Retour au sommaire
des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Automne 2016

Carnet : Décrochez donc le Soleil !
Décrochez donc le Soleil du porte-manteau, j’ai bien envie de le mettre sur ma tête.
(Jules Mougin, 143 poèmes, lettres et cartes postales, Robert Morel éditeur, 1960)

De l’existence divine
Je suis sûr que Dieu existe. Quant à y croire, c’est une autre affaire.
(Georges Perros, « Papiers collés » 1, Gallimard/l’Imaginaire, 1960-2011)

Dans l’estaminet de ma grand-mère…
Je n’ai jamais appartenu au parti socialiste, mais j’aimais à retrouver chez certains militants du Pas-de-Calais, dans les années 1960, cette espèce de radicalité qui ressemble à celle de l’intellectuel. Dans l’estaminet de ma grand-mère, Louise Lemay-Darras, à Courcelles-les-Lens, je relevais du respect pour la souffrance, celle des vieux militants et des syndicalistes chenus.

La boussole du prophète
 L’artiste s’inspire du prophète et la création est la seule boussole de son avenir.
(André Parinaud, à propos du peintre Ladislav Kijno, dans « Conversations avec des hommes remarquables sur l’art et les idées d’un siècle », éditions Michel de Maule, 2006)

Migrations
Le processus de mondialisation favorise les migrations. Il y avait 140 millions de migrants dans le monde au milieu de la décennie 1990-2000. Ce chiffre augmente de 2 à 4 millions chaque année, selon les démographes américains du Population Reference Bureau, à Washington. À méditer.
(Mardi 28 juin 2016)


Des fjords de toutes les couleurs
La célébration du Jugendstil (Art nouveau) à travers les rues de la ville d’Ålesund lui vaut d’être devenue un lieu privilégié par les touristes et les photographes. Située au sud-ouest de la Norvège et bâtie sur un archipel, elle est ceinte par les fjords et les Alpes de Sunnmøre. Fondée en 1824, elle a été reconstruite au début du XXe siècle après un incendie qui l’a dévastée en janvier 1904. Les historiens rapportent que les morutiers du lieu opposèrent la plus vive résistance aux envahisseurs nazis entre 1939 et 1945. Daniel Cyr Lemaire a été happé et conquis par la luxuriance chromatique des lieux. Faits de pierre, de briques ou de bois, les maisons et les cafés ainsi que les dépôts des pêcheries composent une multitude d’images aux couleurs vives et sereines. Notre ami en est revenu la tête aussi pleine que la mémoire de son boîtier numérique.

Escale à Ålesund (23 juin 2013) © Photo Daniel Cyr Lemaire



Billet d’humeur

Des rires et des couleurs

Des neurobiologistes éclatent de rire en laboratoire. Pour tout dire, ils étudient le caractère acoustique du rire. L’un d’eux, Robert R. Provine, professeur de psychologie à l’université du Maryland, à Baltimore, prétend que la gamme des sons du rieur exclut le « ha-ho-ha-ho ». Les voyelles ne se mélangent pas, affirme-t-il d’un ton péremptoire. Certains rient en « i », d’autres en « u », d’autres en « é », etc. Seule l’intensité change. Des scientifiques vont jusqu’à colorer cette gymnastique particulière de l’âme en se réclamant des travaux d’un pionnier de la spécialité, Guillaume Duchenne de Boulogne (1806-1875), neurologue français qui détermina le rôle crucial joué par le muscle orbiculaire inférieur dans la distinction entre faux et vrai sourire. Ces docteurs ès rires ont élaboré une large palette de couleurs pour définir les différents états de nos contemporains quand ils s’adonnent au rire : du sourire rose de Duchenne au rire jaune, de l’humour noir à l’éclat de rire cramoisi, de la verdeur des plaisanteries à l’infrarouge britannique, de la noirceur hilare des Québécois à l’ultraviolet gaulois !



Lecture critique

Le monde de la philatélie

Reproduisant le profil de la reine Victoria avec une valeur faciale de 1 penny, le premier timbre imprimé au monde fut mis en vente à Londres le 16 mai 1840. En France, il faudra attendre 1849 et la pugnacité du dramaturge et homme politique Étienne Arago (1802-1892) pour connaître, le 1er janvier de cette année, la première vignette postale de l’hexagone, un Cérès noir de 20 centimes. Rappelons que le français demeure la langue postale universelle : dans tous les pays, les enveloppes transportées par les services aériens comportent la mention « par avion » écrite en français. C’est à un instituteur anglais devenu géomètre, Rowland Hill (1795-1879), que les philatélistes doivent l’invention, en 1840, d’un timbre adhésif instaurant un port uniforme de 1 penny. Jusqu’alors il appartenait au destinataire, et non à l’expéditeur, d’acquitter le port de la lettre, le montant de cette taxe étant établi en fonction du poids de l’envoi et de la distance à parcourir. Dans un ouvrage dû à la plume experte de Jean-Michel Billioud (Marseille, 1964), « Le Monde des timbres pour les philatélistes en herbe », les plus jeunes lecteurs (et leurs parents) (re)découvriront l’histoire du timbre et celle de sa fabrication. Excellent outil pédagogique, le timbre-poste connaît un destin d’exception sous toutes les latitudes. Réalisé avec le concours de l’Adphile (Association pour le développement de la philatélie), l’ouvrage explore un monde fascinant et coloré tout en révélant un certain nombre d’histoires et d’anecdotes inédites. Le lecteur apprend ainsi que la Semeuse, vedette des timbres français d’usage courant entre 1903 et 1940, détient toujours le record de la plus longue série française avec 36 timbres différents. La Marianne qui l’a remplacée en 1945 est choisie depuis 1977 par le président de la République lui-même. Vous rappelez-vous qu’en 1959 la rupture du barrage de Malpasset avait provoqué un véritable raz-de-marée sur la ville de Fréjus ? Pour venir en aide aux victimes, les acheteurs du timbre « La Marianne à la nef » ont payé une surtaxe de 5 francs. Savez-vous que le visage de Christophe Colomb reporté sur de nombreux timbres à travers la planète est imaginaire car aucun portrait n’a été peint du vivant du navigateur génois ? Dans la thématique sportive, un timbre « natation » fait allusion à la victoire du jeune Jean Boiteux (1933-2010) dont le père s’était rendu célèbre en sautant dans la piscine olympique d’Helsinki, tout habillé et coiffé de son béret, après l’exploit de son fils, médaillé d’or du 400 m nage libre ! Jusqu’en 2009, Andorre était le seul pays d’Europe où le courrier intérieur était entièrement gratuit. Parmi les raretés particulièrement recherchées des collectionneurs, J.-M. Billioud désigne un timbre américain de 1918 dont l’avion, un biplan Curtiss JN-4 surnommé Jenny, a été reproduit par erreur à l’envers : des exemplaires de la série Jenny renversée ont été vendus 1 million de dollars l’unité ! Les originalités ne manquent pas dans les thématiques de la Poste française, animaux, bande dessinée, flore et faune, beaux-arts, histoire, traditions, patrimoine, commémorations, grands hommes ; ainsi ce timbre « Basilic » émis en 2011 qui contenait de véritables graines à semer !
Nul doute que ce livre-là incitera de nombreux enfants à démarrer une collection véritable et confortera plus d’un collectionneur à se spécialiser. Ils rejoindront ainsi les quelque 6 millions de Français qui sont ou ont été philatélistes, à l’exemple du président américain Franklin D. Roosevelt, du roi George V et du prince Charles d’Angleterre dont je ne savais pas qu’il avait illustré plusieurs timbres émis en Angleterre. Chaque année, la Poste française met en circulation une soixantaine de timbres qui sont imprimés en Dordogne, à Boulazac, dans la banlieue de Périgueux : 600 millions de timbres de collection et 2,5 milliards de Marianne y ont été imprimés en 2015. Les collectionneurs ont encore de belles années devant eux !

