Retour au sommaire
des Papiers collés

Les Papiers collés
de Claude Darras

Été 2015

Carnet : la célébrité et l’amitié
Les gens célèbres se plaignent de l’être, de ne plus pouvoir travailler comme bon leur semblait. Moi, je suis tranquille. J’ai, ou plutôt on a publié deux livres sous mon nom qui n’ont eu aucun retentissement susceptible de perturber ce qu’il faut bien appeler ma vie. Je comprends l’embarras de la gloire. Et quand on publie, on ne sait jamais ce qui peut nous arriver. Au sens propre comme au sens figuré. Aucun journaliste n’est venu me demander ce que je pensais de l’existence de Dieu, de la mienne, voire de la sienne. Je n’y vois pas d’inconvénient. Il arrive que je me trouve en état d’écriture. Et qu’on m’y trouve. Mais me lit qui veut. Et me publie. J’en suis bien content. Très touché. Mais l’oublie assez vite. Reste l’amitié. Inoubliable. C’est pour qu’elle le reste que j’ai foutu le camp.
(Georges Perros, « Papiers collés » 2, Gallimard, collection
l’Imaginaire, 2008)

Georges Perros © Photo X droits réservés


Le temps du cœur
On ne perd pas son temps en écoutant son cœur.                               
(Jules Mougin, « Magma », imprimé à Metz, 1985)


De la lecture
Je lis beaucoup. J’aime lire. Je lis en découvreur, en adepte des pied-de-nez aux mœurs saisonnières de l’édition et des librairies. Je sacrifie rarement aux têtes d’affiche et de concours. Seuls importent, en définitive, la satisfaction de rencontrer des textes de grande valeur et d’en éprouver de l’étonnement et du plaisir. Lire, en somme, c’est troquer des heures d’ennui contre des moments suspendus et délicieux. Je lis la plume à la main. Prendre des notes, c’est renforcer sa mémoire et s’en créer une nouvelle.
(Samedi 18 avril 2015)


L’écrivain Perros et le moine Guirec
À Perros-Guirec, dans les Côtes-d’Armor, ne vous limitez pas aux sept îles de l’archipel et à l’histoire du moine gallois Guirec (VIIe siècle) que les marins invoquent pour calmer les tempêtes. Dans la décennie 1950-1960, Georges Poulot prend pour pseudonyme le nom originel de la cité, au moment où Georges Perros intègre la NRF (Nouvelle Revue française). Le photographe Daniel Cyr Lemaire multiplie, quant à lui, les séjours sur la côte de granit rose entre Perros-Guirec et Trébeurden. « C’est fou comme les éléments ont sculpté et cuivré le magnifique littoral dominé par les fous de Bassan ! », s’extasie-t-il. Ces oiseaux marins usent d’un singulier mode de pêche. Volant à bonne hauteur, ils commencent à planer en cercles, lorsqu’ils ont repéré un banc de maquereaux, puis ils piquent, refermant leurs ailes avant de disparaître dans des gerbes d’écume. Aussitôt après, ils émergent des flots et recollent à la ronde planante de leurs congénères.
Dans le port de Perros-Guirec © Daniel Cyr Lemaire



L’ennui et le pendule
Relisant quelques morceaux choisis d’Arthur Schopenhauer (1788-1860), je comprends mieux aujourd’hui pourquoi le philosophe allemand associait l’ennui (L
angeweile) à une « maladie du temps ». Selon lui, c’est le temps le grand responsable de l’ennui, parce qu’il n’a pas été prévu de « moment » pour l’expérimentation du plaisir. « La vie oscille comme un pendule, disait-il, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui. » J’ai retrouvé un bel aphorisme dans ses écrits : « La vie est une affaire qui ne couvre pas ses frais ». « Voudriez-vous revivre votre vie ? », demanda-t-on un jour à George Bernard Shaw (1856-1950). « Non, répondit le dramaturge irlandais. Ce serait confesser que je l’ai gâchée. »
(Mercredi 22 avril 2015)


Billet d’humeur

L’art et la poésie à l’école

Réformer l’enseignement ? C’est facile. Il convient de doter l’art et la poésie du même coefficient que les mathématiques. Alors, nous ferions des pas de géant et les enfants aussi. Il suffirait que, dès l’enfance, à côté des enseignants des disciplines habituelles, des professeurs d’art expliquent ce qu’est un artiste, tandis que des professeurs de poésie montreraient de quelle manière passer de la verticale du poème à l’horizontale de la prose. Invités à l’école ou au collège de leur résidence à dire à quoi ils servent au juste, le peintre ou le poète diraient aux élèves : « Je ne sers à rien, mais je peux vous aider à comprendre le monde. »
Fin connaisseur de l’une et l’autre discipline, le poète et écrivain italien Cesare Pavese (1908-1950) prétend qu’« aucun enfant, aucun homme n’admire un paysage avant que l’art, la poésie - un simple mot parfois - ne lui aient ouvert les yeux. »



