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Jean Ferrat

J’aime le métissage des traditions africaine, indienne et européenne qui font que ce monde est un foisonnement aux limites des civilisations.


En hommage à Jean Ferrat, décédé le 13 mars 2010, nous mettons en ligne l'entretien qu'il nous a accordé en 1999 pour le N°18 de la revue Encres Vagabondes.



Vos chansons évoquent Aragon, Lorca, Neruda. La littérature est indissociable de votre travail. Comment l’avez-vous rencontrée ?
Tout d’abord, par une fièvre de lecture. Très jeune, à partir de sept ou huit ans, j’aimais beaucoup lire : La guerre du feu, le Tour de France par deux enfants, Jules Verne, Jack London... J’ai rencontré la poésie plus tard. Ce fut un choc pour moi. Vers quinze ou seize ans, j’ai découvert la poésie espagnole Machado, Lorca, les grands poètes espagnols d’avant-guerre puis j’ai lu aussi la poésie de la résistance avec Eluard et Aragon. Ensuite sont venus les autres : Apollinaire, Rimbaud, Lautréamont.

Vous chantiez déjà ?
J’étais passionné par le monde artistique, le monde du spectacle, la scène et je chantais beaucoup dans ce temps-là, particulièrement dans ma famille. On adorait chanter les tubes de l’époque, surtout notre grand auteur Charles Trenet qui était un coup de jeune dans la chanson française. Il y avait aussi toute la poésie d’après-guerre, et celle de Prévert.

Vous composiez vos musiques ?
J’ai d’abord chanté les chansons des autres en tant qu’amateur puis j’ai composé des musiques pour des poèmes, j’ai écrit des textes pour me composer un répertoire original que j’ai présenté dans les cabarets de la rive gauche. C’étaient des lieux de rencontre ou de petits restaurants qui engageaient des troubadours.
Une de mes premières chansons a été la mise en musique d’un poème qui m’avait frappé quelques années auparavant, Les yeux d’Elsa d’Aragon.

Le rythme du poème influence-t-il votre création musicale ?
Il s’est passé quelque chose de particulier dans ce cas. Je travaillais, je chantonnais à la guitare. Il m’est venu une mélodie et je me suis demandé tout d’un coup après l’avoir écrite si elle ne correspondait pas justement à ce poème que j’avais remarqué longtemps auparavant. Je n’ai pratiquement pas modifié la mélodie qui correspondait en effet au poème.

Et, en général, pour les autres poèmes comment procédez-vous ?
Il y a différentes manières de travailler. Je peux partir d’une musique puis essayer de trouver des textes mais je fais plutôt l’inverse. En effet, la musique doit être le véhicule de la pensée et exalter la signification de l’œuvre. Si on parle, par exemple, de la mer on va essayer d’imaginer une musique qui évoque la mer. Si on parle des tziganes, des saltimbanques, on aura tendance à faire une musique originaire de ces pays, de ces communautés gitanes, tziganes. Il y aura un climat qui correspondra à la pensée de l’auteur, à son monde, à ce qu’il essaie de dire, de créer.

Vos mélodies permettent de déployer le texte.
C’est ce que j’essaie de faire. Dans le disque réalisé il y a quatre ans, j’ai mis un certain nombre de poèmes d’Aragon en musique. La première chanson s’appelle La complainte de Pablo Neruda. J’ai créé une musique qui m’a paru être d’esprit sud-américain. Un jeune qui m’accompagnait dans cet enregistrement, spécialiste de la musique d’Amérique du sud m’a dit que c’était une danse indienne qui porte un nom spécifique. J’avais ainsi composé une musique typique sans le savoir !

Une émotion, un objectif communs permettent de se rejoindre dans la création.
On essaie d’approfondir, de rendre évident la pensée de l’auteur dans le texte qu’il a écrit. C’est toujours l’objectif que je me suis fixé. Quand ce sont mes textes, c’est plus difficile.