  • Le Monde des timbres pour les philatélistes en herbe, par Jean-Michel Billioud, éditions Gallimard Jeunesse, 48 pages, 2014.

 

Portrait

D’où viens-tu gitan ?

Originaires du nord-ouest et du centre de l’Inde, les Tsiganes ont commencé au Xe siècle de notre ère une migration d’envergure qui les a disséminés sur toute la surface de la planète. Nous les appelons « Tsiganes », ou « gens du voyage » dans les textes officiels, pour harmoniser une mosaïque de communautés, alors qu’eux-mêmes s’identifient par des groupes distincts les uns des autres selon leur origine (l’Inde), la date de leur départ (entre le Ve et le XIIe s.) et les populations auxquelles ils se sont souvent mélangés tout en gardant leur culture : Roms (en Europe centrale et orientale), Manouches et Sinti (en Europe occidentale), Gitans (en Espagne et au Portugal) ou Yenishes. Appelés « voyageurs » ou « ferrailleurs », ceux-là ne sont pas considérés comme des Tsiganes au sens strict du terme. On estime qu’ils sont entre 18 et 30 millions dans le monde, dont 10 millions en Europe parmi lesquels 6 millions résident en Europe de l’Est, 2,5 millions en Roumanie et 420 000 en France.

Une tenace discrimination
Esclaves jusqu’à la moitié du XIXe s. dans les principautés valaque et moldave, objets de l’entreprise génocidaire nazie (500 000 d’entre eux sont morts dans les camps de concentration), sédentarisés de force par les régimes communistes, les Tsiganes restent la minorité ethnique la plus vulnérable aux discriminations. « Considérés comme des personnes indésirables dans plusieurs pays et sur différents continents, ils cohabitent depuis des siècles avec le préjugé, la stigmatisation et l’exclusion, essentiellement du fait de leur mobilité récalcitrante et de leur mode de vie singulier », déplorent Marco Antonio da Silva Mello et Felipe Berocan Veiga dans la revue Brésil(s) qui consacre un dossier aux Tsiganes du Brésil (au nombre d’un million d’individus) dont la présence est attestée depuis 1572. Chercheurs au Laboratoire d’ethnographie métropolitaine de l’Université fédérale de Rio de Janeiro, ils rappellent l’insistante demande des Tsiganes brésiliens auprès du philologue Aurélio Buarque de Hollanda Ferreira d’éliminer du dictionnaire de la langue portugaise le plus populaire au Brésil les connotations négatives et outrancières de la définition de tsigane : « rusé, coquin, dupeur, malin, tricheur » ou « commerçant d’objets dérobés ». Les épistoliers ont aussi exigé qu’elles disparaissent des articles des dérivés du mot, tels que ciganaria et ciganice, signifiant « tromperie en achats ou ventes, friponnerie, tricherie, mendicité », ce dernier terme étant défini comme « demander avec impertinence ou jérémiades ». Antonio da Silva Mello et Berocan Veiga en surprendront plus d’un en rapportant que le culte voué en Camargue à sainte Sara-la-Kali et incorporé aux fêtes des Saintes-Maries-de-la-Mer par les Tsiganes au mois de mai est désormais imité à Rio de Janeiro. Une petite grotte de la pointe de l’Arpoador est en effet devenue un lieu de pèlerinage où les fidèles associent, le 24 de chaque mois, l’offrande à la prière, la combustion du karma aux danses tsiganes sous la protection de Sara la noire.

Le nomadisme et la religion
Chez les Tsiganes, le nomadisme reste une raison de vivre, un mode d’organisation sociale. Les déplacements sont liés au rythme des saisons : longues stations en hiver, mouvements aux beaux jours. « Mais la dimension sacrée, explique Patrick Williams, n’est pas absente : ce sont en général les fêtes chrétiennes des Rameaux et de la Toussaint qui marquent le temps du départ et du retour, deux dates auxquelles les familles tsiganes ont l’habitude de rendre visite à leurs morts. Le cimetière où se trouvent les tombes familiales constitue souvent le centre à partir duquel s’organise le territoire. » La saison estivale reste celle des « missions », ces grands rassemblements religieux où convergent des centaines de Tsiganes, réunis sous la conduite de pasteurs par le mouvement évangélique pentecôtiste Vie et Lumière : un ou plusieurs jours de chants et de prières qui se concluent généralement par des baptêmes par immersion.
Dans l’ordinaire des jours, les familles tsiganes vont de marché en marché, de ville en ville, selon les lieux où les non Tsiganes, les Gadjé (Gadjo, Gadji et Gadjé étant les formes masculin singulier, féminin singulier et pluriel du terme) les accueillent en des zones dédiées ou sur des terrains qu’ils ont pu acquérir. Au sein d’une « kumpania » nomade, la famille élargie (trois générations) apparaît comme un noyau stable où règne le matriarcat : les femmes prennent les décisions importantes, tout leur appartient, et les enfants portent leur nom. Si leurs ancêtres étaient producteurs d’armes, de munitions, de poudre, forgerons dans les mines de Bosnie (pour l’armée ottomane, au XVIe s.), orfèvres, chaudronniers, montreurs d’ours ou musiciens militaires, la palette de leurs activités s’est réduite de nos jours. Artistes, brocanteurs, commerçants, industriels forains, agriculteurs ou artisans ambulants, ils pratiquent moins le maquignonnage ou la vannerie qui leur procuraient jadis une certaine insertion dans le tissu social. L’aire de leur habitat, autour de la caravane ou du baraquement, reste un lieu d’élevage (poules, oies et autres animaux de basse-cour) et de stockage où ils entassent la ferraille, les pneus, les vieux moteurs et les batteries de récupération. Familiers des champs et des bosquets, les Manouches du Massif central demeurent de talentueux chasseurs de hérissons - qu’ils accommodent à l’étouffé l’hiver ou aux arômes forts l’été - et des amateurs avertis de la faune et de la flore d’Auvergne. Les « Buissonniers » comme on les nomme possèdent la science des cajxi, littéralement signes ou traces, une pratique courante à l’époque des caravanes hippomobiles : une touffe d’herbe recouverte de gravier à un carrefour, un monticule de sable au milieu de la chaussée, un morceau de chiffon accroché à une haie, un paquet de Gitanes vide chiffonné sur un tas de gravillons abandonné sur le bord d’une route par les Ponts-et-Chaussées. Autant de signes dont le sens échappe aux Gadjé…

