|
|
 |
René Fallet
(1927-1983)
par Claude Chanaud
|
« Né en 1927. Petit-fils de paysans bourbonnais. Fils de cheminot.
A été journaliste. Est écrivain. Moustachu. » Ainsi
se décrivait René Fallet qui fut un poète prometteur dès
sa toute jeunesse et un romancier, reconnu comme tel, juste avant d'avoir vingt
ans. Sa précocité dans tous les domaines de l'écrit annonçait
le meilleur. Et, pour l'adolescent qui durant l'occupation nazie achetait un
livre de Rimbaud au marché noir pendant que son papa était au chômage – voire en prison pour cause d'appartenance au parti communiste – le meilleur arriva
vite.
Il naquit dans l'environnement d'une banlieue grisouillarde dont l'activité ferroviaire
rythmait la vie des gens. Les très nombreuses privations, inhérentes à ces
années noires, servirent de quotidien au jeune René qui fréquenta
d'abord l'école primaire puis trouva des petits boulots dénués
de perspectives. Il avait quinze ans.
Heureusement, les fées, pourtant rares à cette époque, lui
avaient prodigué l'antidote nécessaire, le don de ressentir au
plus profond la gamme des émotions, des sensations et des bleus à l'âme
accompagné du talent pour les exprimer de belle manière avec originalité,
brio et efficacité. Son style procédait déjà d'une
palette exceptionnelle de couleurs, porteuse de métaphores hardies, d'images
tendres, de causticité, d'humour et d'humeurs que le jeune homme consacra
d'abord à des poèmes publiés à compte d'auteur.
Un fragile panier d'osier
Empli de poires craquelées
Accroché à ton bras nerveux.
Tu t'en vas sur les fleuves bleus...
Tu reviens avec une échelle
Et un balcon en carton-pâte
Tu repasses, belle et sans hâte,
Avec l'amour dans les prunelles.
Culot du kineriskerien-narien ou coup de chance pour un débutant particulièrement
doué, il envoya ses poèmes tous azimuts. Louis Aragon, Charles
Trenet et Blaise Cendrars les lurent avec plaisir et l'encouragèrent,
puis, sous la houlette du dernier qui lui écrivit longtemps en signant
ses lettres "ma main amie" et qui le recommanda au journal Libération,
Fallet devint journaliste à dix-huit ans.
Deux ans plus tard, Banlieue sud-est est le livre révélateur du talent pressenti par Cendrars. Dès les premières phrases, ça
déménage... comme on ne disait pas encore à l'époque
:
" Je suis le type qui possède l'amour. D'un seul mot je le donne, d'un seul
geste je l'arrache. La fille du métro, je lui dis : "Aime-moi",
et la voici accrochée à ma veste, pantelante, bavante et tout et
tout. "
Ce souffle inattendu et ce verbe, tiré par courtes rafales, balaient en
trois phrases le conformisme des années Pétain ainsi que la carte
du Tendre des petits bourgeois étriqués.
Ainsi, dès 1947, la cavalcade de René Fallet se met en route vers
la gloire des lettres, passant du rire rabelaisien à la satire sociale,
avec les copains accrochés au bar et l'amour fou en lieu et place de la
quête du Graal. Surtout l'amour qui, infiniment présent dans ses
poèmes, se retrouve tout naturellement au cœur de son premier roman.
Recherché, voulu, haussé et rehaussé, paré et colorisé,
sublimé et transcendé, cet amour si vous m'autorisez "fallique" fut,
dès son adolescence, son sujet de prédilection.
Il le demeurera toute sa vie accompagné de l'amitié conviviale,
son autre moteur. Ainsi Fallet, l'amant et René, l'ami, furent les faces
indissociables d'un homme pétri de contradictions, dont le cœur
va saigner régulièrement et dont les chagrins vont alimenter
la créativité.
Un certificat d'étude et des lectures éparpillées avaient
remplacé ses universités mais l'autodidacte de Villeneuve-Saint-Georges
possédait un instinct de chien truffier pour sélectionner ses
maîtres à écrire. Rimbaud, Verlaine, Léautaud, Apollinaire,
Shakespeare, Anouilh, Molière, Zola, Stendhal, Musset, Maupassant et
Simenon alimentèrent longtemps, ce lecteur boulimique tendance glouton,
qui ne résistait jamais à l'achat d'un livre, pas plus d'ailleurs
qu'à l'attrait d'un bouchon du moment qu'il y trinquait avec des potes.
Puis vint Céline dont il admirait le style et ensuite, Prévert,
grand maître à penser pour toute cette génération,
Guimard, Brassens, Blondin et Alphonse Boudard avec lesquels il se liera d'amitié !
Enfin, plus romantique sur le fond qu'il n'y paraît à première
vue, tout chez lui portera la marque permanente de l'expression poétique,
illustrant par ses propres textes ce qu'il a écrit dans les Nouvelles
littéraires lors du décès de Jacques Prévert : "Les
poètes ne se taisent jamais".
