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Éditions Zulma (Octobre 2013)
288 pages - 9,95 €
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Ferenc KARINTHY
(1921-1992)
Épépé
Traduit du hongrois par
Judith et Pierre Karinthy
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Le roman Épépé, du Hongrois Ferenc Karinthy, déploie
l'impeccable mécanique du mauvais rêve. Que l'on imagine : un linguiste
se retrouve dans une ville dont il ne comprend pas la langue et ne peut déchiffrer
l'alphabet. Il s'appelle Budaï, il devrait être à Helsinki.
Il a bien préparé ses bagages une grosse valise et un sac-cabine
conséquent et s'est envolé pour la Finlande. Mais quelque
chose "a cloché" dans son trajet, sans doute, lors d'une correspondance.
Le mauvais rêve, pour être vraiment mauvais, se doit d'être
logique. Et comme le rêveur pris dans les rets du cauchemar, Budaï
tente de raccrocher sa mésaventure à un déroulé
lisse et explicable : il a pris le mauvais avion, a atterri dans le mauvais
pays, mais tout cela sera réglé très vite.
Le mauvais rêve, oui. Le linguiste incapable de communiquer est emblématique
de tous les orateurs, travailleurs manuels, peintres et pianistes, mathématiciens
et nounous qui se retrouvent en rêve aphones, manchots, aveugles et sourds,
dyscalculiques et pédiophobes. Le début du roman de Ferenc Karinthy
est absolument terrifiant : "Il ne reconnaît pas cet alphabet, il
peut tout juste affirmer que ce n'est aucun de ceux qu'il connaît : les
caractères ne sont ni latins, ni grecs, ni cyrilliques, ni arabes, ni
hébreux, mais pas des idéogrammes japonais, chinois ou araméens
non plus - autrefois, à l'université il les avait un peu étudiés".
Le savoir universitaire, encyclopédique, la culture accumulée
au fil des ans, l'assurance que l'on sait pouvoir en tirer, tout cela n'est
d'aucune utilité dans le monde fermé, angoissant, autistique,
dans lequel se retrouve Budaï. Il est un somnambule dans un monde improbable
impossible et sa première réaction n'est pas la
révolte. Oh non ! Sa première réaction est l'acceptation
passive d'une difficulté qu'il pense qu'il sait
passagère et réparable.
Des files d'attente interminables s'étendent devant tous les guichets
et desks de réception. Budaï se retrouve dans un hôtel international,
apparemment anonyme comme ils le sont tous de par le vaste monde. Comment est-il
possible qu'il ne puisse se faire comprendre en anglais, ou dans quelque langue
à peu près universelle, du personnel de cet hôtel ? Comment
se fait-il que les ascenseurs soient à ce point bondés quand les
couloirs sont déserts ? Pourquoi la foule ne se résorbe-t-elle
pas ? Et ce portier, "en fourrure et galon d'or", pourquoi le salue-t-il
si respectueusement ? Budaï a atterri dans un monde incompréhensible,
flottant. Le barrage de la langue n'est pas le seul en cause. Les barrages sont
aussi mentaux, civilisationnels, culturels. Politiques, sans doute. Mais Budaï,
bizarrement, s'en accommode. Comme dans le cauchemar, lorsque nous ne pouvons
mieux faire que de continuer d'explorer un monde qui nous est donné
que nous avons suscité quand nous voudrions le modifier à
notre avantage. Peine perdue. Nous ne reprendrons vie qu'au réveil. Car
nous nous réveillerons.
Nous nous réveillerons, bien sûr. Tout froissés du mauvais
rêve, nous aurons trouvé la force de revenir au réel
celui que l'on se prend en pleine figure, rassurant parce que déjà
exploré, ou parfaitement envisageable. Rassurant. Budaï va s'ébrouer
enfin, au premier sang versé, bataille de rue, errance dans l'errance.
Le réel ?
Ou pas. Cette escale de Budaï en territoire incompréhensible peut
aussi se lire comme une station de purgatoire, ou d'après-mort non encore
résolument résolue. L'errance d'un corps, ou d'un esprit, ou d'une
âme qui, jeté(e) dans l'inconnu, accepte puis se débat.
Épépé peut se lire au-delà du simple
politique totalitarisme ou de l'existentielle condition humaine comme
une tentative d'envisager l'après, ou l'entre-deux. On n'est guère
loin, dans ce roman, des Ailes de la renommée, le film d'Otakar
Votocek. La vision totalitaire que suggère le roman foules compactes
compassées, procès expéditifs suivant un code légal
incompréhensible et fluctuant, réactions individuelles irrationnelles,
débrouillardise et compromis tient du naturalisme et de la projection
mythologique, de la dénonciation et du réalisme magique. Le roman
est si fort, si fortement imprégné de nos réalités
historiques et de nos angoisses ontologiques disons-le ainsi, pompeusement
que sa lecture nous poursuit, et travaille en nous. Emmanuel Carrère,
dans la préface, signale que Ferenc Karinthy a écrit d'autres
romans, que l'on peut trouver traduits en français. Aucun d'entre eux
ne se rattache, d'une façon ou d'une autre, à Épépé,
ce qui fait dire écrire à Carrère à
propos de Karinthy : "Qu'est-ce qui lui a pris ?". Épépé
est un de ces cadeaux littéraires très rares que
l'on offre et que l'on s'offre. Métaphore, allégorie
tout
ce que l'on voudra
La caractérisation formelle est de peu d'importance
pour un texte que l'on découvre à chaque relecture et qui, paradoxalement,
reste toujours mystérieux et parlant. Il touche au plus profond, au plus
essentiel. À l'amour, aussi. Bien sûr. Épépé
Mal orthographié, mal ouï on n'ose écrire "mal
entendu" , mal prononcé, le mot même d'Épépé,
titre énigmatique, décliné dans le texte en "ébébé",
"pépépé"
est le mot imprononçable
de ce qui nous meut et nous chavire.
Que les éditions Zulma publient en même temps le recueil de nouvelles
Singe savant tabassé par deux clowns de Georges-Olivier Châteaureynaud
dans leur collection de poche ne relève pas de la coïncidence. Cohérence
des publications et des offices, qui rapproche ces deux ouvrages. Châteaureynaud
avait d'ailleurs rédigé un article pour Le Magazine Littéraire
à l'occasion de la première publication en français de
ce roman. Laissons-lui le mot de la fin : "Épépé
a des chefs-d'uvre la simplicité et l'évidence, le caractère
de nécessité inexplicable et objective".
Christine Bini
(03/10/13)
Lire d'autres articles de Christine Bini sur http://christinebini.blogspot.fr/
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Pour mémoire
Ferenc Karinthy
(1921-1992)
linguiste de formation, est le fils de l’écrivain et journaliste hongrois Frigyes Karinthy (1887-1938).
Bio-bibliographie sur
Wikipédia
In Fine-Austral, 1996
Denoël, 1999
Denoël, 2005
Automne à Budapest
In Fine, 1992

L'âge d'or
Denoël, 2005
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