Langues, dialectes et littérature
« Comparativement à la langue-mère, le sanscrit, la langue tsigane se situe dans la même position que le hindi, le gujrati, le penjabi, souligne Patrick Williams. À ceci près qu’elle n’existe qu’à travers une pléiade de dialectes, marqués par les langues des territoires traversés au cours des siècles. Ainsi, l’étude de la langue d’un Tsigane contemporain permet de connaître le parcours suivi par ses ancêtres. La diversité des dialectes tsiganes est le reflet de la diversité de leurs itinéraires. » Langue parlée par les Roms (vocable signifiant « hommes ») en Europe, le romani possède de multiples dialectes tels le caló (parlé dans la péninsule Ibérique), le kalderache et le lovari. Répertoire lexical dérivé du romani et du caló, le chibi se combine à la grammaire et au vocabulaire portugais, ce qui ne facilite pas sa compréhension.
La littérature des Tsiganes manifeste une singulière profusion mais elle est peu traduite et encore moins éditée. Agrégée de lettres et docteur en littérature comparée, Françoise Mingot-Tauran promeut des auteurs tsiganes dans le catalogue des éditions Wallâda (crées en 1980) qu’elle dirige. Disciple du linguiste Georges Mounin (1910-1993), elle a été suffisamment pugnace pour parvenir à livrer une traduction doublée d’une analyse pertinente d’une œuvre cardinale de Ion Budai-Deleanu (Cigmãu, 6 janvier 1760-Lviv, 24 août 1820), « Tsiganiada », geste héroï-comique de quelque 9 000 vers que l’érudit, philosophe et poète roumain des Lumières considère comme l’épopée de son peuple et de l’identité roumaine. Autonomiste transylvain exilé en Pologne, l’auteur (connu sous le pseudonyme de Leonachi Dianeu) raconte les combats de Vlad III de Muntenie ou Vlad Tépès, surnommé Dracula, à la tête d’une armée de 24 000 hommes face au sultan Mehmet II qui entreprend une grande campagne contre la Valachie en 1462 afin de la conquérir et de la transformer en province de l’empire ottoman. Gigantesque poème de 1 400 sizains répartis en douze chants, le récit est révélateur de l’histoire des Roumains asservis par les Turcs (l’abolition de l’esclavage des Roms n’interviendra qu’en 1856). Il en dit long sur l’histoire, la religion, les mœurs, le folklore, les traditions populaires mais aussi sur la poétique et la dialectologie où l’implication de Françoise Mingot est souveraine. Il révèlera à beaucoup l’esprit encyclopédique et l’humanisme exemplaire de Ion Budai-Deleanu.

  • Tsiganiada - Au temps de Dracula une épopée roumaine héroï-comique, par Ion Budai-Deleanu, adaptation en vers français et commentaire de Françoise Mingot-Tauran d’après la traduction littérale de Valeriu, Aurelia et Rolanita Rusu, éditions Wallâda, 610 pages, 2014 ;
  • « Brésil(s) - Sciences humaines et sociales », dossier thématique « Tsiganes », éditions de la Maison des sciences de l’homme, n° 2, 240 pages, 2012 ;
  • « Des Tsiganes en Europe », sous la direction de Michael Stewart & Patrick Williams, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 286 pages, 2011 ;
  • « Nous, on n’en parle pas - Les vivants et les morts chez les Manouches », par Patrick Williams, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 112 pages, 2010 ;
  • « Le Sociographe », n° 28, « Tsiganes/Gadjé - Quelle place pour le travailleur social ? », Institut régional du travail social (Irts) du Languedoc-Roussillon, 128 pages, 2009.

 

Varia : l’architecture catholique française en Chine au XXe siècle

« Qui visite la Chine aujourd’hui ne manquera pas d’apercevoir, dans la masse de l’architecture contemporaine, la présence de quelques églises. Ce n’est pas tant la construction d’églises chrétiennes que le choix de leur style qui surprend. En effet, ces nouveaux édifices adoptent volontiers le style gothique ou empruntent à son vocabulaire arcs brisés, flèches effilées, rosaces et pinacles. Si certaines sont des copies plus ou moins littérales d’édifices médiévaux européens - comme l’église de Taiwushi dans la banlieue de Shanghai, copie de la cathédrale de Bristol -, beaucoup sont des placages postmodernes sur des structures en béton armé. L’association du paradigme architectural gothique aux diverses formes du Christianisme dans la Chine contemporaine est un paradoxe, au moins à deux titres. D’une part, le style gothique n’est aujourd’hui guère utilisé ailleurs dans le monde, les nouvelles églises adoptant soit des formes modernes et dynamiques, soit celles de styles régionaux en harmonie avec des identités locales. D’autre part, de nombreuses églises gothiques furent construites par des missionnaires en Chine entre 1860 et le début des années 1920, mais la majorité des Chinois percevaient alors le style gothique comme l’expression de l’impérialisme des nations occidentales […].
« Ce n’est pas le moindre des paradoxes que ces grands édifices catholiques furent érigés en Chine sous le protectorat de la légation de France, au moment même où culminait l’anticléricalisme de la Troisième République qui mena en 1905 à la séparation des Églises et de l’État, et à des tensions avec le Vatican […].
« Au centre du quartier catholique de Xujiahui (Zikawei) développé depuis plus d’un demi-siècle à l’est de la concession française, la nouvelle cathédrale devait exprimer le succès de la mission française de Shanghai, la plus prestigieuse de toute la Chine. L’architecte écossais W. M. Dowdall dressa les plans d’un édifice gothique, en briques rouges à l’extérieur et enduites à l’intérieur, avec deux hautes flèches, un ample transept, des voûtes d’ogives et un chœur à déambulatoire. Achevée en 1911, Xujiahui est la plus grande cathédrale de Chine et se réfère aux cathédrales françaises du XIIIe siècle, en particulier par son élévation intérieure. »
Extrait de « Gothique ou chinoise, missionnaire ou inculturée ? Les paradoxes de l’architecture catholique française en Chine au XXe siècle », une analyse de Thomas Coomans, professeur d’histoire de l’architecture et de la conservation du patrimoine à l’université de Leuven (Belgique) et professeur associé à l’école d’architecture de l’université de Hong-Kong, issue de la « Revue de l’Art », n° 189/2015-3, éditions Ophrys, 80 pages, 2015.


