Ying Chen






Propos recueillis par Brigitte Aubonnet



Ying Chen, vous êtes née à Shangaï et vous vivez actuellement au Canada. Quels liens gardez-vous avec la Chine ?
Il y a le lien familial et le lien linguistique.

Quel rôle joue la littérature dans votre rapport à l'exil, à la mémoire de votre pays ?
Malgré ces liens, mon pays c'est le Canada, s'il me faut désigner un pays d'une manière simple et claire, comme le font mes enfants. Mon exil a toujours été plus existentiel qu'autre chose, c'est ainsi que j'ai besoin de la littérature.

Comment avez-vous commencé à écrire ? Etait-ce lié au déracinement ?
J'ai rêvé de devenir écrivain quand j'étais enfant. Le dépaysement en 1989 a sans doute renforcé les pulsions d'écrire. Je précise que je me suis déplacée de Shanghai à Montréal en 1989. Ce n'était pas totalement un déracinement car le déracinement a eu lieu avant. Dans l'histoire contemporaine on a l'impression que la Chine entière ne cesse de se déraciner. Je suis en quelque sorte préparée ou même habituée à la mobilité des choses.

Vous parlez plusieurs langues. La musicalité des mots est-elle importante pour vous ?
Oui c'est très important surtout quand j'écris.

Comment vivez-vous les langues orales et les langues écrites ?
Comme je parle peu et pas très bien même en chinois, je m'appuie sur les langues écrites. D'une part les paroles s'envolent, les écrits restent, d'autre part l'écriture m'aide, je crois et j'espère, à m'exprimer plus en profondeur et en entier.

Vous avez écrit Les lettres chinoises. Comment intervient la correspondance dans votre vie ? Est-elle une première forme d'écriture ?
J'aime beaucoup la forme épistolaire, pour moi elle est à mi-chemin entre l'oral et l'écrit, elle offre l'occasion de communiquer très directement et spontanément et aussi le temps et l'espace de creuser.

Votre premier roman s'intitule La mémoire de l'eau. Pouvez-vous nous parler de ce premier roman et nous dire quels rôles jouent la mémoire et l'eau dans votre œuvre littéraire ?
L'image de l'eau est présente dans presque tous mes livres, elle est quelquefois une source, d'autre fois un courant, elle peut être un étang ou un océan. Leurs traits communs sont insaisissabilité et force (destructive ou pas). Tout est mémoire dans l'écriture, si l'on peut dire. Je n'ai vécu que 28 ans en Chine et 16 ans au Canada, les souvenirs de cette vie ne sont pas inépuisables, beaucoup sont déjà évoqués directement ou indirectement dans les livres. En ce moment je m'intéresse à une mémoire plus lointaine dans le temps ou dans le fond de l'âme.

L'ingratitude est un roman très fort sur le rapport d'une mère et d'une fille. Comment avez-vous construit ce texte ? Que symbolise-t-il pour vous ?
J'ai voulu écrire un roman journal, il est finalement devenu un monologue. Je le préfère tel qu'il est maintenant. Ce livre est une révolte contre la tradition, y compris le statut de la mère, des parents, contre la racine par conséquent.

Les rapports affectifs de vos personnages sont souvent des rapports de domination et de dépendance. Le bonheur est-il possible ? Peut-il se trouver en dehors de la domination ?
Je ne sais pas. La possibilité du bonheur dépend de beaucoup de facteurs, c'est très complexe parce que nous sommes des êtres complexes. Dans la vie concrète je poserais la question ainsi : comment trouver une bonne mesure et un bon équilibre dans toute cette complexité. Mais la littérature explore des démesures.

Comment crée-t-on son identité ?
Je pense que nous sommes nés avec une identité physique et mentale déjà assez forte, ensuite il y a l'éducation qui la renforce ou la corrige... Il est intéressant d'examiner une identité en devenir, pour cela il faut beaucoup de temps.

Immobile est un roman où le temps et la mémoire sont omniprésents. Comment le temps s'inscrit-il dans votre vie ?
Ces dernières années je pense beaucoup au temps. La différence culturelle est en quelque sorte un décalage de temps. La mémoire est un produit du désaccord entre le temps extérieur et le temps intérieur vécus par une même personne. A l'époque moderne, le temps est exploité et découpé à outrance. D'où vient la peur de la mort, le désir insensé de l'éternité ? Et pourtant tout le monde sait que le temps n'est qu'une illusion, une invention arbitraire. Je crois que j'ai encore beaucoup à écrire sur cela. 