Lecture critique

Pierre-Antoine Beretti, mémorialiste de la chanson corse

Bien qu’il s’en défende, Pierre-Antoine Beretti (Bastia, 1970) s’inscrit dans une longue tradition disciplinaire, tant esthétique ou musicologique que sociologique, lorsqu’il publie « 50 tubes qui ont fait l’histoire de la chanson corse » (bel objet éditorial conçu par les éditeurs Marie-Joseph Arrighi-Landi et Jean Harixçalde). Discipline vouée à expliciter l’ineffable des pratiques musicales et à montrer comment la musique agit sur l’intériorité des corps et des imaginaires, elle trouve un terrain d’exception en parcourant sur près d’un siècle la chanson de l’île de Beauté. L’itinéraire de la rétrospection débute dans la décennie 1930-1940, peu après l’introduction du disque dans l’intimité domestique : l’entre-deux-guerres révèle le premier 78 tours corse enregistré (en 1925) par le ténor Gaston Micheletti (1894-1959) avec la cantilène U me fiore di primavera (Ma fleur de printemps). Nourri de patientes recherches, du festival de Vico dont il est le régisseur et de l’émission télévisée « Di Fole in canzone » (Des histoires en chansons) qu’il anime depuis 2002 à l’antenne de France 3 Corse, P.-A. Beretti souligne trois périodes. La première court des ritournelles nostalgiques de la fin des années quarante à la décennie 1970-1980 où le rock influence les musiques populaires ; la suivante, avec le Riacquista (Réappropriation), grave dans le marbre de la postérité le retour aux sources vives de l’âme et de la culture corses, tandis que la troisième porte une expression musicale qui depuis 1992 traverse les méridiens en mêlant les trésors de l’héritage insulaire aux inventions d’une contemporanéité féconde. Du corpus que l’auteur condense en 120 pages et 50 tubes (un vocable que Boris Vian a forgé en 1957), aucune forme - berceuse, chant de berger, complainte, sérénade, polyphonie, chanson satirique, ballade libertaire, chant sacré, hymne nationaliste - ne peut être extraite sans risquer d’amputer l’identité, l’essence même de la chanson corse. De la même façon, les compositeurs, les interprètes, les paroliers et les instrumentistes concernés sont fatalement solidaires les uns des autres à travers les quelque quatre-vingt-dix années de l’inventaire. J’ai retenu douze des mélodies du répertoire : O Ciuciarella (Ô Petit Bébé) qui inaugure l’extraordinaire ascension du ténorino ajaccien Tino Rossi ; U mio mulinu (Mon moulin) interprétée par Charles Rocchi dont la généalogie nombreuse de chanteurs et de musiciens puise ses origines à Rusiu, berceau de la paghjella (chant polyphonique traditionnel) ; Solenzara, créée par le couple mythique Regina & Bruno et revisité par l’Américain Iggy Pop ; Traculinu (Le colporteur) des frères Vincenti, Dominique et François ; Barcarolle bastiaise, une composition de Vincent Orsini (fondateur de la République libre du maquis !) chantée par Maryse Nicolaï ; Chì fà (Que faire ?), un succès du légendaire Antoine Ciosi ; U pastizzu (Le pastis), adaptation du tube américain Da doo ron ron due au rocker Zia Devota (Tante dévote) ; Amarini (Amertume), enregistrée dans l’album « À l’encre rouge » de I Muvrini et Jean-François Bernardini ; Corsica, révélée par Petru Guelfucci, lauréat d’une Victoire de la musique en 1995 avec son groupe Voce di Corsica ; U lamentu di Ghjesù (La lamentation de Jésus) qui relate la Passion du Christ restituée par l’ensemble balanin A Filetta, au joli nom de fougère ; U pinu tunisianu (Le pin tunisien) dans l’interprétation de laquelle Mighela Cesari et Mighele Raffaelli ont réintroduit la cetera, cistre à huit cordes doublées, et Rughju di vita (Le rugissement de la vie), chanté et composé par la formation Voce centu en hommage au Lion du Panshir, le commandant afghan Ahmed Chah Massoud.
« L’homme est né en chantant », prétend P.-A. Beretti qui ne se lasse pas de vérifier la justesse de la sentence à la rencontre des chanteuses et des chanteurs de son île natale, non plus dans leur fantôme d’ébonite mais dans les concerts et les festivals où ils défendent et illustrent, en France et au-delà des frontières, un exceptionnel patrimoine. Exceptionnel à l’exemple du nombre des ensembles vocaux - cent cinquante - qu’il s’est étonné de dénombrer du Cap Corse à Bonifacio.

  • 50 tubes qui ont fait l’histoire de la chanson corse, par Pierre-Antoine Beretti, éditions des Immortelles, 128 pages, 2013.


Portrait

Éthique et engagement du journaliste en 2015

Que demande celui qui cherche aujourd’hui à comprendre l’actualité à travers un quotidien d’informations générales, une station de radio, une chaîne de télévision ou un magazine numérique ? Pas qu’on lui répète ce qu’il peut trouver partout. Il demande de la mise en perspective et du recul, autrement dit de l’histoire et de la géographie. Il est en quête d’une intelligibilité qui exige la connaissance d’un domaine ou d’une région du monde, qui suppose un certain type d’écriture ou d’argumentation et requiert une pédagogie citoyenne ainsi que de solides compétences. Or, nous assistons depuis quelques années à une constante dégradation de l’information en médiocre rumeur, à une espèce de fatalité médiatique qui voue, jour après jour, le citoyen aux vérités hâtives, aux perspectives incomplètes, aux chiffres aléatoires et aux jugements prématurés.
Informer n’est ni un art, ni un apostolat, ni une science exacte, c’est un métier, qui touche plutôt à l’artisanat dans de nombreux cas, aux sciences humaines et s’étend au combat, quand des enjeux majeurs le justifient. Le journaliste s’impose de vérifier l’information, de recouper les sources de cette information, de donner la parole aux contradicteurs et de ne rien publier ou diffuser qui ne semble parfaitement avéré. Professionnel de l’information, il est menacé par la précipitation, la pression de la concurrence, voire la paresse. Les dérives observées, dans les différents vecteurs médiatiques, tiennent le plus souvent au manque de formation, de compétence et de travail, en bref au manque de « sérieux » des journalistes, lesquels donnent trop souvent la détestable impression d’un métier plus survolé que maîtrisé. À quoi s’ajoute, parfois, une certaine connivence avec les décideurs qu’ils sont chargés de suivre.
Selon Jean-Pierre Le Goff, l’érosion de la déontologie journalistique et des nouveaux modes de fonctionnement des médias accompagne une sorte d’autodestruction de la politique, une situation qui ramène le débat public et politique à son plus bas niveau : « Les grands médias audiovisuels et les réseaux sociaux, observe le philosophe et sociologue, s’emballent à la moindre petite phrase dans une course effrénée à l’audience. Des journalistes comme leurs invités se mettent à parler de plus en plus vite, se coupent constamment la parole dans une lutte où se mêlent la valorisation des ego et l’affirmation péremptoire d’opinions. Il n’y a nulle fatalité à ce que ce genre de discussion de bistrot continue, pour autant que des hommes politiques, des journalistes et des intellectuels refusent ce genre de fonctionnement, en montrant par leur attitude qu’il est possible de mener des débats calmes, argumentés et éclairants, comme cela arrive encore dans certains débats à la radio et à la télévision ».
De plus en plus souvent, hélas, le direct télévisuel ou radiophonique fait loi et vaut certitude. Illusoirement, bien sûr, puisque cette connaissance immédiate, fût-elle de bonne foi, est en général plus proche de l’erreur que de la véracité. Rétive à toute immédiateté, la recherche de la vérité exige distance, patience, recoupements, vérifications, interprétation, mémoire. À ses yeux, la première impression est rarement la bonne. Mieux encore, la première impression qui échappe au crible de la raison critique n’a strictement aucun sens.
« Si l’éducation du journaliste est quelquefois à faire, écrit le journaliste Thomas Ferenczi (Le Monde), celle du citoyen l’est aussi. » « Car les médias ne font sans doute que nous ressembler, considère l’avocat et écrivain Jean-Denis Bredin. Cette soif de rumeurs, ce plaisir pris à médire, ce goût des indiscrétions et des scandales, pouvons-nous sérieusement les imputer aux seuls médias ? Et si nous nous délivrons des lois qui nous dérangent, si nous ne cessons d’exiger des autres les vertus dont nous nous dispensons volontiers, ne reconnaissons-nous pas les vieux traits d’un peuple dont les médias risquent d’être le miroir ? ».
Face à cette situation, extrêmement complexe et mouvante, le devoir du citoyen s’exprime en deux syllabes : douter. Constamment, le lecteur, l’auditeur, le téléspectateur ou l’internaute ne doit pas prendre pour argent comptant ce qu’on lui donne à savoir et à penser. Lorsqu’il aura parfait les filtres de la raison critique, il saura écarter l’ivraie du bon grain dans sa découverte de l’actualité. Il saura reconnaître le propos substantiellement signifiant, le témoignage ou l’analyse qui sonne le plein et le vrai : intervention éclairée d’un commentateur, appel lucide d’un envoyé spécial interrogé à chaud, peu importe. Il saura entendre la différence, l’authenticité, l’urgence dans le ton ou dans le style ; il saura démasquer le scoop douteux, le sensationnalisme, l’émotionnel et les scores d’audimat dans le temps long et salutaire de la réflexion et de la critique.