Carnet : critiques
Certains écrivains font du miel et d’autres de la confiture ; les critiques s’y trompent souvent.
(Gilbert Cesbron, « Journal sans date », éditions Robert Laffont, 1967)




Billet

Course au clocher

Passionné des mots de la langue, je m’amuse en découvrant que steeple-chase se traduit en français par l’expression « course au clocher » qui consiste en une course de vitesse en campagne, c’est-à-dire sur un terrain libre et situé hors du champ de courses, impliquant plusieurs cavaliers. Originellement, en effet, le but de la chevauchée était que l’un des concurrents atteigne en premier l’objectif désigné, l’église dont le clocher se voit de loin (d’où la désignation primitive) après avoir passé tous les obstacles, murs, haies, ruisseaux, fossés et barrières rencontrés sur le parcours. Par extension, le vocable anglais qualifie une course de fond sur un tracé de 3 000 mètres semé de divers obstacles disposés sur la piste. Le terme agaçait l’écrivain et dramaturge Jules Romains (1885-1972) qui s’était rallié à la francisation orthographique du terme, mais l’usage du néologisme stiple n’a pas tenu la distance.



Lecture critique

« Mes oncles d’Amérique » de Françoise Bouillot

Dans les romans de Françoise Bouillot (Paris, 1954) - qui est aussi traductrice d’auteurs anglo-saxons, les narrateurs - des deux genres - sont souvent des gens de lettres à propos desquels le lecteur apprend finalement très peu de choses. Une égale confidentialité dessine en creux les quatre à six personnages de « Mes oncles d’Amérique ». Dans le huis-clos d’un New York glauque et déjanté de la décennie 1980-1990, sous la mandature de Ronald Reagan, le récit met en scène deux jeunes Françaises, Grichka, peintre amateur de 23 ans d’origine polonaise, et la narratrice, écrivaine parisienne en mal d’éditeur de deux ans son aînée. En quête d’un ailleurs aussi improbable que leur désir, les deux amies vivent de petits boulots au cœur d’Alphabet City, quartier portoricain, sordide et abandonné, de Manhattan, fréquentant une foule de paumés et d’artistes maudits avec lesquels elles partagent la bière, la coke, la tequila, le whisky et l’ennui. La rencontre de deux Anglais, Mark et Peter, presque sexagénaires, à la démarche aussi anachronique que la vêture et affublés d’un fox-terrier nommé Cookie, bouscule la monotonie de leur quotidien. Installés depuis quinze ans à deux pas du détroit de l’East River, entre Brooklyn et Manhattan, les deux oisifs et clandestins ont quitté leur pays il y a une trentaine d’années : les deux filles jureraient que c’est en raison de quelque crime. Mais le lecteur n’en saura pas beaucoup plus… L’affection aidant, les deux couples instituent entre eux une intimité d’oncles et de nièces qui les rapproche davantage sans résoudre toutefois l’énigme de l’exil et de la clandestinité des deux gentlemans. Peu de temps après l’irruption de Douglas, un intime des deux hommes, un drame survient qui pourra peut-être élucider leur mystérieux passé… C’est sans compter sur la manière - j’allais écrire l’obsession - de l’auteur de brouiller les cartes, de maintenir le suspense et de laisser le lecteur interpréter les signes et les non-dits de l’intrigue.

  • Mes oncles d’Amérique, par Françoise Bouillot, éditions Joëlle Losfeld, 80 pages, 2015.


Portrait

Les botanistes des simples

Paraphrasant Pierre Lieutaghi, je dirai que nos deux auteurs Alfred Hérault (Chavagnes-les-Redoux, 1923) et Thierry Thévenin (Saint-Amand-Montrond, 1965) procèdent d’une évidente filiation buissonnière. L’un et l’autre ont hérité les connaissances et les secrets des plantes sauvages transmis certes par la tradition et le livre mais davantage engrangés et éprouvés par l’apprentissage sur le terrain. « La charge de sagesse de la tradition, argumente l’ethnobotaniste du prieuré de Salagon (attaché au Muséum d’histoire naturelle de Paris), tient à la patience des choses, à la ténacité des hommes dans la houle des saisons, à la reconduction du savoir dans les siècles, à la mémoire du nécessaire. » Dans leurs ouvrages respectifs, les deux herboristes donnent à connaître, à reconnaître et à aimer une part des 6 000 plantes que compte notre pays (près de 400 000 espèces croissent à la surface de la planète). Ouvrons une parenthèse pour rappeler l’incessant combat des herboristes pour que leur savoir-faire soit reconnu en France : interdits d’activité en 1941 par le maréchal Pétain sous la pression des lobbies pharmaceutiques, ils réclament le rétablissement du diplôme et du statut attestant leurs compétences en phytologie et en herboristerie. Tous deux autodidactes (A. Hérault exerçait la profession d’instituteur, T. Thévenin celle d’agriculteur cueilleur), ils livrent deux « Flores » qui constituent le savant héritage de toute une vie consacrée à accroître et à préserver les savoirs traditionnels et modernes liés aux plantes sauvages, alimentaires et médicinales ainsi qu’à les transmettre, à les enseigner. S’appuyant sur les travaux de devanciers célèbres, parmi lesquels James Lloyd, l’abbé Hippolyte Coste, Henry des Abbayes, le tandem Emmanuel Le Maout/Joseph Decaisne, Gaston Bonnier et Pierre Dupont), Alfred Hérault décrit 737 espèces principales et 807 « cousines », ce qui porte à 1 544 le contingent de quasiment toutes les plantes des stations vendéennes aux milieux très diversifiés. Outre les précisions conventionnelles (dénomination et classement parmi le règne animal, étymologie, pédagogie, etc.), le lecteur retiendra l’intérêt original et documentaire de notules riches d’anecdotes et d’informations propres à la localisation et à la rareté de certains taxons. Si Thierry Thévenin se limite à une centaine d’espèces au nombre des quelque 1 600 plantes répertoriées dans le Limousin, il souligne les méthodes de cueillette et détaille les utilisations alimentaires ou médicinales préconisées sur tous les continents. Les deux volumes sont joliment illustrés. « Les 1 544 Plantes sauvages de la Vendée » reprend avec bonheur les dessins à la plume et les diagnoses (descriptions) numérotées du Père Coste (il était chanoine à Rodez) dans les trois volumes de sa Flore descriptive et illustrée de la France, de la Corse et des contrées limitrophes (1900-1906). Joliment surtitré Le Chemin des herbes, « Les Plantes sauvages » est rehaussé par l’attrait des photographies de trois naturalistes et des aquarelles de Christine Achard publiées en pleine page.
Au-delà de l’engouement que suscite aujourd’hui la pharmacopée naturelle des plantes sauvages, les deux ouvrages renchérissent sur la nécessité de sauvegarder le patrimoine de la flore spontanée. « Éléments essentiels des écosystèmes, les plantes sont à la base de toutes les chaînes alimentaires, et conditionnent la vie de presque tous les êtres vivants de la planète, rappellent à bon escient Nathalie et Danielle Machon (dans « À la cueillette des plantes sauvages utiles »). Elles sont indispensables à la vie des êtres humains qui en ont toujours été étroitement dépendants. »