Avant de jouer dans la cour des grands, ce plumitif pas encore majeur et récemment
démobilisé, fut d'emblée reconnu par un large public,
ce qui est exceptionnel pour un premier roman. Il cousinait déjà avec
Jules Renard dans la causticité et pénétrait benoîtement
dans l'univers de Marcel Aymé. En effet, ses romans sont peuplés
des mêmes personnages de tous les jours qui passent à travers
les pages du grand Marcel, munis d'une auréole ou du don d'ubiquité.
Les critiques applaudirent unanimement la performance de Banlieue sud-est. Du Figaro Littéraire où Jean Blanzat écrit "Monsieur
Fallet est de la famille des romanciers qui ont de l'abattage et de l'humeur" au
Canard Enchaîné où Roger Treno confirme le diagnostic : "Voilà un
train de banlieue qui défoncerait plutôt les butoirs du conformisme.
Un train fou qu'on aura du mal à diriger sur une voie de garage."
La rogne à fleur de peau, l'affectif romancé, le témoignage
coloré et la réflexion à l'emporte-pièce vont se
mêler, à partir de cette date, à trente années de
créations romanesques qui, jusqu'en 1957, s'accompagneront d'une chronique
littéraire au Canard enchaîné.
Ses redoutables effets de plume s'inscrivent de manière heureuse dans
l'esprit de l'hebdomadaire satirique. Dans ce cadre, on lui doit des portraits-charges
qui sont autant de caricatures au sens original du terme. De Marcel Jouhandeau
qu'il a qualifié de "Montherlant rétréci au lavage" à Queneau
qu'il taquine sans oublier d'arroser large. Il qualifie en effet le ludique
Raymond de "Cachalot rigolard échoué sur la plage des Goncourt
entre la seiche Bauer et le bon crabe Carco."
Ce fidèle en amitié ne manque jamais sa cible. Il s'en réjouit,
au bistrot du coin, entouré d'amis plumitifs ou de copains d'enfance
qui sont sa véritable famille car avec ces potes là, il communie
dans l'irrespect tonique, le rire et il s'esclaffe en buvant sec. On a parlé de
son inspiration Beaujolais et de sa veine Whisky. Même si ça n'est
pas aussi tranché par rapport à son œuvre, ça n'est
pas faux et, au cours de cette carrière qui démarre très
fort, il ne démentira jamais son choix de vie marqué à la
fois des libations traditionnelles et des découvertes de l'autodidacte.
Je les cite pêle-mêle. Évidemment les boissons du convivial
avec les bouquins des grands auteurs, les amours chahutés de la passion
et puis le trait de Picasso, les chansons de Trenet, le cinéma de Cocteau
et le Jazz d'obédience New Orléans. Si vous voulez savoir comment
René Fallet a fait son marché, dites-vous : Tout seul. Et au
pif.
Il ne rejettera rien de ces options adolescentes et avouera beaucoup plus tard
:
" Je n'ai jamais mis de frontières entre la vie et la littérature
et cette dernière m'a permis de crever mes propres abcès. Privilège
exorbitant. "
Un grand romancier était donc né à la fin de la seconde
guerre mondiale.
Nous lui devons vingt trois romans pour lesquels l'étiquette "populiste" reste
largement insuffisante voire superficielle, six recueils de poésies
et quatre essais. S'y ajoute une coopération avec le cinéma pour
lequel neuf romans, choisis parmi les précédents, fourniront
le scénario.
Triple-cerise sur le gâteau, un témoignage étonnant existe
encore dans nos librairies de l'an 2000. Ce sont ses trois Carnets
de Jeunesse publiés chez Denoël comme presque tous ses romans.
Sans effet de manche ni recherche de style, ils relèvent du carnet de
bord et du journal intime. Ils nous livrent le Fallet du quotidien écartelé entre
l'écriture qui sublime la difficulté d'être, les soirées
qui ponctuent l'amitié et l'impossibilité de vivre une passion
amoureuse durable et réciproque, chimère qu'il poursuivra longtemps.
Même après son mariage avec la très méritante Agathe.
Les difficultés et les contradictions de sa jeunesse ont fait de l'écrivain
adulte un homme de paradoxe, brillant voire coruscant. C'est à la fois
le compagnonnage de la tendresse et du cynisme, celui de l'ami fidèle,
généreux et spontané avec le provocateur, plus féroce
que méchant, qui accompagne le précédent.
Mais c'est aussi le jongleur de mots qui nous séduit sous un rayon de
lune, l'auteur fécond qui néologise à l'instar des meilleurs
et l'écriveur de charme dont l'imaginaire truffe les textes de trouvailles
qui sont autant d'étincelles, d'irrésistibles rires et d' échappées
quasiment surréalistes.
Bien au-delà des vertes années, la grâce d'expression va
perdurer jusqu'au bout du chemin.
Dans le cercueil de mes deux mains
Gisent les caresses dorées
Qu'en reste-t-il le lendemain
Lorsque les cloches sont sonnées
Dites-le moi, blonde dernière ?
