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Patrick WHITE

(1912-1990)


Les cacatoès

Ce recueil regroupe six longues nouvelles (jusqu’à 110 pages) dont l’action se déroule majoritairement en divers lieux d’Australie mais aussi en Sicile, en Égypte et en Grèce, sans unité de temps et sans personnage récurrent ou protagoniste commun.

Les cacatoès, tout comme Une main de femme, Cinq heures vingt et Vêpres siciliennes, abordent le couple sous différents aspects mais la nouvelle titre est peut-être la seule qui aborde vraiment l’amour et la sexualité. À une exception près (La nuit où le rôdeur) les personnages principaux en sont des personnes âgées, en couple (Une main de femme, Cinq heures vingt, Vêpres siciliennes, Les cacatoès) ou en famille (Le ventre plein). La question du vieillissement y est souvent liée à celle de la retraite quand les couples se retrouvent à devoir se supporter mutuellement à temps complet et que les hommes rejetés en marge de la vie active se retrouvent déstabilisés face à un sentiment de vide, d’inutilité et d’invisibilité sociale. La première nouvelle, Une main de femme, est à ce sujet fort représentative : « Harold était de nouveau absorbé par la question mystique que constituait pour lui sa retraite. Avant que celle-ci ne devienne réalité, il avait coutume de dire : à la retraite j’aurai le temps de lire les livres que j’ai achetés et que je n’ai jamais lus [...] Sans doute j’écrirai moi aussi quelque chose, une étude solidement documentée sur le coton en Égypte, ou un livre de voyage. Pourtant dans les faits, la retraite n’avait pas pris cette tournure-là. [...] Il s’était réfugié dans une sorte de mouvement perpétuel, même s’ils avaient conservé leur appartement comme pied-à-terre [...] Je suis vieux, j’ai la trouille et je cherche... mais quoi ? » De plus, l’image de ceux qui suite à des placements malheureux ont dû faire face à de sévères difficultés financières lors de la retraite les contraignant à une vie plus modeste accompagnée d’un déclassement social, n’est pas de nature à leur faire envisager l’avenir avec sérénité. Dans ce système, personne n’est à l’abri des fluctuations boursières voire de l’effondrement. « Tu crois que Win Bud travaille pour de vrai dans leur station-service ? [...] Ils sont pour la plupart dans la même galère, dit Harold, enfin, la plupart des Anglais, depuis la crise de Suez. Mais les Bud, eux, auraient pu tout acheter et revendre, protesta Evelyn [...] j’espère vraiment qu’on ne va pas avoir de guerre. Pourquoi dis-tu ça ? À cause de mes petits placements. Où serions-nous sans eux ? Dans la mouise, comme tout le monde. » Côté femme, à la décrépitude du corps due à l’âge s’ajoute l’angoisse de ne plus pouvoir paraître à son avantage dans une société où l’apparence, la séduction et l’argent sont avec l’éducation les seuls critères d’acceptation. Evelyn d’Une main de femme n’y échappe pas et le regard que porte son mari sur elle est sans complaisance : « Il sortit donc, incapable de supporter le rituel du déshabillage. Evelyn ne protesta pas. Elle était étendue sur le lit, ses formes à demi révélées par les draps. Elle avait commencé le numéro de celle qui sombre dans le sommeil, ce qui lui donnait aux yeux d’Harold, l’allure d’un morceau de poule au pot mal découpé. »
Puisque, vu l’âge moyen des protagonistes, le monde du travail est ici relégué en marge, les femmes, les épouses, tiennent souvent la première place, les hommes semblant même parfois se contenter de les suivre. On n’en sent pas moins affleurer des manifestations caractéristiques de domination masculine sur ces femmes "bien" éduquées et majoritairement soumises ne serait-ce que par leur dépendance financière à leur époux et par respect des conventions sociales de leur époque. Le personnage de Royal, petit épicier à la retraite marié avec Ella, sans enfant, époux tyrannique et dominateur de Cinq heures vingt, seigneur et maître d’un personnage féminininhibé qui ne cesse de culpabiliser pour tout, en estl’expression suprême. 