Le latin de la nomenclature linéenne
« Le nom des plantes est un livre ouvert qui mène à bien des chemins », argumente à juste raison Anne Merry (Blois, 1973) dans un livre qui répond à la question posée par son titre « Que cachent les noms des plantes ? ». « Il est connu, rappelle la conférencière et guide botanique (Hautes-Alpes), qu’une grande partie des noms de plantes tire son origine du grec et du latin, eux-mêmes issus d’une langue indo-européenne. La plupart des noms sont donc composés de deux ou trois mots qui une fois regroupés ensemble définissent une particularité liée à la plante en question ; par exemple le genre "Strophantus" est composé du grec "strophos", courroie, et "anthos", fleur, pour désigner les longs appendices dont sont munies les corolles. Pour ce qui est des autres sources étymologiques, les noms sont aussi issus des langues germaniques, celtiques, indiennes et plus précisément de l’italien, du provençal, de l’espagnol, du portugais, de l’anglais, de l’arabe et des langues d’Extrême-Orient. » Avant Carl von Linné (1707-1778), le nom savant d’une plante coïncidait avec sa description. Le botaniste suédois a heureusement mis un terme aux phrases descriptives trop longues et fastidieuses en introduisant ce que l’on utilise encore de nos jours, c’est-à-dire la nomenclature binominale (ou binomial). Pour Philippe Cibois (Paris, 1941), auteur de l’ouvrage « Parler latin pour classer la nature - l’héritage de Linné », « le système de classification linnéenne est extrêmement efficace car il part de catégories très vastes mais facilement identifiables que l’on divise ensuite en examinant les caractéristiques propres à chaque groupe et qui permettent de le diviser à nouveau ». « Aujourd’hui en biologie, précise le professeur émérite de l’université de Versailles-Saint-Quentin, l’arbre taxonomique descendant a pour noms règne, embranchement, classe, ordre, famille, genre et espèce. La différence spécifique joue toujours le même rôle : règne animal/règne végétal, mais les termes genre et espèce se sont spécialisés dans la dernière division car l’espèce semble ne plus pouvoir être divisée (sinon en sous-espèces qui peuvent être interfécondes pour le règne animal ou en variétés, artificielles ou non, pour le règne végétal.) » Nous pouvons déplorer avec Philippe Cibois, latiniste militant, que le latin a été supplanté par l’anglais en qualité de langue internationale de la science, conséquence selon lui de la guerre de 1914-1918. La mise en ordre de Linné a été quelque peu imitée dans les nomenclatures chimique et météorologique. « Le "Nimbus" n’existe plus en tant que tel dans la classification actuelle, s’amuse à écrire P. Cibois, mais le "Professeur Nimbus" reste toujours synonyme du savant perdu dans les nuages, ce qui est rendre justice au mot latin, le seul dérivé de "nubes", le nuage. »

  • Les 1544 Plantes sauvages de la Vendée, par Alfred Hérault, Geste éditions, 416 pages, 2012 ;
  • Les Plantes sauvages - Connaître, cueillir et utiliser, par Thierry Thévenin, éditions Lucien Souny, 352 pages, 2013 ;
  • Parler latin pour classer la nature - L’héritage de Linné, par Philippe Cibois, éditions Petit Génie, 140 pages, 2015 ;
  • Que cachent les noms des plantes ? par Anne Merry, Naturalia Publications, 160 pages, 2015 ;
  • À la cueillette des plantes sauvages utiles, par Nathalie et Danielle Machon, édition Dunod, 192 pages, 2013.

 

Varia : la photographie dans les rites funéraires en Mongolie

« Aujourd’hui, les portraits funéraires sont exposés dans des cadres individuels suspendus aux perches du tour des yourtes, posés au milieu des vitrines de photos de famille sur les larges coffres qui occupent généralement le fond des habitations, ou accrochés aux murs du salon. La surface de ces coffres sert comme auparavant d’autel, des offrandes y étant déposées devant les portraits funéraires et devant les icônes qui les accompagnent parfois […].
« Sur le plan cosmologique, il pourrait sembler que les défunts sont assimilés à des divinités. En effet, bien qu’il soit généralement admis en Mongolie qu’une personne "renaît" après sa mort, et malgré une distinction ontologique nette faite habituellement entre les morts et les divinités du panthéon bouddhique figurées sur les icônes, l’une des expressions pour dire "mourir" en mongol peut se traduire littéralement par "devenir divinité" (burhan bolo-). Ce paradoxe s’explique peut-être par le fait que le terme "icône" (burhan), comme celui traduit par "support d’esprit" (ongon), ne distingue pas la figuration de l’entité figurée. Autrement dit, "devenir divinité" (burhan bolo-) pourrait tout aussi bien se traduire par "devenir icône" : cette expression pourrait donc tout simplement décrire le processus par lequel les défunts sont "iconisés" après leur mort, à travers leur portrait funéraire, qui sanctionne leur accession à un collectif de récipiendaires d’offrandes comprenant aussi des divinités bouddhiques. La valeur référentielle des portraits funéraires, en outre, ne se limite pas au défunt figuré sur l’image, mais inclut par extension l’ensemble des parents morts des membres de la maisonnée, sans spécification de genre ou de génération : les offrandes déposées devant ce portrait valent automatiquement pour tous les morts. De cette façon, l’expression "devenir icône/divinité" serait moins un postulat sur le devenir ontologique du défunt dans l’au-delà qu’une référence concrète à son placement, à travers le placement de son portrait funéraire aux côtés des "autres" icônes de la maisonnée, du côté qui reçoit les offrandes en échange de la prospérité du foyer. »
Extraits de « Retoucher les morts - les usages magiques de la photographie en Mongolie », un propos de Grégory Delaplace, directeur du département d’anthropologie de l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, issu de la revue « Terrain », éditions de la Maison des sciences de l’homme, n° 62, mars 2014, 192 pages, dans un dossier intitulé « Les morts utiles ».


Carnet : la confiture de rhubarbe
Au petit-déjeuner, ce matin, je tartine de rhubarbe confite une biscotte et aussitôt je suis entraîné au Pas-de-Calais de mon enfance dans le presbytère désaffecté de Beaumont-en-Artois, mon cher village qui n’avait pas encore été annexé (en 1971) par la cité d’Hénin-Liétard. Les coulisses paroissiales abritaient l’habitation familiale et les tartines beurrées recouvertes de confiture à la rhubarbe constituaient le premier dessert de la journée pour notre fratrie de quatre garçons. Aussitôt, de délicieux souvenirs affluent : la récolte au fond du jardin des pétioles verdâtres lavés de carmin, la lente et odorante cuisson des hampes ligneuses découpées en petits morceaux et, surtout, la peau du reliquat des tiges filandreuses encore chaude dont le suc acidulé me barbouillait la bouche…

L’horloger de l’écriture
Harry Mulisch (1927-2010) écrivait selon une conception presque horlogère de l’écriture qui ne manquait cependant pas de fantaisie. Dans La Découverte du ciel (Folio Gallimard, 1152 pages, 2002) il raconte pourquoi, au terme d’une période dévorée par la barbarie, Dieu décide de rompre avec une humanité qui
n’est plus elle-même. En cours de rédaction, l’écrivain néerlandais escomptait atteindre un nombre de soixante-cinq chapitres : cela l’amusait tellement que le chiffre corresponde exactement à l’âge qu’il atteindrait lorsque son roman faustien serait publié : l’ouvrage a effectivement paru en 1992 et sa traduction française en 1999.