Le texte a été inspiré par une semaine de la presse organisée le mercredi 8 avril 2015 par le centre de documentation et d’information du lycée de l’Empéri, à Salon-de-Provence, manifestation à laquelle j’avais été convié.

  • La Civilisation du journal - Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, sous la direction de Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, Nouveau Monde éditions, 1762 pages, 2011
  • La Presse française, par Pierre Albert, La Documentation française, 216 pages, 2008
  • Le Journal télévisé, par Arnaud Mercier, Les Presses de Sciences-Po, 345 pages, 1996
  • Ils l’ont tué ! L’affaire Salengro, par Thomas Ferenczi, éditions Plon, 223 pages, 1995
  • Écoutez voir ! par Jean-Claude Guillebaud, éditions Arléa, 255 pages, 1995.


Varia : 700 millions d’internautes chinois paient en monnaie QQ !

« Comme l’essentiel de ce qui existe sur l’Internet chinois, le réseau de discussion en ligne QQ, lancé en 1999 par Tencent, s’inspire d’un modèle étranger, le programme de messagerie d’American Online. QQ rassemble à l’heure actuelle plus de 700 millions d’utilisateurs, soit davantage que la population chinoise connectée, estimée à environ 500 millions. […]
« L’essor de QQ a fait de Tencent (la petite société de Ma Huateng basée à Shenzhen) la première société internet chinoise enregistrée… aux îles Caïman. […]
« Plus de 80 % des revenus de Tencent proviennent de services payés avec la fameuse "monnaie QQ", devenue depuis 2002 le principal vecteur du marché chinois des biens virtuels, évalué à environ 4 milliards de dollars par an. Cette monnaie est tellement prisée qu’elle influence la devise nationale chinoise ! […]
« Cet essor n’est pas sans poser des problèmes sociaux : spéculation, sexe tarifé ou jeux d’argent en ligne… Un tribunal du Heilongjiang a même, pour la première fois en 2009, prononcé une condamnation pour vols de biens virtuels. L’impact croissant de la monnaie QQ inquiète jusqu’à la banque centrale. »
Extraits de « QQ : la marche de l’empereur », un texte de Tom Hancock publié dans la revue « Planète Chinois », n° 13 de septembre 2012.


Carnet : ascensions littéraires
« Quelques secondes après notre délivrance, raconte François Peyrey, le baromètre accuse 3 500 mètres. Nous montons encore, traversons une fantastique mer de nuages qui déferle silencieusement sous la lumière argentée et le silence est prodigieux… on l’entend, on l’écoute ! Dans nos oreilles existe un abîme sans fond et nos rares paroles s’échappent dans le vide, sèches, pesantes comme des masses de plomb. » L’aéronaute gascon (1873-1934) est qualifié de Guy de Maupassant de l’atmosphère par Emmanuel Aimé, qui le taquine sur les libertés qu’il prend dans ses carnets de voyage avec la rime et la césure lorsqu’il écrit en vers. « Il n’hésite pas plus à renverser les règles de la syntaxe, souligne le chroniqueur de "L’Aérophile", ou à lancer un audacieux néologisme qu’à précipiter un sac de lest ou à jeter par-dessus bord une bouteille d’Armagnac… surtout quand elle est vide. » Outre le récit de ses ascensions en ballon libre, les aérophiles retiendront de lui « Les Premiers Hommes-Oiseaux : Wilbur et Orville Wright », un ouvrage publié en 1908.

En bon anglais
Les Britanniques ont grand besoin d’apprendre à parler et à écrire en bon anglais, me rapporte un confrère de la BBC. Les professeurs d’université déplorent que les étudiants étrangers écrivent et parlent bien mieux cette langue que leurs camarades britanniques. La critique paraît justifiée : l’écrivain Rudyard Kipling soulignait déjà que le meilleur anglais au monde reste celui que parlent les lettrés indiens.

Flamant rose
Savez-vous que l’ascendant du Phoenicopterus roseus, le flamant rose, est le phénix, l’oiseau de feu solitaire et mythique qui vit sept ans dans le delta du Nil avant de regagner sa patrie, la Phénicie (actuel Liban), afin d’y construire un nid et s’y enflammer, les ailes étalées au soleil ? Le lendemain, prédisent les vieux pêcheurs de Batroun (port situé au nord de Beyrouth), il renaîtra de ses cendres.

Raison et vérité
La passion d’avoir raison est le contraire même de la passion de la vérité.
(Gilbert Cesbron, « Journal sans date », éditions Robert Laffont, 1963)

Un héritage de Vichy
L’employée ne m’a pas cru lorsque je lui ai dit que la carte d’identité que je venais renouveler à la mairie n’était devenue obligatoire qu’en 1940 : avec photographie et empreintes digitales à partir de 1942. Créée en 1921, ladite carte permettait ainsi d’exclure les non-Français de naissance. L’obligation cesse en 1955 et les informations concernant la race et la religion sont bannies des formulaires officiels car jugées contraires aux « valeurs républicaines ». Il reste qu’il convient aujourd’hui de justifier de sa nationalité française et de garder sur soi un document d’identité. À bon entendeur !
(Mardi 28 avril 2015)

Whisky maure
Les sessions de perfectionnement des techniques de journalisme à Nouakchott, en 1999, sous la tutelle de l’Union européenne (programme Med Média), m’auront permis de goûter au « whisky maure » dans la vallée de l’Adrar. Sous la khaïma (prononcer raïma, la tente des nomades), le maître de cérémonie ordonnait alors un rituel singulier qui observait trois conditions. « Il faut que les trois J soient réunis, me traduisait du hassaniya (mélange d’arabe et de berbère) au français : Jar, la lenteur, Jmar, la braise, et Jmaa, le groupe. » Il faut aussi verser le thé d’assez haut en filet pour le faire mousser. Avant de rompre le pain cuit sous la cendre dans le sable, veillez à combiner dans le palais la rousseur sucrée de la kessera, la brioche épaisse et ronde, à la piqûre suave du whisky maure, la bière du désert mauritanien.