Plusieurs nouvelles ont ici pour cadre la bourgeoisie et la classe moyenne supérieure, avec des protagonistes qui y appartiennent depuis plusieurs générations ou qui s’y sont récemment intégrés suite à leur ascension professionnelle.  Ainsi Le ventre plein nous entraîne, avec un récit très réaliste, en Grèce à l’heure de l’invasion allemande auprès de deux sœurs célibataires et âgées demeurant avec leur vieille servante restée là faute de famille et Costa, un neveu orphelin recueilli dans sa petite enfance, dans le luxueux logement familial autrefois abondamment pourvu de domestiques. Avec la guerre, celles qui se font discrètes pour ne pas être expulsées après réquisition de leur maison de ville, ont dû troquer bijoux, argenterie, bibelots, porcelaines et tableaux contre de la nourriture et du bois de chauffage pour survivre jusqu’à épuisement du stock. Ensuite, économisant gestes et paroles, dans le froid et avec pour tout repas journalier des débris de riz ou une soupe de pissenlit exceptionnellement enrichie d’un œuf, tous, face à la déchéance, se terrent chez eux, attendant pour le plus jeune un miracle et pour la plus âgée de mourir rapidement mais dignement. Si les  sœurs Makridis avec Mme Haggart, la veuve à la rivière de diamants se déplaçant en Cadillac avec chauffeur, et Sir Dudley, employeur de Harold et propriétaire de la maison d’Égypte où avec Evelyn ils aiment à passer des vacances, sont ici lesseuls représentants de la haute bourgeoisie, cette dictature des apparences, cette obligation de tenir son rang, de respecter les convenances et de faire bonne figure face à l’adversité pour éviter tout jugement condescendant ou méprisant de ses pairs, se retrouve également dans Vêpres siciliennes et de façon différente chez les parents de Felicity dans La nuit où le rôdeur. La part d’égocentrisme et de vanité qui frôle parfois le ridicule chez certaines héroïnes comme Evelyn, pousse volontiers à l’exercice d’une médisance qui sous couvert d’humour et d’amabilité n’est pas dépourvue de cruauté. L’opportunité pour Patrick White d’intégrer à ses histoires des intermèdes pleins d’ironie, de finesse et de férocité assez irrésistibles.
À travers ce portrait d’une bourgeoisie coincée, pleine de préjugés, victime d’une perte d’authenticité, de chaleur humaine et de sens, c’est aussi un mal-être existentiel sous-jacent pouvant entraîner la dépression dans son sillage qu’à l’exemple de Tchekhov (une fois cité ici) l’auteur explore. Comment ne pas comprendre dès lors chez ces dames corsetées et soumises et ces hommes vacants renvoyés auprès d’elles une fois hors-service, ce besoin vital de divertissement et de voyage ? D’autant que cette fuite en avant offre à chacun personnellement le moyen de tromper son ennui et de remplir le vide tout en évacuant de manière agréable doutes, angoisses et tensions. Ella et Royal, issus d’une petite classe moyenne, font de même quand tous les soirs à la même heure ils se détendent en scrutant et commentant les véhicules bloqués par les embouteillages devant chez eux et leurs occupants (Cinq heures vingt). Pour Evelyn et Harold comme pour Ivy et Charles, le voyage permet aussi socialement un affichage aux yeux de tous de leurs moyens, donc de leur appartenance à la classe bourgeoise, et d’y renouveler auprès de leurs pairs une légitimité au présent.   
Clem Dowson, chef mécanicien de bateau à la retraite (Une main de femme) et la jeune Felicity (La nuit où le rôdeur) sont deux personnages qui se construisent en réaction contre cette classe bourgeoise. Lui est un marginal menant une vie solitaire, simple voire spartiate, méprisant l’argent et le pouvoir et leur préférant la lecture, ses inventions mécaniques délirantes et la contemplation de la mer. Elle est une jeune fille révoltée, critique de la rigidité morale et de l’archaïsme de ses parents. La nuit où le rôdeur est sans aucun doute la plus moderne de ces nouvelles, par l’âge de son héroïne et son esprit rebelle, mais aussi par sa construction en deux parties qui nous livre cette histoire de viol du point de vue des parents sur une quarantaine de pages avant de donner la parole à la victime elle-même qui vient déconstruire de l’intérieur ce récit premier.
Au détour de ce tableau à charge de la bourgeoisie, certaines nouvelles pointent d’autres aspects de nos sociétés comme les différences culturelles entre l’Australie et les USA (Vêpres siciliennes), le fossé générationnel et l’évolution des mœurs (La nuit où le rôdeur) ou les rapports de classe (Une main de femme, Les cacatoès).

Dans chaque nouvelle, les dialogues, vifs et nombreux, viennent entrecouper des descriptions très picturales des intérieurs et du paysage environnant (herbes folles, mer, lumière, arbres, fleurs, fruits...) avec les espèces animales qui y prennent places (oiseaux, insectes, rongeurs…). S’y ajoute parfois une pincée de mystère ou de sensualité.  

Ce qui avant tout fait lien entre toutes ces histoires, c’est le regard aussi bienveillant que décalé que Patrick White porte sur ses personnages, le prisme des relations humaines qu’il choisit pour les décrire et brosser leur univers, les images fortes et sensibles et la musique entêtante qu’il conjugue pour créer ses ambiances plus inquiétantes que lyriques, et la prose atypique et très contemporaine dont il use pour transformer la plus banale des situations ou des conversations en piège pour le lecteur.

Dominique Baillon-Lalande 
(11/07/22)    




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Pour mémoire











Patrick White
(1912-1990)
Romancier, nouvelliste, poète et dramaturge, il a publié de nombreux livres. Prix Nobel de littérature en 1973, il est le seul auteur australien à avoir reçu cette récompense.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia






Patrick WHITE, Les cacatoès
Gallimard

432 pages - 24 €
Version numérique
16,99 €


Traduit de l'anglais
(Australie)
par Nathalie Pavec
et Jean-Marc Victor