Une télé intelligente
Les programmes de télé ne sont pas fameux. Heureusement, deux ou trois chaînes « produisent » de la qualité. Je parierai que les actionnaires allemands et français d’Arte se font une certaine idée de leur rôle où la finance se doit de servir l’intelligence et non pas l’asservir.
(Lundi 18 juillet 2016)

L’aventure artistique
Sentence percutante du peintre et sculpteur Max Ernst (1891-1976) : « Je trouve que la pire chose qui puisse arriver à un artiste, c’est de se trouver. Il est perdu ou alors il faut qu’il oublie vraiment qu’il s’est trouvé et je crois que jusqu’à maintenant j’ai réussi à ne pas me trouver ». À méditer par tous ceux qui ont embrassé l’aventure artistique, qu’elle soit littéraire ou plastique.

L’exercice du portrait
J’aime beaucoup l’exercice du portrait dans le journalisme. Quand je dis à un peintre, un écrivain, un chanteur ou un architecte que je souhaiterai réaliser un portrait de lui, mon interlocuteur ne sait pas que j’ai déjà son portrait en moi.
(Vendredi 29 juillet 2016)

Réquisitoires
Anthropologue de la Grèce ancienne, Jean-Pierre Vernant (1914-2007) estime que « nous sommes à une époque d’indifférence et d’exhibition ». L’écrivain George Steiner (1929) déplore que « nous habitons dans une société de kitsch, de vulgarité et de brutalité toujours croissante ». Écrivain, poète et diplomate, Yves Mabin Chennevière (1942) observe qu’« une des caractéristiques des temps que nous vivons dans tous les domaines c’est l’imposture ». Terribles mais si lucides réquisitoires entendus à l’antenne de France Culture.
(Lundi 15 août 2016)

Le regard adamantin de Michel Butor
Apprenant avec tristesse la mort de Michel Butor (Mons-en-Barœul, 1926-Contamines-sur-Arve, 2016), je me réfère aussitôt à Charles Dobzynski (1929-2014) qui écrivait si justement dans la revue Aujourd’hui Poème (n° 74, octobre 2006) : « La poésie de Butor est à proprement parler un regard. Un regard qui porte une vision. Un regard qui a la dureté et l’acuité du diamant dont on taille les vitres. Ce regard adamantin, pour nous, découpe les apparences de notre monde, de notre réalité géographique et sociale, il désigne et éclaire ce qu’il y a au-delà du verre et de son opacité : un autre monde en gestation, en transformation, un monde dont la relation combinée des écritures, poétiques et plastiques, est en mesure de forger de nouvelles clés ».
(Lundi 29 août 2016)


Billet d’humeur

Messiaen l’oiseleur

L’oreille exceptionnelle d’Olivier Messiaen (Avignon, 1908-Clichy, 1992) a enregistré sur la portée d’épaisses partitions avec une précision scientifique plus de soixante-dix espèces d’oiseaux, « une cinquantaine d’oiseaux européens, récapitulait-il, une dizaine d’oiseaux d’Amérique du Nord, autant d’oiseaux japonais et cinq ou six des îles du Pacifique et spécialement de la Nouvelle-Calédonie ». Il les notait à la vitesse d’une sténographe de presse sur une partition géante, non seulement avec des notes de musique mais divers signes cabalistiques dont lui seul gardait le secret. En 1959, accaparé par une pareille audition du compositeur dans une héronnière dite mixte, car y nichent plusieurs espèces de hérons (crabiers chevelus, longios nain, butor étoilé, héron garde-bœuf), un des gardes de la Réserve zoologique et botanique de Camargue, interpelle Jacques Pénot, ornithologiste, en ces termes : « Dites, Monsieur Penot, cet homme, c’est un estranger ou un fada ? Parce que savez-vous, il m’a donné un gros pourboire et il fait de la musique avec les cris affreux des hérons au milieu des moustiques ».



Lecture critique

Rosa Bonheur, le petit hussard

Toute sa vie, Rosa Bonheur nourrit une pieuse fidélité envers les idéaux de ses parents. Sophie (née Marquis) et Raimond Bonheur influencent sans conteste le destin de leur fille. À Bordeaux où Rosalie-Marie naît le 16 mars 1822, la mère enseigne la musique, le père le dessin. Il sera d’ailleurs son professeur. Homme bon, au caractère inconstant cependant et un tantinet rêveur, il est issu d’une famille de cuisiniers toulousains tandis que sa femme, née de parents inconnus à Altona, près de Hambourg, est élevée par un aristocrate et commerçant bordelais, Jean-Baptiste Dublan de Lahet, qui avouera à Sophie mourante être son père biologique. Rosalie est l’aînée d’une fratrie composée d’une sœur et de deux frères : comme elle, Juliette et Auguste exerceront le métier de peintre, Isidore deviendra sculpteur. Nantie de l’autorisation paternelle, Rosalie interrompt à 13 ans ses études classiques afin de se consacrer à l’art du trait, de la perspective et de la sculpture. Elle partage alors son quotidien entre l’atelier parental, les cours du peintre et lithographe Léon Cogniet et les galeries du Louvre où les élèves des beaux-arts la surnomment le  petit hussard. En 1837, une adolescente chétive et poitrinaire, Nathalie Micas, est portraiturée par Raimond Bonheur. Naît entre les deux filles une fervente amitié qui ne s’interrompra qu’à la mort du modèle en 1889. L’engagement de Raimond Bonheur aux côtés des saint-simoniens, des chevaliers du Temple et des fouriéristes incline sa fille vers les courants utopistes de l’époque où elle est sensible aux cénacles réclamant l’émancipation des femmes sans toutefois les rejoindre dans l’action. Éprise des scènes de la nature et du bestiaire de ses occupants, elle en devient l’interprète privilégiée à peine dépassée la vingtaine, adoptant définitivement en 1844 la signature de Rosa Bonheur. Très regardée autant que louée dans les salons parisiens, elle reçoit sa première commande de l’État français en 1848. Œuvre de grand format (1,34 sur 2,60 mètres), Labourage nivernais dite aussi Le Sombrage (accrochée aujourd’hui aux cimaises du musée d’Orsay) est destinée au musée de Lyon mais l’État choisit de conserver à Paris, au musée du Luxembourg, cette huile sur toile où deux attelages de bœufs charolais soufflent la vedette aux bouviers qui les guident à tracer les sillons. En 1954, une œuvre aux dimensions plus imposantes (2,44 m x 5,06 m), Marché aux chevaux, s’attire une audience internationale quand bien même la critique française continue à faire la fine bouche. La réussite du peintre se matérialise par d’incessants voyages de promotion en Grande-Bretagne (où elle est reçue par la reine Victoria) et aux États-Unis (où une poupée est fabriquée à son effigie) ainsi que par la multiplication de ses collectionneurs et des commandes qui lui parviennent à By-Thomery. Elle vit là, en Seine-et-Marne, au bord de la Seine et en lisière de la forêt de Fontainebleau, dans une vaste demeure acquise en 1860, avec Nathalie Micas et la mère de son amante de deux ans sa cadette. La maison-atelier sert d’arche de Noé à une foule d’animaux dont elle aime s’entourer, chevaux, bœufs, chiens, mouflons, cerfs, sangliers, moutons et un couple de lions, le mâle en cage et la femelle Fatma en liberté auprès de laquelle elle aime se prêter à la pose des photographes. En 1864, Eugénie de Montijo rend une visite impromptue à l’artiste et l’invite à déjeuner avec l’empereur Napoléon III au château de Fontainebleau. L’année suivante, l’impératrice revient à By pour la décorer de la Légion d’honneur (croix d’or de chevalier), une distinction très rarement accordée à une femme. Peu après le décès à l’âge de 65 ans de Nathalie Micas en 1889, elle reçoit le colonel William F. Cody, venu présenter son spectacle Wild West Show à l’Exposition universelle de Paris. Admirateur du peintre animalier et ardent partisan du vote des femmes, Buffalo Bill n’est pas venu les mains vides : il offre un costume sioux, un arc et des flèches à son hôtesse qui a obtenu du préfet de police de Paris l’autorisation de s’habiller en homme ! Comme un homme, elle fréquente les marchés aux bestiaux et se rend dans les abattoirs (dans la perspective de ses études picturales). Comme un homme, elle fume des cigarettes et des havanes ainsi qu’un sapeur. À la suite de la rencontre des deux personnages - très commentée par la presse française et étrangère -, une jeune artiste américaine, Anna-Elizabeth Klumpke, portraitiste chevronnée accompagne cette même année en qualité d’interprète un éleveur de chevaux du Wyoming qui entend rendre hommage à Rosa Bonheur pour le soutien qu’elle apporte à la race percheronne. Les deux femmes s’éprennent l’une de l’autre : la nouvelle venue a trente-trois ans, son aînée soixante-sept. Tout à la fois compagne, portraitiste et biographe, Anna reste auprès de son amie pendant dix ans, jusqu’au soir du 25 mai 1899 où la châtelaine de By meurt brutalement d’une pneumonie. « Anna continue à peindre, raconte Suzette Robichon, tout en s’occupant de l’œuvre de Rosa Bonheur, et elle partage son temps entre By et San Francisco d’où elle ne peut revenir lorsque la guerre de 1939 éclate. Elle y meurt le 9 février 1942 à l’âge de quatre-vingt-six ans. Ses cendres reposent comme prévu au cimetière du Père Lachaise, dans le caveau des Micas, auprès de Rosa et de Nathalie. Sur la pierre, et selon la volonté de Rosa, sont gravés ces quelques mots dont son testament fut le dernier acte : "L’Amitié est une affection divine". »