Poste restante
Les postiers-détectives du Service client courrier (SCC) de Libourne traitent chaque année, dit-on, neuf millions d’objets provisoirement égarés - adresses énigmatiques, poétiques ou surréalistes - qui retrouvent leurs destinataires ou leur expéditeur dans près de 50 % des cas. Au nombre de ces objets de rebut, lesdits détectives ont recensé : une table de bar en béton, une enclume, des têtes réduites, une hache, des tabourets africains, un poids de dix kilos, un pied d’outil de géomètre, une plaque de fonte rouge récompensant la plus belle saillie d’un comice agricole, une bassine à confiture, un rostre denté de poisson-scie, un casque allemand de la Seconde Guerre mondiale, un casque américain de la même époque, un projecteur cinéma, des vins de Bordeaux hors d’âge, des toiles de maître, un lustre, une paire de maillets, une lame de scie de scieur de long, des plaques d’immatriculation, un nécessaire de toilette du XIXe siècle, des masques primitifs, une bassine à brochet, des portraits d’ancêtres, une luge, un réservoir d’essence, un chandelier à fleurs, une ménagère en argent, des plaques publicitaires émaillées, des instruments de musique.
(Jean-Pierre Guéno, « Cher Père Noël ! », éditions Télémaque, 2012)
(Jeudi 14 mai 2015)


Billet d’humeur

Instantanés

Questionnant Henri Cartier-Bresson (1908-2004) sur les motivations à déclencher son Leica à un moment ou à un autre, le peintre Pierre Bonnard (1867-1947) se vit répondre : « J’ai appuyé sur le déclencheur pour les mêmes raisons qu’à cet endroit vous avez apposé une touche de jaune ». Robert Doisneau (1912-1994) ne prisait pas tellement le terme « chasseur d’images », communément appliqué aux reporteurs. Il préférait celui de « pêcheur d’images », qui paraissait correspondre plus précisément à ses patientes flâneries. Il se décrivait comme un Français moyen, dont le physique passe-partout lui permettait de saisir ses instantanés sans même, parfois, que ses modèles ne s’en aperçoivent. Lucien Clergue (1934-2014) a aiguisé ses yeux au silex du Midi dans la lumière vorace du delta du Rhône. Je le revois planté dans le sable, lisant et relisant, excité et fébrile, les signes que les vagues tracent sur le sable ; lorsqu’il en retrouvait l’alphabet mystérieux dans le grain du noir et du blanc, il ne laissait pas de s’extasier : « Il me faut chaque fois réapprendre l’émerveillement », s’étonnait-il.



Lecture critique

L’existentialisme sartrien selon André Bonafos

Posant le postulat selon lequel le chef de l’école existentialiste française n’emprunte guère aux différents moyens d’expression (le théâtre, le roman, le carnet, le cinéma, le journalisme) que leur forme, sa seule préoccupation étant de répandre le plus clairement et le plus profondément possible les certitudes de son enseignement, force est de reconnaître que l’œuvre du romancier et dramaturge demeure la plus connue, souvent même la seule connue du grand public. Venu au théâtre avec Les Mouches (1943), Jean-Paul Sartre (Paris, 1905-1980) manifeste une maîtrise technique incontestée dans la mise en scène des personnages, individus dont les conflits et les états d’âme traduisent les thèmes primordiaux de l’existence, c’est-à-dire la liberté, qui lui sont chers. La perfection dramatique tresse un fil d’Ariane qui, avec Les Mouches, relie Morts sans sépulture, La Putain respectueuse, Huis-Clos (1946), Les Mains sales (1948) ainsi que Le Diable et le Bon Dieu (1951). Le théâtre lui offre une tribune privilégiée pour l’expression concrète des problèmes moraux et politiques où dominent le racisme, la Résistance, la torture, l’individualisme, la solidarité et la responsabilité des chefs. À cet égard Les Mains sales s’affirme sans doute comme le plus important des témoignages portés à la scène sur les débats de la conscience contemporaine. Au printemps 1958, dix ans après sa première représentation au théâtre Antoine dans une mise en scène de Pierre Valde (avec le concours de Jean Cocteau), la pièce suscite la soutenance à Paris d’une thèse sur l’existentialisme par André Bonafos (1931, Villeneuve-les-Maguelonne), professeur de lettres modernes et distingué revuiste (fondateur de « Mosaïque » en 1988). Le même théâtre parisien propose en 1998 une mise en scène anniversaire de la pièce du philosophe existentialiste par Jean-Pierre Dravel avec Jean-Pierre Kalfon (dans le rôle de Hœderer), Yannick Debain (Hugo), Marie Lenoir (Olga) et Charlotte Valandrey (Jessica). Le soir de la première, samedi 5 septembre 1998, le professeur héraultais rencontre le metteur en scène et les comédiens de la troupe avec lesquels il échange des réflexions sur l’actualité de l’œuvre sartrienne à partir de son mémoire qu’il a emporté avec lui. En 2015, son éditeur, Gérard Blua (Autres Temps, Marseille) lui propose de publier la dissertation de l’étudiant…
L’intrigue de la pièce Les Mains sales se passe en Illyrie, un État imaginaire d’Europe centrale, au moment de la débâcle allemande, en 1943. Dans le pays occupé, trois forces se disputent la conduite de la nation, la droite fascisante, la bourgeoisie nationaliste et le parti communiste clandestin scindé en deux tendances dont l’une considère que le Parti doit prendre seul le pouvoir, tandis que l’autre, représentée par Hœderer, suggère une alliance avec les deux autres entités. À sa sortie de prison, Hugo Barine, jeune bourgeois de 23 ans passé au Parti, retrouve Olga, une ancienne camarade communiste. Sur l’ordre de la formation prolétarienne, Hugo a tué deux ans plus tôt Hœderer, dirigeant jugé dangereux. Témoin gênant, le meurtrier doit être liquidé. Olga obtient un sursis à l’exécution afin d’examiner s’il est ou non « récupérable » ; en fait, elle veut savoir si son crime est davantage passionnel (hypothétiquement lié à sa femme Jessica) que politique (l’acte est sensé gommer la suspicion de son engagement). Hugo retrace pour Olga les événements qui ont conduit à son arrestation…
« L’étude de la psychologie de Hugo, écrit André Bonafos, si elle ne doit pas oublier l’aspect littéraire du personnage, doit être éclairée par les références aux problèmes philosophiques qui nourrissent la pièce. Il est nécessaire de procéder ainsi avec Sartre, qui considère la philosophie comme l’étude unique et totale de l’Homme. » « Le fils de bourgeois peut essayer de renier sa "classe", analyse le thésard, mais il ne pourra pas se débarrasser de sa formation, de ses habitudes, physiques et mentales, de ses comportements et de ses idées. » Convoquant les analyses de Francis Jeanson (1922-2009) et de René Marill Albérès (1921-1982), il se demande dans quelle mesure l’expérience et les problèmes de Hugo ne sont pas ceux de J.-P. Sartre lui-même. « Intellectuel d’origine bourgeoise, il n’est pas, lui non plus, entré au Parti », observe F. Jeanson. « Professeur et bourgeois - du moins dans ce qui était objectivement sa situation - M. Sartre semblait rêver au militant en veste de cuir qui rejoint son "groupe" dans des réunions fraternelles et clandestines », avance R. M. Albérès. « Avoir appelé cette approche du personnage "Hugo Barine, le Solitaire" n’empêche pas que "Les Mains sales" soit une œuvre d’espoir », conclut A. Bonafos. En somme, selon lui, « L’existentialisme est-il une existence ? » conserve sa vérité absolue cinquante-sept ans après avoir été écrit. Les lecteurs diront s’ils partagent sa conviction. Sachant que le philosophe de L’Être et le Néant prétendait que « Les livres qui passent d’une époque à l’autre sont des fruits morts. Ils ont eu, en un autre temps, un autre goût, âpre et vif. Il fallait lire "L’Émile" ou "Les Lettres persanes" quand on venait de les cueillir. »

