (aussi appelée blockhaus ou bunker) et deux couloirs de communication (tranchées couvertes) ont été choisis dans ce site militaire en raison des températures basses, de l’humidité et de leur profondeur, conditions salutaires à la vie et à la reproduction des rhinolophes. Dans le Garrigues de mars 2016 (n° 59), Cédric Roy se réjouit que plusieurs inventaires dans le département des Hautes-Alpes aient permis de découvrir de nouveaux sites de présence de Vertigo angustior, un petit gastéropode si précieux dans sa capacité à signaler l’état clinique de la biodiversité de l’habitat. À noter aussi la découverte inattendue d’une nouvelle espèce patrimoniale pour la même région, le Vertigo geyeri. Le même Cédric Roy déplore avec Julien Renet, dans le n° 61 (1er semestre 2017) de la revue Garrigues, le danger de disparition de la cistude d’Europe (Emys orbicularis) en Basse-Durance, en raison de la dégradation de l’habitat naturel (fermeture du milieu, réduction de la surface en eau) de cette tortue inscrite sur la liste rouge des reptiles et amphibiens menacés d’extinction. Un programme de restauration écologique a été lancé dans le but de garantir le maintien de l’espèce et son développement. La même livraison de la revue du CEN PACA met en exergue l’implication du conservatoire provençal dans l’étude et le suivi des 150 ha d’une propriété privée dans la vallée varoise de la Mole. Propriétaire du château de la Mole (et du restaurant Club 55 à Ramatuelle), Patrice de Colmont a sollicité le CEN PACA pour un diagnostic écologique de son domaine, acquis en 2015. Le châtelain souhaite redonner à la propriété son autonomie originelle avec une très faible empreinte carbone et un projet agro-écologique porté par l’agriculture, la viticulture et la biodiversité. Le pionnier de l’agriculture écologique Pierre Rabhi et le co-fondateur de Greenpeace Paul Watson ont rendu visite à Patrice de Colmont qui n’a pas manqué de leur rappeler qu’Antoine de Saint-Exupéry avait habité les lieux, détenus depuis 1770 par la famille de la mère de l’écrivain et aviateur, Marie Boyer de Fonscolombe.

  • Revue Garrigues, bulletin du Conservatoire d’espaces naturels de Provence-Alpes-Côte d’Azur, n° 55 mars 2014, n° 56 octobre 2014, n° 58 octobre 2015, n° 59 mars 2016 et n° 61 1er semestre 2017.


Portrait

Poèmes et musique
de Martine-Gabrielle Konorski

Pour Martine-Gabrielle Konorski (Paris, 1959), comme pour d’autres, heureux et rares élus en poésie, la poésie est un prisme qui, de la lumière terne de tous les jours fait jaillir les sept couleurs, intarissable source de nuances infinies pour qui sait en doser le mélange. Le poète n’est pas seulement celui qui utilise les mots. Il est celui qui crée, au sens grec du vocable, avec des notes de musique, des couleurs, des volumes, des architectures, tout ce que l’on veut, des moments de vie, des rêves, des épiphanies, des éblouissements. Plusieurs lectures sont nécessaires à des esprits prévenus et suffisamment affinés afin de circonscrire, autant que faire se peut, les moindres pulsations et singularités du langage qui une fois décanté livrera son expression la plus épurée, la plus volatile, la plus transparente.

Pourquoi aurions nous fui
dans l’arbre des héros
Pourquoi dans la nuit d’ambre
nos os cognant
la pierre
Tu ravages mes mains
au seuil de tes mâchoires
Quand le cri du hibou
aiguise son couteau
Alors que sous la pierre
les mots
au goût d’encre
Dont périt
le silence.