Querelle d'un squelette avec son double est un roman étonnant. Pouvez-vous nous parler de sa construction, de son élaboration ?
"Querelle d'un squelette avec son double" est un dialogue entre un fantôme vivant dans un endroit paisible et un être mourant sous des ruines et qui ont peut-être un lien de parenté, ou bien qui sont peut-être une même personne divisée en deux. Le sujet est multiple, il est question par exemple de l'identité, de la justice sociale et naturelle, du combat pour la vie, du doute sur l'éternité, etc. J'ai voulu écrire une sorte de roman-théâtre.

La dualité est souvent présente dans votre œuvre. Deux époques, deux faces d'une même personne, deux amants… La dualité ou le double sont-ils des constantes de la vie ?
Je pense que, techniquement parlant, la dualité est indispensable dans l'écriture dramatique. Puis elle fait partie d'une de mes vieilles croyances : à l'intérieur de chaque chose existante dans l'univers il y a au moins deux aspects qui s'opposent, qui se complètent ou qui se détruisent.

Ecrire permet-il de se dédoubler ?
Objectivement oui peut-être, parfois. Mais je ne vois pas la raison pour un écrivain de vouloir se dédoubler, à moins que ce ne soit pour mieux s'examiner.

La littérature est-elle un enracinement pour vous ?
Je n'ai pas une envie très forte des racines, et je pense que je vis mieux sans elles. J'ai lu et je lis encore parce que si je ne veux pas de racines, j'aime bien les fleurs. J'ai écrit et j'écris encore parce que jusqu'à maintenant je ne sais m'exprimer mieux autrement.

Vous êtes aussi traductrice. Quelles sont les joies et les difficultés de la traduction ?
J'adore traduire. Quand pour une expression, une image, une atmosphère, une blague en une langue je trouve vite l'équivalent exact dans une autre langue, c'est de la joie. Cela prouve que la traduction est possible, que la communication est possible, que la paix est possible, que l'universel n'est pas seulement un idéal, une idée. Quand je ne trouve pas l'équivalent tout de suite, il faut travailler beaucoup pour obtenir un résultat satisfaisant. Lorsque c'est réussi, la récompense est encore plus grande, la joie est encore plus intense.

Quatre mille marches, un rêve chinois est un livre qui regroupe des textes évoquant votre parcours personnel, vos choix de vie. Comment se situent ces écrits dans votre parcours littéraire ?
Je ne tiens pas un journal. En dehors des fictions j'écris de temps en temps et souvent sur commande des textes de réflexions sur divers sujets et sur mon parcours. " Quatre mille marches " serait un carnet d'écriture.

Quels sont vos projets littéraires ?
J'ai beaucoup de projets mais je ne sais pas comment en parler sans me limiter par mes propres paroles.


Quatre mille marches, Un rêve chinois

Très souvent interrogée sur les raisons qui l'ont fait changer de culture, de pays, de langue, Ying Chen s'exprime librement sur ses choix et sur les hasards qui ont marqué son parcours personnel. Née à Shanghai et transplantée tout d'abord à Montréal, puis à Vancouver, elle revient dans sa ville natale et décrit les transformations d'une mégalopole qu'elle a connue en pleine révolution culturelle. Son œuvre se démarque de tout folklore, de toute "chinoiserie", comme elle le dit ironiquement. Dans des lettres ouvertes à ses enfants qui n'ont pas connu son pays et à un ami resté en Chine, elle donne son point de vue sur l'universalisme. "Je deviens une feuille solitaire qui rêve de se replanter ailleurs. Mes ancêtres disaient que les feuilles mortes devaient rejoindre leurs racines. Mais je me refuse à un sort aussi naturel et aussi banal. Par un coup de vent capricieux, je me suis laissé emporter jusqu'en Occident. Je me glisse dans une autre langue et espère y renaître." L'ensemble du recueil peut être lu comme un manifeste pour la littérature pure.

Quatrième de couverture





Bibliographie :

La mémoire de l'eau
Actes Sud, Babel, 1996

Les lettres chinoises
Actes Sud, Babel, 1998

L'ingratitude
Actes Sud, Babel, 1996

Immobile
Actes Sud, 1998

Le champ dans la mer
Le Seuil, 2002

Querelle d'un sequelette avec son double
Le Seuil, 2003

Quatre mille marches
Le Seuil, 2004

Le Mangeur
Le Seuil, 2006














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