  • L’existentialisme est-il une existence ? éditions Autres Temps, 144 pages, 2015

Du même auteur :

  • Le bonheur est en Provence, éd. Autres Temps, 160 pages, 2003
  • Rue de la Méditerranée, Souvenirs d’enfance des années quarante à Montpellier, éd. La Voix Domitienne, 160 pages, 2003, préface de Frédéric-Jacques Temple
  • Mes Noëls en Provence, éd. Autres Temps, 2000, préface de Yves Berger.


Portrait

En suivant le botaniste dans la forêt de la Sainte-Baume

Parcourant ces dernières semaines (mai 2015) la forêt domaniale de la Sainte-Baume sous la conduite d’un scientifique du Conservatoire botanique national méditerranéen de Porquerolles, ma passion adolescente de la nature et de la biodiversité ne suffit pas à gommer les difficultés à retenir les noms latins de la flore que j’apprends à identifier et à classer selon la famille, le genre et l’espèce. Fort heureusement, outre Virgile Noble, mon accompagnateur et botaniste du conservatoire hyérois, je dispose de deux excellents guides illustrés (Flore forestière française et Flore de la France méditerranéenne continentale), véritables bibles botaniques que je consulte au soir de chaque randonnée afin de vérifier l’orthographe des Polygonatum odoratum (convallaire polygonée ou sceau de Salomon), Juniperus phoenicea (genévrier de Phénicie), Scorzonera austriaca (scorsonère d’Autriche), Cerastium arvense (céraiste des champs) et autre Arenaria provincialis (sabline de Provence). Une nomenclature de végétaux aux noms bien étranges que je note fébrilement sur mon carnet à la vitesse d’un sismographe, arc-bouté contre le tronc d’un if ou bien adossé aux arêtes fraîches d’un rocher moussu. Ainsi, lors de mes pérégrinations à travers le massif forestier varois, outre les fougères et scolopendres qui s’accrochent au roc des versants érodés, je recense la benoîte des bois, la bugle rampante, la campanule carillon, l’euphorbe de l’oiseleur, l’hélianthème des Apennins, la mélitte à feuilles de mélisse, la mercuriale des montagnes, la saxifrage granulée, la tulipe australe et le bunium noix-de-terre dont le bulbe laisse un goût de noisette quand on le croque, ainsi qu’une rare orchidée, la néottie nid d’oiseau, qui a la propriété de vivre sans chlorophylle.
Ancienne forêt des Ligures, la Sainte-Baume continue de recevoir le pèlerinage des Compagnons du Devoir à sainte Marie-Madeleine. Elle reste, en dépit des déboisements des siècles passés, un des paysages forestiers relictuels les plus impressionnants de la région méditerranéenne, avec des hêtres majestueux ainsi que des ifs et des houx à la hauteur colossale. L’humus épais des sous-bois et la lumière salutaire des crêtes favorisent le développement profus de stations d’une flore exceptionnelle. Il est plaisant de débusquer, dans les endroits plus humides, la primevère officinale à fleurs jaunes de la famille des primulacées : elle possède un court rhizome souterrain vertical et à grosses racines qui produit chaque année au-dessus du sol une rosette de feuilles gaufrées. Les tiges ligneuses et minces de la grande pervenche aux fleurs bleu violacé rampent sur le sol ; si on les casse, elles donnent un latex blanchâtre. Au bord des chemins forestiers, il est loisible de trouver des herbes à touffes de feuilles rubanées, bordées de longs cils blancs clairsemés et dotées de petites fleurs brunes réunies en glomérules : c’est la luzule des bois. Quant à la céphalanthère à grandes feuilles, les Provençaux la cueillaient jadis en guise de muguet ; appelée aussi céphalanthère de Damas, elle était jadis considérée comme antidote du venin des crapauds ! Je n’ai pas eu l’occasion de voir le lis martagon en fleurs. C’est une plante vénéneuse. À peine la fleur s’est-elle épanouie que ses pétales s’enroulent en arrière, lui donnant l’aspect d’un turban : six étamines anthères orangées et un pistil apparaissent alors.
La consultation des deux « Flores » est fort instructive et assez divertissante. Elle renforce les notions élémentaires du néophyte, étaye la connaissance de l’amateur, actualise les données du professionnel et du forestier dès lors que tous les quatre souhaitent aller plus loin dans l’étude de la botanique ou de l’écologie forestière du territoire méditerranéen. Les deux volumes distincts renferment les résultats de longs travaux d’observation, de compilation, d’analyse des herbiers, de séances de terrain et d’expertise, inventaires et analyses que la biologie moléculaire a enrichis ces dernières années.
« Parmi les "pôles de diversité" reconnus dans le monde, la flore méditerranéenne est l’une des plus riches », considèrent Marcel Bournérias (professeur honoraire d’écologie végétale de l’École nationale supérieure de Saint-Cloud) et Pierre Quézel (professeur émérite de l’Université d’Aix-Marseille III) en préfaçant la « Flore forestière française - Région méditerranéenne ». Dans ce volume-là, 845 espèces sont l’objet d’une description détaillée où les données phytogéographiques, écologiques et phytosociologiques sont précisées ; et le trait délicat du dessinateur naturaliste Dominique Mansion en a figuré les caractères physiques. En revanche, des planches de photographies en couleurs distinguent la Flore de la France méditerranéenne continentale de la précédente, mais une égale qualité et une rigueur aussi remarquable rassemblent l’une et l’autre « Flores », témoignant de la longue expérience floristique et taxonomique des deux collectifs d’auteurs et chercheurs. « C’est une publication qui nous pousse dehors, argumente pour sa part le professeur Daniel Jeanmonod, du Conservatoire et jardin botanique de Genève qui préface la Flore de la France méditerranéenne continentale. Réjouissons-nous de retourner sur le terrain, de redécouvrir notre flore méditerranéenne à la lumière de ces nouvelles connaissances, d’en découvrir peut-être de nouveaux éléments qui n’y sont pas signalés, car c’est aussi à cela que sert une flore : la tester sur le terrain pour la discuter, l’améliorer, la compléter et savourer le plaisir de la détermination. »

  • Flore forestière française, par Jean-Claude Rameau †, Dominique Mansion, Gérard Dumé et Christian Gauberville, guide écologique illustré en trois tomes, tome 1, Plaines et collines, 1792 pages, tome 2, Montagnes, 2432 pages, tome 3, Région méditerranéenne, 2432 pages, éditions de l’Institut pour le développement forestier, 2008
  • Flore de la France méditerranéenne continentale, par Jean-Marc Tison, Philippe Jauzein et Henri Michaud, 2084 pages, Naturalia Publications et Conservatoire botanique national méditerranéen de Porquerolles, 2014.

