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Laurent GAUDÉ


Caillasses



L'action se déroule sur un territoire jamais nommé mais qui nous renvoie inévitablement à la Palestine, une zone occupée depuis plusieurs générations avec son peuple divisé en deux : ceux qui sont restés vivre sous le joug de l'occupant et ceux qui se sont dispersés en choisissant l'exil.

Le premier acte de la pièce se déroule sous le soleil et la poussière de pierre, parmi les ruines. Les vaincus, incarnés par Farouk le vieux père, broyés par l'histoire, spoliés de leur terre, humiliés par l'occupant, semblent condamnés à perpétuité à la honte, la misère, la douleur de l'absence des leurs. Ici, quand le bruit des hélicoptères ou celui des chars s'éteignent, on peut deviner, parfois dans le silence, comme des voix au loin, venues de l'autre côté. L'ordinaire est fait d'eau marron qui coule des robinets, de coupures d'électricité aussi incontournables que les contrôles d'identité aux barrages ou l'intimidation des soldats. Le seul bonheur de Farouk est d'avoir sa fille Adila auprès de lui. Une femme maintenant, à laquelle il voudrait pouvoir transmettre les clefs de sa maison détruite pour qu'elle devienne gardienne de la mémoire de sa famille et de son peuple. Il se berce aussi de l'espoir de retrouvailles proches avec sa sœur, partie du pays il y a une trentaine d'années. La revoir avant de mourir, à défaut de voir ce territoire pour lequel il s'est tant battu recouvrer sa liberté, le tient éveillé la nuit et attentif au vent, le jour.
Face à l'acceptation de la défaite par les vaincus, à l'impuissance qui bride leurs gestes et leurs paroles, face aux brimades, à l'injustice, à l'arrogance des vainqueurs, les jeunes se nourrissent de colère. Transformant le seul bien qui leur reste en une arme bien dérisoire pour exprimer l'intensité de leur haine et leur désir de vengeance, ils empoignent ces pierres et les jettent contre ceux qui déshonorent leurs pères.
"L'Enfant des gravats" est le plus violent. Né difforme de parents inconnus, grandi dans les ruines à l'écart de tous et de tout, il est comme une bête sauvage qui ne connaît que le vol et la cogne. Un fou dont on entend le rire de loin, dont les mots n'appartiennent qu'à la langue qu'il s'est inventée dans les vapeurs de la colle qu'il respire. Un monstre né du désastre qui ne craint rien ni personne et en impose même aux soldats.
Adila, petite sœur des ruines et compagne de rage, "une gueule de fille entrée dans sa tête", est la seule dont la voix, le visage, l'apaisent et l'impressionnent. La belle et la bête unis par le même désespoir sans fond et la même énergie.
Farouk, Adila, l'enfant des gravats, deux voisines proches et les soldats, voilà les protagonistes prisonniers des caillasses en œuvre dans les premières scènes.

Le deuxième acte se joue de part et d'autre de la frontière, avec Meriem, la sœur de Farouk que l'existence au camp de transit ou dans la périphérie de la ville, n'a pas aidée à s'intégrer, ni à cicatriser le manque, du pays, de la famille, de son frère. Pour y retourner et retrouver Farouk qui l'appelle et qu'elle entend dans ses rêves, elle fait appel au fils du passeur qui l'avait aidée dans sa fuite pour qu'à son tour, il lui serve de guide pour ce retour à contre-courant.
Mais les soldats veillent et empêchent toute entrée des expatriés. Ne reste à Meriem qu'à envoyer le passeur chercher son frère pour le serrer dans ses bras avant que la mort n'emporte l'un d'entre eux.
Le vieillard en décidera autrement et c'est Adila qui passera de l'autre côté, à la rencontre de sa tante inconnue.

Le troisième acte se déroule dans la ville de l'autre côté, avec Meriem qui tente de partager avec Adila leurs souvenirs d'enfance communs avec le père et la découverte par la jeune fille de ces lieux étrangers où elle ne trouve pas sa place. L'enfant des gravats, diablotin que rien n'arrête, surgit parfois pour lui rappeler sa terre ravagée et les siens restés là-bas. Face à l'impuissance des pères face à l'ennemi, à l'indifférence de la ville, à la violence symbolique et réelle de la situation, Adila choisira la mort et le sacrifice.