Pour vos propres textes, la musique vient-elle après l’écriture ?
La plupart du temps mais les périodes de travail sont délimitées. J’ai des périodes de création et des périodes où je ne fais rien. Je ne travaille pas tous les jours, c’est un tort mais c’est comme ça. J’ai en chantier un certain nombre de textes que je retrouve, que je complète... Souvent, la musique vient avec une partie du texte. Je continue ou non mais j’ai ainsi des chansons d’esprit différent ce qui m’intéresse. J’ai des textes difficiles en rapport au social, à la politique que j’écris avec peine car on est toujours sur la corde raide. Si je n’y arrive pas ou quand j’ai fini, j’écris une chanson humoristique, une chanson d’amour ou un poème. Je varie les plaisirs.

Vos thèmes sont en effet très variés, la nature est souvent présente mais vous avez toujours écrit des textes engagés.
Les textes politiques, c’est ce qu’il y a de plus difficile à écrire. Il ne faut pas que ce soit un article de journal. Dans la création artistique, c’est la transposition qui permet d’expliciter un problème, d’être plus clair en profondeur, plus convaincant en trouvant les mots qui conviennent. J’ai eu parfois du mal pour les textes d’Aragon que j’ai mis en musique tels qu’ils étaient. Il me semblait qu’il manquait quelque chose, que ce n’était pas suffisant, pas assez évident.

L’évidence est une nécessité pour vous ?
J’ai toujours la préoccupation d’être évident. Il y a des gens qui cultivent le contraire.

La liberté, l’acceptation des différences, la tolérance font partie de vos thèmes.
J’écris simplement ce que je ressens. Certains disent qu’on n’a pas le droit, c’est leur point de vue. Moi je pense qu’on a tous les droits. Ce n’est pas toujours facile. La chanson qui s’intitule Le bilan a été difficile à écrire. Le thème est le désastre issu du stalinisme qui a symbolisé le communisme dans les pays de l’Est. Écrire ce texte qui parlait de la tragédie du XXème siècle sous forme de chanson était un peu démesuré. Le refrain « Au nom de l’idéal pour lequel on combat toujours » était important.

Vous êtes vous senti à contre-courant pour imposer ces textes politiques ?
J’ai eu beaucoup de difficultés et il se trouve que j’ai été connu par d’autres chansons. Je chantais des chansons disons plus courantes, des chansons d’amour. Ma voix m’a permis d’avoir du succès et cela a fait passer le reste. Si je n’avais chanté que des chansons à caractère politique, des chansons revendicatrices ou politiques j’aurais certainement eu beaucoup plus de problèmes.

Au départ Ma môme a bien marché.
Ma môme et en même temps Lorca. Ma môme est une chanson d’amour mais elle a une signification plus cachée. Je démolis le monde du factice, du vedettariat. C’est une « protestation » que je ressentais. Il faut tendre à cela : exprimer des idées sans alourdir le texte. Ma môme est la première chanson connue du public.

Vous aimez aussi le théâtre.
Oui, j’ai même fait du théâtre amateur. J’adore le théâtre. A la grande époque du T.N.P. (Théâtre National Populaire), je passais mes week-ends à Chaillot. J’ai vu toutes les grandes réalisations avec Gérard Philipe. Il y avait un esprit magnifique que je regrette comme tous ceux qui ont vécu ces moments. Il y avait un énorme travail de ce qu’on appelle maintenant « communication » des œuvres. Beaucoup de personnes de la presse culturelle sont issues de cette période. Actuellement on exalte trop souvent les technocrates, les techniciens du spectacle. J’ai aussi suivi le travail d’Antoine Vitez qui était responsable, à l’époque où j’habitais Ivry, de la compagnie « Les tréteaux » qui faisait du théâtre de recherche. C’était formidable malgré les réserves que l’on pouvait avoir d’envisager un théâtre de recherche à Ivry.