Lectures complémentaires :

  • La Flore des Alpes-Maritimes et de la Principauté de Monaco, sous la direction de Virgile Noble et Katia Diadema, Naturalia publications, 500 pages, 2011
  • Le Compagnonnage aujourd’hui - Tradition vivante, par Jean-Pierre Bayard, photographies de Louis Laurent, éditions Dangles, 224 pages, 2005.


Varia : l’œuvre de Corbu au patrimoine de l’humanité ?

« Théoricien forcené, notre homme finit inévitablement par tout normer : les "cinq points d’une architecture nouvelle" (pilotis, plan libre, fenêtre en longueur, façade libre, toit-terrasse), les "7 V" ou niveaux de voirie qu’il instaure pour la circulation à Changigarh, et le Modulor, évidemment, cette silhouette masculine de 1,83 m, qui, basé sur une échelle logarithmique mâtinée du nombre d’or, lui sert d’étalon pour ses constructions…
« Autodidacte, Le Corbusier était rétif à l’idée même d’enseigner. L’architecte Paul Chemetov, 86 ans aujourd’hui, raconte ainsi qu’un jour, au début des années 1960, sachant que Corbu atterrissait à Orly, il était allé le chercher avec des camarades pour quémander une leçon. C’est peu dire que Corbu les prit de haut, les renvoyant à ce qu’il avait écrit vingt ans plus tôt : "Je voudrais que les architectes - non pas seulement les étudiants - prennent leur crayon pour dessiner une plante, une feuille, exprimer l’esprit d’un arbre, l’harmonie d’un coquillage, la formation des nuages, le jeu si riche des vagues qui s’étaient sur le sable." Allez ! au boulot, les jeunes…
« L’autre leçon qu’il laisse, c’est son appétit du vaste monde. À une époque où les voyages sont longs et compliqués, Corbu n’hésite jamais, saute dans un paquebot, un zeppelin, un avion, traverse les océans, et, presque le seul de sa génération, construit partout. En Suisse, en France et en Belgique bien sûr, mais au Japon, aux États-Unis, en Argentine et au Brésil encore ! Et même une ville entière en Inde, un palais de l’Union des consommateurs à Moscou, ou, tout récemment redécouvert, un gymnase à Bagdad… Et partout, dans chacun de ces bâtiments, il apporte la même force, le même engagement, total, sans concession. Grand homme de l’art, Le Corbusier a laissé une œuvre qui, véritable manifeste de la modernité du XXe siècle, mérite qu’on la regarde, qu’on la préserve… Qu’on la classe, pourquoi pas, au patrimoine de l’humanité, comme le tentera la France en 2016, et pour la troisième fois. »
Extrait de "Maître Corbu", un portrait par Luc Le Chatelier, issu du hors-série du magazine Télérama « Le Corbusier, le bâtisseur du XXe siècle », 98 pages, avril 2015.



Carnet : non-violence et spiritualité
« L’habit ne fait pas le moine. Certes comme la terre ne fait pas la plante. Mais ôtez la terre et la plante se fane, ôtez l’habit et le moine se défait », remarquait le philosophe et poète Lanza del Vasto. Dans les années 1930, l’aristocrate d’origine italienne (1901-1981) fonde le mouvement de l’Arche à la suite d’un voyage décisif en Inde au cours duquel il rencontre le Mahatma Gandhi et découvre la non-violence en vivant dans son ashram.

Quatre femmes pour un homme
La loi musulmane est formelle : l’homme ne peut épouser à la fois que quatre femmes : la loi est juste, il faut quatre femmes pour supporter un homme.

La chasse à courre en question
À la Chambre des députés, un député travailliste a mis la cité londonienne à cor et à cri. Il veut prohiber la chasse à courre dans tout le pays de sa Gracieuse Majesté. Les Londoniens sont d’une humeur de dogue.

Rendons à Bob Carrière
Le lundi 8 octobre 2007, s’éteignait, dans l’Yonne, à l’âge de 76 ans, l’inventeur du Digicode. Bob Carrière avait eu l’idée de remplacer le trousseau de clés ou la concierge par un système automatique pour ouvrir les portes. C’est à la fin des années 1960, en regardant un dessin animé où les chiffres et les lettres d’un cadran de téléphone permettaient de bloquer la porte d’un réfrigérateur, qu’il imagine un « portier électrique ». À l’époque, les ordinateurs et les distributeurs n’existaient pas, et l’ingénieur en électronique songe à utiliser les touches d’une machine à écrire pour réaliser le prototype. En 1970 il dépose le brevet de son petit boîtier qu’il fabrique lui-même à raison de quatre appareils par semaine. Peu de temps après, des usines en produiront des milliers. Avec son brevet, Bob Carrière avait déposé deux noms, « Digicode » et « Clefcode » : c’est le premier qui est entré dans les dictionnaires usuels.
(Jeudi 28 mai 2015)


Billet d’humeur

Sherlock Holmes était français !

Sherlock Holmes était français ! Élémentaire, mon cher Watson, vous diront plus d’un sociétaire des Quincailliers de la Franco-Midland (référence à la nouvelle de l’écrivain écossais Arthur Conan Doyle L’Employé de l’agent de change). Créée en 1993, la société Sherlock Holmes de France/Quincaillerie Franco-Midland rêve d’ouvrir un musée à Saint-Sauvier, dans le département de l’Allier, où elle a installé son siège social. Elle rassemble les inconditionnels holmésiens qui entendent compléter la généalogie du détective britannique à partir de la dynastie des peintres français Vernet. Pourquoi Vernet ? parce que le grand Horace (1789-1863) n’était autre que le grand-oncle de Holmes. Un des principaux animateurs de l’association (présidée par Thierry Saint-Joanis), le dessinateur Jean-Pierre Cagnat (1946, Clermont-Ferrand), est incollable sur le personnage imaginé par Arthur Conan Doyle (1859-1930). « Le détective à la pipe calebasse, au macfarlane et à la casquette à double visière évoque le Londres victorien au premier coup d’œil, assure-t-il. Oui, mais ses ancêtres étaient français ! C’est Sherlock lui-même qui le dit au docteur John Watson, dans les premières lignes de "L’Interprète grec", une des cinquante-six nouvelles mettant en scène le détective : "… ma grand-mère était la sœur de Vernet, le peintre français…" » Alors, si c’est Sherlock Holmes qui l’affirme…