Le dernier acte bascule dans le fantastique et la folie autour des quatre protagonistes principaux : Farouk, Adila, Meriem et l'enfant des gravats.
Ce dernier prend alors toute la place, à la fois gardien de la mémoire d'Adila l'aimée, mais aussi bête sauvage générée par cette terre et intégrée à elle que Meriem tentera, par l'instruction et la transmission, de transformer en homme porte-voix de tout un peuple.

L'écrivain, à travers l'histoire d'une famille séparée par la guerre, incarne l'enlisement d'un conflit marqué par l'oppression de l'occupant, le désespoir et la double peine des vaincus qui voient leur territoire disparaître avec l'annexion, la haine qui peut conduire jusqu'à un irrépressible désir de vengeance, voire jusqu'au terrorisme. Son texte, sans jamais porter de jugement, explore également par l'intérieur les mécanismes qui peuvent transformer une victime en bourreau.
Les guerres sont un thème récurent de la littérature et un sujet cher à l'auteur. Mais le conflit israélo-palestinien a rarement donné lieu à des textes de langue française chargés d'une telle proximité. Ce qui ne prive en rien le texte, par sa mise en correspondance avec d'autres conflits donnant lieu à des tentatives de colonisations de peuplement de cette nature, par une réflexion plus large sur l'appartenance à un territoire et le traumatisme de l'exil, d'un caractère universel qui en accroît la portée.
Formellement, outre la musicalité de la langue tour à tour réaliste et brutale ou onirique et poétique, l'intensité de la pièce repose aussi sur l'utilisation des ressorts classiques de la tragédie grecque avec notamment une forte présence des chœurs qui, à travers des récitatifs qui prennent souvent forme d'incantations et de prières, viennent instruire le lecteur d'événements extérieurs. Le peuple opprimé des habitants y psalmodie ses douleurs et ses espoirs avec des mots lourds comme des pierres.

L'auteur termine tout de même par une faible lueur d'espoir : la mémoire transmise par Meriem, au plus abîmé d'entre eux, à cet enfant des gravats incarnant l'innocence, pourrait redonner du sens à ces combats de caillasses, et permettre à la communauté de recouvrer sa dignité et sa force.

"Le combat est politique, disait Farouk, souviens-toi.
Tu es des nôtres maintenant,
Caillasse,
Tu vas te battre,
Tu sais le faire,
Mais pas comme une bête,
Pas comme un voleur de ruine.
Les pierres, tout autour de toi, te parlent de nous,
De nos combats.
Tu vas te battre.
Et si tu te souviens de nous,
Si tu te souviens de tout,
Il y aura de la joie,
Le jour béni où,
En notre nom,
Caillasse,
Tu vaincras
."

Cette pièce a été montée par Vincent Goethals, directeur du Théâtre du Peuple, pour le festival de Bussang avec une distribution remarquable (dont Jean-Marie Frin dans le rôle de Farouk, Marion Lambert dans celui d'Adila, Marc Schapira dans celui du passeur, Aurélien Labruyère en enfant des gravats et Christiane Lallemand en Meriem), et une mise en scène qui sublimait parfaitement ce glissement d'une réalité tragique vers un univers fantastique conjuguant spectres et lumière. Une représentation qui a du laisser dans la mémoire des très nombreux spectateurs présents, dans la mienne en tout cas, une trace et une émotion prégnantes.
On n'oubliera pas de si tôt cet ange du désastre qui nous prend aux tripes de ses premières apparitions au tableau final, ce vieux sage fatigué au charisme émouvant, cette femme déterminée qui a fui le drame pour tenter de se donner un avenir, cette jeune Antigone qui nous fait trembler.
Si une tournée ou une reprise s'annonce, précipitez-vous. Et en attendant dégustez ce superbe texte publié dans la collection Papiers. Vous ne le regretterez pas.

Dominique Baillon-Lalande 
(06/05/13)      



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Théâtre









Actes Sud Papiers

(Juin 2012)
112 pages, 15 €













Laurent Gaudé,
né en 1972, romancier, dramaturge et nouvelliste, a publié une vingtaine de livres chez Actes Sud.
Il a obtenu plusieurs prix dont le Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia













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