(Extrait de « Sutures des saisons »)


La mélodie primitive du langage
La poésie de M.-G. Konorski est fiévreuse, violente parfois, née aux confins troubles mais magnifiques du rêve et du quotidien, du cauchemar et du vécu. Elle exige des lectures assidues tant les sens s’entrelacent et se superposent, tant ils distinguent diverses faces, changeantes et ambiguës. Lisant et relisant encore « Sutures des saisons », « Je te vois pâle… au loin » et « Une lumière s’accorde, son auteure apparaît comme celle qui a le plus pertinemment éprouvé et formulé le paradoxe de la poésie, définie à la fois comme exercice pur des pouvoirs limites du langage et comme mouvement profond d’une attente intérieure. Car qui parle dans ces poèmes ? Elle voudrait que ce fût le langage lui-même, mais un langage issu de la voix, plutôt que la voix d’un langage. La voix, c’est-à-dire tout ensemble le chant, l’intention, l’affection. Nul doute qu’elle se range parmi les poètes qui fondent leur recherche sur la mélodie primitive du langage, celle de l’intériorité, celle de la parole émue. Elle ne partage ni le goût de l’abstraction ni celui de l’allitération ; elle refuse les jeux de sonorités, les vocables rares, les dissonances et autres assonances, les jeux de mots qui désarticulent le sens et l’objet. Elle se méfie des embardées métaphoriques et de tout ce qui trahit l’automatisme. Sa qualité première, c’est l’instinct de justesse, au sens musical du terme. Le rythme, chez elle, n’est ni une respiration, ni une mécanique, mais un souffle salvateur, celui qu’éprouve le naufragé au sortir de son combat contre les assauts de l’océan. Tantôt danse endiablée, tantôt mélopée lente et douloureuse, tantôt incantation exacerbée et brûlante, cette poésie-là expose son lecteur au vertige des sens, elle porte une tension, une âpreté, une douleur qui confinent à l’obsession.

Je te connais
                 depuis longtemps
Depuis un âge ancien
                 au profond goût d’orange

Ton regard
                 a cloué les larmes
au fond de mes pupilles
                 Tu en as gardé l’eau
dans la paume de tes mains

Contre un ciel d’émeraude
                 l’aurore nous a bercés

Et nous sommes partis
                 les souliers délacés
Aspirés par le vent
                 libres du seul instant.

(Extrait de « Je te vois pâle… au loin »)


Confidences sur une portée musicale
La connaissance - toujours incomplète - du poète requiert qu’elle soit lue dans le filigrane d’écrits et d’essais divers et moins anecdotiques qu’il y paraît - tant elle a essaimé et s’est disséminée à tous les vents de l’écriture revuiste. Contributrice des revues : les Carnets d’Eucharis, les Cahiers du Sens, le Capital des mots, Décharge, Écrits du Nord, Herbe folle, Levure littéraire, Paysages écrits, Poezia Dzisiaj (Poésie aujourd’hui, revue polonaise), Poésie/première, Rebelle(s), Terre à Ciel, Terres de femmes, elle a hérité d’autres muses comme la musique (par le truchement du compositeur Federico Mompou [Barcelone, 1893-1987]) et le théâtre (avec le comédien et poète Vicky Messica [Tunis, 1939-Paris, 1998]). Créé en janvier 2018 sur la scène du théâtre des Déchargeurs à Paris (Ier arrondissement), « Accords » veut être un dialogue harmonique entre la parole poétique de M.-G. Konorski et la musique de Federico Mompou. Pianiste elle-même, elle a choisi le compositeur catalan qui a consacré l’essentiel de son œuvre au piano parce que ses pièces denses, intimistes et brèves masquent sous leur apparente simplicité une science consommée des équilibres et des harmoniques sur la portée desquelles elle a inscrit ses mots comme autant de confidences.

Je me serre
        à la lumière
de tes blessures
        en flaques
des crépuscules déchirés

Souffles étreints
         dans le tracé
des cendres

Arrêtées nos vies
         Jetées dans les ravins
qui nous brûlent
         les yeux

Arrêtée la terre
         Déchirure tranchante
dans la paume de nos mains

Depuis Auschwitz
        tous les endroits
Sont à l’envers.

(Extrait de « Une lumière s’accorde »)


Lire la poésie de Martine-Gabrielle Konorski exige de la perspicacité et de la patience. Le lecteur ne peut espérer simplifier le texte sinon il lui ôterait son mystère essentiel. Il lui faut se donner à la puissance insoupçonnée du langage, se laisser emporter par sa suggestivité, se rendre à son irréductibilité afin de percer peu à peu ses secrets qui se déroberont sitôt révélés.