  • Rosa Bonheur : une artiste à l’aube du féminisme, par Marie Borin, éditions Pygmalion, 442 pages, 2011 ;
  • Ceci est mon testament… par Rosa Bonheur, édition établie par Suzette Robichon, éditions IXe, 96 pages, 2012.


Portrait

La révolution de Claude Debussy

Les contemporains d’Achille-Claude Debussy (Saint-Germain-en-Laye, 22 août 1862-Paris, 25 mars 1918) n’ont pas perçu, pour la plupart tout au moins, l’invention novatrice du compositeur et la portée révolutionnaire de son œuvre. Contrairement à Maurice Denis (1870-1943) qui a cru très tôt au génie de l’auteur de Pelléas et Mélisande, drame lyrique en cinq actes (1902) tiré de l’œuvre éponyme de Maurice Maeterlinck. « Le rêve d’Art que nous partagions avec Debussy, c’est Pelléas qui l’a réalisé pour la postérité, argumente le peintre et théoricien en 1923. L’esthétique symboliste, cette poésie de l’intuition, l’intuition chère à M. Bergson qui lui aussi à cette époque débutait, cet art d’évoquer et de suggérer, au lieu de raconter et de dire, ce lyrisme intégral que les poètes et les artistes s’efforçaient de faire passer dans leurs ouvrages, cet admirable mouvement idéaliste de 1890, c’est Debussy qui en aura fixé les acquisitions essentielles, c’est le génie de Debussy qui les aura imposées au Monde ». Du vivant de Claude Debussy, Maurice Denis aura été l’un de ses rares propagandistes avec les compositeurs Manuel de Falla, Vincent d’Indy et Erik Satie, les écrivains Pierre Louÿs et Maurice Maeterlinck ainsi que le chef d’orchestre italien Arturo Toscanini et le critique musical et compositeur Émile Vuillermoz.

Premières mélodies à 17 ans et prix de Rome sept ans plus tard
Aîné d’une fratrie de quatre enfants (Adèle, Emmanuel, Alfred et Eugène), Achille-Claude naît à Saint-Germain-en-Laye le 22 août 1862. Ses parents, Manuel et Victorine, tiennent un commerce de porcelaine, peu prospère, qu’ils sont contraints de fermer en 1864 pour rejoindre à Clichy la maison de la mère de Victorine. En 1968, Manuel est employé à l’imprimerie Paul Dupont : la famille s’installe au n° 69 de la rue Saint-Honoré à Paris. Séjournant à Cannes chez sa marraine et tante, Clémentine Debussy, Achille-Claude étudie la musique et le violon sous la direction d’un violoniste, Jean Cerutti, qui n’encourage pas - loin s’en faut - son élève à persévérer. En 1871, les cours de Mme Mauté de Fleurville, professeur de piano, lui sont plus bénéfiques. Consciente de ses aptitudes, son professeur (qui est la belle-mère du poète Verlaine et qui a été l’élève de Frédéric Chopin) l’incite à rejoindre le Conservatoire national, si bien qu’en 1872 l’adolescent accède à la prestigieuse institution, admis aux classes d’Antoine Marmontel (qui a été le professeur de Bizet et D’Indy) pour le piano et d’Albert Lavignac pour le solfège. Élève de la classe d’harmonie d’Émile Durand en 1877, il intègre deux années plus tard, en 1879, la classe d’accompagnement d’Auguste Bazille. Cette année-là où Jules Grévy est élu président de la République, il compose ses premières mélodies sur la trame des poèmes d’Alfred de Musset et de Théodore de Banville.L’année suivante, Antoine Marmontel recommande le jeune pianiste auprès d’une veuve russe fortunée, proche de Tchaïkovski, Nadejda Philaretovna von Meck. En décembre 1879, Bussik ainsi qu’on surnomme le secrétaire accompagnateur dans l’entourage de la baronne von Meck s’inscrit en classe de composition dirigée par Ernest Guiraud qui compte parmi ses élèves Paul Dukas et Erik Satie. Pianiste accompagnateur de la classe de chant de Mme Moreau-Saintin en 1880, il y rencontre Marie Vasnier, une femme mariée de laquelle il s’éprend et à qui il dédiera vingt-neuf de ses mélodies. Le 28 juin 1884, il obtient le prix de Rome avec L’Enfant prodigue composée sur un poème d’Édouard Guinand. Il quitte Paris pour la villa Médicis le 27 janvier suivant, meurtri de devoir se séparer de sa maîtresse.