Lecture critique

Éclats d’étoiles et fragments d’horizon d’Alphonse Layaz

Quand on apprend à le connaître mieux, après l’avoir lu, Alphonse Layaz (Fétigny, Suisse, 1940) dévoile une sorte de joie de vivre, ou de joie de pensée. Un sentiment de jubilation et de grande liberté exsude des expérimentations de cet homme triple, tout à la fois poète, peintre et journaliste. Bonhomme rond et goguenard dont la chevelure en couronne poivre et sel et la moustache en balai-brosse le font ressembler au frère des deux Dupont, il jouit de la capacité rare de créer des liens entre le mot et la couleur, entre l’insolite et le quotidien, entre le rêve et la réalité. De la même façon, il aime à frotter sa sensibilité à toutes sortes de rencontres, choses, bêtes et gens. « Les rencontres les plus surprenantes attendent le lecteur qui chemine tout au long de ses recueils », souligne à raison le préfacier de "Frontières", l’universitaire Raymond Delley (faculté des lettres de Fribourg).
La hauteur d’inspiration, la tension poétique, la vibration de la parole nuancent la voix à nulle autre pareille d’un poète dont la gourmandise est d’embellir de son mieux les éclats d’étoiles et les fragments d’horizon qu’il attrape et remise dans le garde-manger de sa mémoire.

         Au mât de misaine
         L’émigré suspend ses oripeaux
         Face à la mer
         Au mât de misère
         L’émigré tire un peu de lumière
         Du cœur de la nuit

         Les mouettes tracent des routes d’infortune
         Quand l’aube jette au vent
         Ses pétales de rose
         Et quand s’évanouissent
         Les terres que l’on s’inventait
Page 22

Terrible alliance de la gravité et de la brièveté : quand les mots se taisent, la musique de l’émotion se prolonge. L’oreille et l’esprit continuent de jouer en basse continue avec les images dramatiques des clandestins en quête d’asile, instantanés qui mettent si mal à l’aise le lecteur.

         La chenille processionnaire
         Hisse pavillon
         Au sommet d’un pin

         Le papillon
         Replie ses ailes
         Sur mes poèmes
Page 77

Jusqu’à présent en retrait, l’auteur se place tout-à-coup au-devant de la scène, déridé par les folles volutes de la vanesse insouciante qui lui donnent le tournis.

         Terre algéroise rouge
         Sous un ciel bleu
         Que perce un vol de mouettes

         Terre algéroise
         Assoiffée du sang sacrificiel
         Sous un ciel bleu
         Que criarde une mouette
         Par-dessus les cubes chaulés
         De la Casbah
Page 83

Les blessures d’Alger la Blanche saignent encore dans le cœur du poète qui ne cesse de proscrire autant la forme sans le fond que le style sans la pensée.

         Elle était femme indolente
         Plus désirable encore
         Dans sa quête de volupté
         Le corps accroché à tous les regards

         Le rouge lui est monté au front
         Il a serré

         Elle n’était plus qu’une mésange tombée du nid

         Le musicien déchiffre
         Une partition d’Éric Satie
Page 91

À n’en pas douter, c’est l’image en creux de Suzanne Valadon et du compositeur des Danses gothiques que l’auteur convoque sous les auspices de la bohême montmartroise.

         La mémoire du crépuscule
         Absorbe la blessure de la nuit

Voici
         Quelque lumière obscure
         Où siégerait
         L’infinitude

         Morandi
         Sacralise
         Des objets païens
         Qui prêtent à l’invention divine
Page 112

Dans le blanc du papier ou la couleur du fond, les aquarelles de Giorgio Morandi répondent à une ascèse, une apparente pauvreté qui a le don de rendre l’esprit divin dans la peinture d’objets parfaitement inutiles et souvent hors d’usage, mais que l’âme du pinceau transfigure dans une intemporalité et une lumière nouvelle.

De belles rencontres, vous disais-je, qui incitent à la lecture du recueil et de ceux qui suivront. Pour donner envie aux éventuels acheteurs de ses ouvrages, Alphonse Layaz en lance lui-même la souscription : « C’est une manière d’accéder à des lecteurs possibles autrement que par les librairies, argumente-t-il, facétieux, dans un entretien avec le journaliste Philippe Dubath (quotidien 24 heures de Suisse romande). Dans le fond, je suis comme un curé, je tape mes fidèles ! »

  • Frontières, par Alphonse Layaz, éditions de l’Aire, 116 pages, 2013.


Vidéo critique

Dostoïevski en huit épisodes

J’abats d’emblée mes cartes sur la table : le film de Vladimir Khotinenko (Slavgorod, 1952) donne une intelligence de l’écrivain russe par le truchement d’une clef de lecture et d’analyse critique de son œuvre fort originale. Et les ressorts de la série (le long-métrage est découpé en huit épisodes - palpitants - de cinquante-cinq minutes) étanchent la curiosité du spectateur auquel le réalisateur et metteur en scène dévoile la vie, quotidienne et intérieure, de l’auteur des Frères Karamazov. La vie de Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski (Moscou, 1821-Saint-Pétersbourg, 1881) est aussi fertile en péripéties et en rebondissements que celles de ses personnages. Il a su les concevoir et les animer avec autant de précision parce qu’il est descendu lui-même le plus dangereusement dans le gouffre des cœurs, des corps et de la raison humaine. Superbes de véracité, les images d’Ilya Diomine décrivent les lieux, les choses et les gens qui ont entouré l’homme de lettres depuis le simulacre de son exécution sur la place Sémionovsky, à Moscou, le 22 décembre 1849, suivi de son assignation par Nicolas Ier pour quatre années au bagne sibérien, jusqu’à sa mort le 28 janvier 1881 à Saint-Pétersbourg, après des années d’errance, de dettes de jeu, d’instabilité physique et sentimentale en Russie et en Europe. Sur la trentaine d’œuvres qu’il a écrites, vingt se déroulent dans la ville de Pierre qu’il découvre en mai 1937 et où il est encore loisible de retrouver certains décors qu’il a choisis pour filer ses intrigues. Il y passe vingt-neuf années selon une vingtaine de domiciles, ne restant jamais plus de trois ans dans l’une ou l’autre résidence.
Le comédien Evgueni Mironov incarne la complexité et la fragilité de Fédor M. Dostoïevski au gré d’une présence scénique incomparable. Au fil du métrage, la caméra paraît adopter les procédés de l’écrivain, jouant avec un bonheur rare sur les plans rapprochés, variant les cadrages, présentant ses héros sous différents angles, et décrivant parfois l’action par leurs yeux. Tantôt les quais des canaux Ekaterininski et de la Neva imprègnent la narration filmique d’un mystère lancinant, tantôt les nerfs vibrent d’une tension fébrile au panorama des quartiers pauvres, ceux des « humiliés et offensés » auxquels il voue une tendresse reconnaissante depuis le temps où il partageait leur ordinaire sous l’uniforme d’infamie, « gris et noir avec un as de carreau jaune cousu dans le dos »…
Au-delà de l’inévitable parti pris du scénariste (Édouard Volodarsky), le film révèle un portrait d’une intensité pénétrante. Tel un leitmotiv entêtant, je retiens l’image de l’écrivain pathétique et gauche gardant la pause devant son portraitiste, le peintre Vassili Gregorievitch Perov (1834-1882).