Martine-Gabrielle Konorski en 2017 © Photo Pascal Therme

  • Sutures des saisons, éditions Caractères, 58 pages, 1987 (publié dans la revue « Incendits » autour du sculpteur Georges Jeanclos [1933-1997] en 1991) ;
  • Je te vois pâle… au loin, préface de Jean-Luc Maxence, éditions Le Nouvel Athanor, Prix Poésie Cap 2020, 100 pages, 2014 ;
  • Une lumière s’accorde, préface d’Angèle Paoli, postface de Claudine Bohi, éd. Le Nouvel Athanor, 112 pages, 2016 ;
  • Accords, poésie & musique, écrit et conçu par M.-G. Konorski, musique de Federico Mompou, mise en espace de Coralie Pradet (metteuse en scène), avec Maud Rayer (comédienne) et Marie-Pierre Brun (pianiste), théâtre les Déchargeurs, 3, rue des Déchargeurs, Paris 1er, du 9 au 13 janvier 2018, à 19 heures 30.


Varia : de la fabrication d’un être humain

« Comment la nature s’y prend-elle pour fabriquer un être vivant ? Pendant un demi-siècle on a cru que la réponse tenait en trois lettres : ADN, cette longue molécule nichée au cœur du noyau de chaque cellule vivante, composée de milliers de gènes. Chaque gène porte une information qui commande la fabrication d’une protéine, celle-ci étant la substance de base de toute matière vivante : elle forme la chlorophylle des feuilles, les muscles de l’éléphant, les pigments colorés de la rose. L’ensemble des instructions codées sur chaque gène composait, du moins le pensait-on jusque récemment, un "programme génétique". En décodant ce programme, inscrit sur la longue chaîne d’ADN, on allait donc parvenir à percer le langage de la vie. En attendant, on avait commencé à isoler ici ou là des gènes responsables de telle ou telle maladie, impliqués dans tel ou tel comportement, dans le langage ou la schizophrénie (et que l’on appelait un peu vite le "gène du langage" ou le "gène de la schizophrénie").
« Dans les années 1990, un grand projet - "Génome humain" - fut mis en œuvre dont le but était d’aboutir à une cartographie génétique complète de l’ADN. Des équipes se lancèrent dans la course, notamment un consortium public international qui entra en compétition avec la société privée Celera Genomics, dirigée par Craig Venter. Le 12 février 2001, celui-ci annonça avoir atteint le but. L’annonce du séquençage complet du génome humain fit les gros titres de la presse mondiale. Mais cette grande découverte était accompagnée d’une aussi grande surprise : le nombre de gènes humains était beaucoup plus réduit qu’on l’avait envisagé : 23 000 seulement, soit quatre fois moins que ce que l’on imaginait. Comment penser qu’un programme aussi complexe que la fabrication d’un être humain - yeux, oreilles, mains, système digestif, les centaines d’espèces de cellules différentes… - puisse tenir sur un aussi petit nombre de gènes ! L’étonnement toucha à son comble quand on apprit que le nombre de gènes chez l’être humain est inférieur de moitié à celui du riz : 23 000 contre 50 000 gènes ! Il y avait manifestement un problème. En fait, depuis quelques années déjà les généticiens avaient pris conscience que le séquençage du génome n’ouvrait pas la voie au décodage du "programme génétique". Pour la raison simple que ce dernier était un leurre. […]
« Comment fabriquer un être vivant ? La solution qui se dessine aujourd’hui est la suivante : la vie n’est pas enfermée dans les gènes mais se révèle le produit d’une cascade de causalités. Il reste à comprendre la façon dont les multiples interactions convergent vers la construction de ces formes stables et récurrentes que sont les êtres vivants. En second lieu, la nature est plus solidaire qu’on ne le pense : les organismes ne sont pas des isolats vivant indépendamment les uns les autres, vision de la vie qui a des conséquences majeures sur notre représentation de l’humain. Un être humain se construit, comme tous les autres organismes vivants, à partir d’un substrat biologique qui n’est pas intégralement inscrit dans le programme génétique. »
Extraits de « Le vivant repensé », un texte de Jean-François Dortier (né en 1956), sociologue et directeur du magazine « Sciences humaines », issu de la revue « Communications », n° 91, 296 pages, 2012, « Passage en revue - Nouveaux regards sur 50 ans de recherche », numéro coordonné par Nicole Lapierre, École des hautes études en sciences sociales - centre Edgar Morin, éditions du Seuil.

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