Des affaires de cœur et beaucoup de dettes
Plusieurs femmes sont entrées dans la vie du musicien et compositeur. Après Marie Vasnier, Gabrielle Dupont dite Gaby, fille d’un couturier de Lisieux, partage son quotidien en 1889, l’année même où il fait la connaissance des poètes Jean Moréas, Catulle Mendès et Henri de Régnier. Dix années plus tard, le 19 octobre 1899, il épouse Lilly Texier, mannequin dans une maison de couture : Pierre Louÿs, Erik Satie et Lucien Fontaine sont ses témoins. Parce qu’il est devenu en 1904 l’amant d’Emma Bardac, mère d’un de ses élèves, sa femme entame une procédure de divorce les premiers mois de 1905 où le musicien achève la composition de La Mer. Mariée à un banquier, la nouvelle élue est proche d’autres musiciens, tels Gabriel Fauré et Maurice Ravel. Le 30 octobre 1905, Claude Debussy qui a délaissé dès 1892 Achille pour son deuxième prénom, devient le père d’une petite Claude-Emma, surnommée Chouchou, dont la naissance sera légitimée par le mariage du couple le 20 janvier 1908.
Sa vie durant, le compositeur tire le diable par la queue. Ses affaires de cœur et son train de vie dispendieux le contraignent à solliciter perpétuellement le soutien financier de ses amis, dont le compositeur Ernest Chausson et l’éditeur Georges Hartmann alias Eugène Fromont. Ses difficultés sont telles qu’il en vient à céder les droits de ses œuvres à peine créées aux éditeurs Paul de Choudens et Jacques Durand. Certes, son activité de critique musical à la Revue blanche et à la Revue de la Société musicale indépendante lui permet d’éponger ses dettes mais la collaboration reste épisodique. La plume est alerte, parfois incisive, souvent pertinente. Dans ses écrits, il met en scène Monsieur Croche, son double antidilettante inspiré du « Monsieur Teste » de Paul Valéry.

Impressionniste ou symboliste ?
Parce qu’il s’est affranchi du principe symphonique, l’orchestre debussyste s’est livré à une ronde d’impressions primitives qui décontenancent les uns et fascinent les autres de ses auditeurs. Une sensibilité très aiguë au japonisme, ce courant esthétique magnifiant les arts d’Extrême-Orient, n’est pas étrangère à certaines orientations de sa création. Il ne cache pas non plus son intérêt pour les symbolistes en littérature, notamment Stéphane Mallarmé. « Réticent envers l’impressionnisme, argumente avec lucidité le compositeur Hugues Dufourt (Lyon, 1943) à la faveur de l’ouvrage collectif « Debussy - La musique et les arts », Debussy penche plutôt pour le symbolisme, une tendance postérieure marquée par l’orientation aristocratique, nationaliste et cléricale de la France des années 1880 : les aspirations à l’ineffable semblent alors un antidote à l’esprit républicain. » Il soutient dans la même contribution que « Debussy s’inscrit dans une tradition de pensée qui, dès le XVIIe siècle français - notamment avec la querelle du coloris - avait assimilé la peinture à une sonorité de couleurs et prétendu outrepasser les limites de l’art figuratif en assignant à l’œil la fonction d’une oreille musicale ». Le poète et historien d’art Camille Mauclair associait la musique de Debussy à « un impressionnisme de taches sonores ». Émile Vuillermoz comparait l’art de son confrère à celui de Monet. Ce qui n’était pas l’avis du philosophe et musicologue allemand Theodor Adorno qui, selon le musicologue Martin Kaltenecker (né en 1957), « cherche, dans ses critiques musicales des années 1920, à accentuer la dureté minérale de Debussy, une sèche clarté qui l’apparente non pas à Monet mais à Cézanne ». La perception du peintre Wassily Kandinsky n’est pas moins intelligente lorsqu’il écrit en 1910 : « Malgré ses affinités avec les impressionnistes, Debussy est si fortement tourné vers le contenu intérieur qu’on retrouve dans ses œuvres l’âme torturée de notre temps, vibrante de passions et de secousses nerveuses ». « La révolution debussyste fut plus profonde, considère le musicologue Marc Vignal (né en 1933) : il faut la chercher dans la structure de l’œuvre, dans une conception originale de l’harmonie et de la rythmique. En substituant à la notion d’accord celle de "note complexe", en s’appliquant à créer une impression d’improvisation par la fluidité des enchaînements, l’instabilité dans la continuité même, l’enchevêtrement des thèmes et des motifs, Debussy suscita une nouvelle sensualité auditive. »

  • Debussy, par Ariane Charton, Gallimard/Folio-biographies, 350 pages, 2012 ;
  • Debussy : la musique et les arts, sous la direction de Guy Cogeval et Jean-Michel Nectoux, éditions Skira-Flammarion, 208 pages, 2012 ;
  • Le Petit Robert des noms propres, Dictionnaires Le Robert, 2396 pages, 2004.


Varia : La route de la Soie

« Légère, luxueuse, facile à transporter et onéreuse, la soie est une spécialité chinoise très appréciée par les habitants de l’Empire romain. Dans China, Ergebnisse eigener Reisen ("Chine, compte-rendu de mon propre voyage") publié en 1877, le baron et géographe Ferdinand von Richthofen a été le premier à utiliser le terme "route de la soie" pour désigner cette route commerçante. Mais les échanges ne s’y limitaient pas à la soie : porcelaine, laque, épices, pierres précieuses, ivoire, fourrure et plantes médicinales circulent librement entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique ; raisin, noix, carotte, poivre, épinard, concombre et grenade sont introduits en Chine. La route de la Soie a non seulement stimulé les échanges commerciaux, mais également le développement et la diffusion de la technologie. Avec le commerce furent introduits en Occident l’élevage des vers à soie, la fabrication de la soie et celle du papier. Le chercheur byzantin Théophane le Confesseur a écrit que des commerçants perses ont dissimulé des œufs de vers à soie dans leurs cannes pour les transporter à travers l’Empire byzantin, permettant ainsi la diffusion de la soie en Occident […]. Le papier, quant à lui, aurait été introduit dans le monde de l’Islam après la Bataille de Talas en 751. La route de la soie a également favorisé la transmission de la culture, des arts, des religions et de la philosophie […].
« Le sinologue français Édouard Chavannes la baptisa "la route de la soie maritime". Les chercheurs qui vinrent après lui l’appelèrent également "la route des porcelaines" […]. La route de la Soie a été inscrite en 2014 au Patrimoine mondial de l’Unesco. En effet, le dossier de candidature portant sur "Routes de la soie : le réseau de routes du corridor de Chang’an - Monts Tianshan" a été approuvé par le Comité du patrimoine mondial de l’Unesco lors de sa 38e session à Doha, la capitale du Qatar. »
Extraits de « La route de la Soie », une enquête de Guo Yugand, issue de la revue « Institut Confucius », n° 25, juillet 2014.

Haut de page