  • Dostoïevski, intégrale de la série, réalisée par Vladimir Khotinenko et diffusée sur Arte en décembre 2013, 8 épisodes de 55 mn, 7 h 30, triple DVD, éditions Montparnasse, 2014.


Portrait

Paul Ricœur, un infatigable passeur

Le courage, pour ce philosophe protestant (Valence, 27 février 1913-Châtenay-Malabry, 20 mai 2005), est de parler à contre courant. Il est ce qu’il est convenu d’appeler un intellectuel engagé. Longtemps boudé en France, célébré aux États-Unis (il enseigne la philosophie à l’Université de Chicago), il a toujours refusé les solidarités tribales de la communauté intellectuelle, réclamant à ses contemporains des actions opposées et des révoltes croisées qui construisent, selon lui, la liberté de l’esprit.
Dans son livre, Olivier Mongin (Paris, 1951) a retenu de son modèle tout à la fois le militant opiniâtre et l’infatigable passeur : militant d’une philosophie qui échappe à la sacro-sainte tradition jacobine et passeur d’une œuvre profuse aux orientations multiples.
« Les détours de Ricœur, écrit justement l’écrivain et essayiste qui dirigea la revue « Esprit » de 1988 à 2012, témoignent d’une même volonté de mettre en rapport la philosophie avec des savoirs susceptibles de la troubler, de la relancer et d’éviter la dérive muséographique des philosophes salariés. »
Aussi les représentants de la philosophie analytique anglo-saxonne ont-ils séduit Paul Ricœur par leur capacité à intervenir dans les « débats de société ». Comme eux, il « concrétise » le discours philosophique et lui donne des objets que ses pairs délaissent. La guerre d’Algérie, Mai 68, le procès Papon, l’Amérique, l’Europe de l’Est et la démocratie sont le prétexte d’ouvrages, de tribunes de presse ou d’articles parus dans la revue « Esprit », fondée en 1932 par Emmanuel Mounier. Paul Ricœur  partage avec ce philosophe chrétien le souci de servir l’homme et non pas de jouer avec les idées.

Paul Ricœur © Photo association Paul Ricœur droits réservés

  • Paul Ricœur, par Olivier Mongin, éditions du Seuil, 263 pages, 1998
  • Paul Ricœur - Les sens d’une vie (1913-2005), par François Dosse, éd. La Découverte/Poche
  • Paul Ricœur : penser la mémoire, sous la direction de François Dosse et Catherine Goldenstein, éd. du Seuil, 304 pages, 2013
  • Paul Ricœur, philosophe de tous les dialogues, entretiens inédits, témoignages des proches du philosophe et film de Caroline Reussner, éditions Montparnasse et fondation Bersier, 2 DVD (3 heures) et un livret de 28 pages, Paul Ricœur, le tragique et la promesse, entretiens avec le philosophe Olivier Abel, 2008.


Varia : René Dumont, pionnier du mouvement politique écologique

« Un agronome français surprend les Français en se montrant à la télévision avec une pomme et un verre d’eau, lors des élections présidentielles de 1974 : René Dumont explique que nos ressources sont rares et qu’il faut en prendre soin. Contre le capitalisme et les massacres, René Dumont demande que soit considéré le problème du développement humain dans le monde. Il n’obtiendra que 1,32 % des voix, mais le Mouvement politique écologique est né. Il est repris par Brice Lalonde, candidat à l’élection présidentielle française de 1981 (Aujourd’hui l’écologie) qui obtient un score avoisinant les 4 % des voix. Il décrit l’écologie comme une rencontre entre le mouvement révolutionnaire de mai 68 et des cadres de vie de plus en plus destructeurs qui s’imposent à l’homme. L’écologiste est un agitateur. Les mouvements comme Greenpeace, en recourant à la médiatisation de certaines catastrophes, ont permis à l’écologie d’émerger et de se former en mouvement, capable de fonder une "éthique et une morale" sur fond d’idéologie. […]
« Une nouvelle époque pointe : Paul Crutzen, prix Nobel de chimie en 1995, parle d’une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, terme évoquant un changement de la biosphère. Michel Serres nous dit qu’avec l’an 2000 s’est achevé le néolithique avec l’inversion de la ruralité : la population est désormais urbaine aux trois quarts alors qu’elle était auparavant rurale. Une des conséquences en est la modification des écosystèmes qui deviennent une source légitime de préoccupation notamment avec l’avènement d’une nouvelle science, l’écologie, instruisant les liens entre le milieu (biotope) et les unités le constituant (biocénose) pour former l’écosystème. Les chercheurs se nomment écologistes en Europe ou environnementalistes en Amérique du Nord. Mais il faudrait parler d’écologues pour insister sur la dimension scientifique des analyses qui revendiquent, en recourant aux procédures d’expertises, une forme de positivisme : objectivité des données, dimension militante des propos. Dans cette optique le retour à la technique redevient une alliée. »
Extraits de « L’Appel de l’environnement - Sociologie des pratiques écologiques », par Hélène Houdayer, Presses universitaires de la Méditerranée, Montpellier, 156 pages, 2014.



Carnet : les intervalles irréguliers selon Michel Berberian

À Vers-Pont-du-Gard, non loin de la cité ducale d’Uzès, Michel Berberian (1949, Alexandrie, Égypte) développe une œuvre singulière construite autour d’une réflexion qu’il nomme « Les intervalles irréguliers ».
« Les intervalles sont les instants "laissés pour compte" de notre vie, de notre pensée, explique-t-il, par opposition aux moments, réflexions, actes, "pris en compte" ou retenus pour être exprimés et exploités socialement. Ces instants oubliés entre deux moments "contrôlés" sont pour moi les intervalles irréguliers, des actes indispensables, sources de richesses infinies. Retrouver les instants laissés pour compte est un élément indispensable du processus de création. » « Prendre en compte les laissés pour compte, c’est faire le choix de la diversité, de la multitude, de l’originalité, du renouveau, complète-t-il dans un ouvrage. C’est donc revendiquer fortement les différences. C’est dire que les intervalles ne sont pas franchement compatibles avec le politiquement correct. » Pour étayer son argumentation, l’essayiste et peintre convoque Gaston Chaissac : « Il utilisait une serpillière mouillée qu’il lançait plusieurs fois au même endroit sur le sol puis il entourait à la craie les formes produites par l’eau. Ces formes aléatoires servaient de support à son imaginaire. Il s’en inspirait alors pour peindre. Il lui arrivait également d’alourdir ses mains avec des poids ou de tenir son pinceau avec la bouche. Autant d’astuces pour ralentir le geste et restreindre sa maîtrise et laisser davantage de place (de temps) aux intervalles. »

  • Les Intervalles irréguliers, par Michel Berberian, OpenGalerie édition, 80 pages, 2012.


Haut de page