Vous allez toujours au théâtre ?
Hier, j’ai vu la pièce de Grumberg mise en scène par Jean-Michel Ribes, Rêver peut-être. Je suis le travail de Jean-Michel Ribes depuis très longtemps. Il a beaucoup de talent. Dans les émissions de télé qu’il a faites il y avait un esprit qui me rappelait le bon esprit de dérision de certains spectacles de cabaret d’après-guerre.

Vous avez été en liaison avec des écrivains comme Henri Gougaud.
Il écrivait des textes qu’il chantait puis il s’est orienté vers l’écriture de livres, de recueils de nouvelles. C’est un auteur que j’apprécie. Il était interprète dans des cabarets et il m’a proposé, surtout en 68, des textes très intéressants que j’ai mis en musique.

Un de vos disques est constitué de textes de Guy Thomas qui vous les avait envoyés par la poste.
Oui, c’est l’exception. En dehors d’Aragon, c’est le seul auteur avec lequel j’ai travaillé et avec qui j’ai réalisé un disque complet. Cela a pris des années. Je ne le connaissais pas. J’ai commencé à composer des musiques car ses textes m’ont plu. J’aurais pu les écrire moi-même mais autrement. L’esprit est le même mais Guy Thomas les a écrits avec une originalité par rapport à mon travail. Mais c’est très rare, c’est la seule fois où cela s’est passé. Cela correspondait à mon envie de traiter les choses de manière acérée, très dure, ironique, sanglante. Je n’ai pas cette forme d’esprit et cela me plaisait.

Comme par exemple La porte à droite ou Vipère lubrique.
La porte à droite est une chanson que Guy Thomas a écrite en pensant à moi. Il m’a envoyé une première version que nous avons travaillée ensemble.

La peinture vous intéresse aussi.
La création artistique est sans fin. Un livre vient de sortir sur Soutine qui est le précurseur de Bacon. Quand on regarde des tableaux de Soutine, on réalise que Bacon y a puisé son inspiration. C’est l’intérêt de l’Art : découvrir les choses, les équivalences, les liens et cela me plaît beaucoup.

Comment organisez-vous vos albums ?
Ce qui me guide, c’est la diversité. J’essaie d’alterner les thèmes, les ambiances, les musiques pour lutter contre l’uniformité.

Votre création est foisonnante, riche et l’on sent que votre projet se déploie au fil des ans. Il y a une cohérence dans vos thèmes et votre engagement.
C’est une construction. Il y a eu un creux pendant des années, significatif et volontaire. J’ai beaucoup d’amis qui n’ont pas pu franchir le cap. Dans les années 80, il y a eu un tube, C’est la ouate que je préfère, et cela nageait dans le non-dit. C’était stupéfiant, c’était une démonstration éclatante de ce que l’idéologie de l’époque transmettait comme signification. Ce qui me frappait c’est que cela correspondait à ce que nos décideurs avaient décidé. C’était symptomatique mais cette chanteuse ne s’en est jamais remise. Jamais je ne l’ai réentendue.

N’avez-vous jamais été tenté par l’écriture de nouvelles ?
Non, parce que c’est vraiment une écriture particulière. Le poème et la chanson sont des formes plus ramassées qui me conviennent mieux. J’aime la densité de la poésie et c’est ce que je recherche dans les textes.

C’est un exercice difficile de dire le maximum de choses avec le minimum de mots.
C’est la difficulté de la chanson mais en même temps sa spécificité et son intérêt.

Quels sont vos goûts littéraires ?
Je suis très influencé par la littérature française du 19e et du début du 20e siècle. J’aime aussi beaucoup les écrivains américains et sud-américains. J’apprécie la richesse, le foisonnement dans les textes sud-américains. J’aime le métissage des traditions africaine, indienne et européenne qui font que ce monde est un foisonnement aux limites des civilisations.

Propos recueillis par Brigitte Aubonnet en 1999