Rien de rien , sinon des flocons,
Des reflets, des mousses de bière,
Un courant d'air dans un flacon.
Aussi vrai que dans chaque atome de vie se trouve la vie, dans chacun de ses
romans, sous-jacente où émergente, la poésie est là.
Elle apparaît quelle que soit la truculence du texte ou sa cocasserie.
Voilà pourquoi, à la relecture, je pense à l'auteur comme à une
poupée russe au sein de laquelle les plus petites s'emboîtent
les unes après les autres.
On l'a bien compris, l'homme est multiple. Il y a d'abord le plus connu, le
décapeur de grands sentiments, lequel précède l'amoureux
transi. Puis le chantre d'une banlieue popu qui recouvre le rabelaisien du
Bourbonnais. Ce dernier annonce le convivial en bordée lequel ne cache
pas longtemps le déçu de l'humaine condition. Désespéré mais
gai.
Enfin le bredin, juste en dessous, qui est une manière de protéger
le plus fragile, tapi tout au fond des précédents, le poète.
Cherchez bien. Vous le trouverez à toutes les pages.
Pour le plaisir, je vous en souligne une exemplaire démonstration. Extrait
de Banlieue sud-est, c'est le passage où apparaît la rafraîchissante Annie dans l'univers un peu voyou des frères Lubin.
" C'était une petite fille blonde avec des yeux de porcelaine qui conservaient
l'enfant comme un oiseau entre les mains. "
Loin du Don Juan de banlieue désirant ajouter d'autres soumissions à sa
quête éternelle, voilà la phrase d'un vibratile aimant
les femmes avec la maladresse des timides et la sincérité des
purs. Voilà pourquoi les romans de Fallet nous apportent des histoires
d'amour qui sont autant de tranches de vie où la sincérité et
la force des sentiments ne sont en rien altérées par le choc
des images.
Pourtant l'amant René a vécu des moments torrides que l'écrivain
ne passa pas sous silence. Évoquant ce qui précède, Jean
Carmet qui fut son ami, a dit de lui : "Fallet va à l'amour comme
un mineur va au charbon. Ce n'est pas un dilettante."
En fait, très peu d'auteurs ont su parler comme lui de la passion amoureuse.
Il n'a jamais négligé ses manifestations physiques au profit
du "tout sentiment" ni le contraire d'ailleurs, car il ne devient
jamais pornographe quand les amants sont dénudés sur le bord
du lit.
Ainsi, en évitant toute vulgarité à la photo, l'amour
passion demeure pour lui un tout indissociable dont L'Angevine de l'année
1982 demeure le prototype le plus abouti.
Les amants s'y retrouvent avec, en toile de fond, l'éphémérité du
bonheur terrestre, au détriment des religions castratrices, des somptueux
imbéciles qui ont le dogme à la main et des hypocrites qui regardent
par les trous de serrure.
Reste que l'homme qui palpite sous les mots, celui de tous les jours et l'amoureux
fou de sa dernière rencontre, le généreux, le coléreux
et le spontané, s'accompagne depuis son mariage d'un machisme et d'un
nombrilisme rare. Il faut bien le dire aux thuriféraires.
C'est toujours Agathe qui pardonne et qui soigne l'éclopé des échappées
vénusiennes, ce qui est moins facile que de lui mettre un sparadrap
au genou quand il a fait une chute de vélo. Cependant quand l'écorché revient
auprès d'elle, il est souvent touché au plus profond par ces
aventures que la réussite du romancier a multipliées. Leurs échecs
le ramènent régulièrement au bercail.
Tant que le cœur va tenir.
Malheureusement, le cœur fatigué l'abandonnera à cinquante
six ans, après avoir beaucoup donné lors des aventures de son
maître. Jusque et y compris sur les plateaux de tournage.
En effet, rebondissement imprévu et infiniment valorisant pour le romancier,
son sens de l'image colorée et de la formule percutante l'avait conduit
tout naturellement à collaborer au cinéma. J'allais dire au cinoche
en pensant d'une part à ses anti-héros et d'autre part à une
très large audience populaire. Le temps passé depuis sa disparition
a relativisé cet apport au petit et au grand écran.
En effet, si l'adaptation en scénarii ne fut pas sa plus talentueuse
activité, il faut souligner que certains producteurs vont céder à la
facilité en l'adaptant. Ainsi, les célèbres romans ne
retrouveront pas dans les films leur originel pouvoir de séduction.
Néanmoins, pour la caméra de René Clair ou de Granier-Deferre,
pour les dialogues d'Audiard, pour retrouver Pierre Brasseur et Jean Gabin,
vous pouvez en revoir quelque-uns avec plaisir.
En revanche, même si la mode contemporaine n'est pas aux plumes roboratives
ni à la versification des tendres sentiments, l'évocation de
René Fallet dans les années 2000 relève sans ambiguïté de
l'hommage aux plus grands romanciers du dernier demi-siècle. De plus,
pour l'amateur de textes de qualité, elle est un évident plaisir
de mémoire.
Pour conclure cette évocation d'un braconnier de l'amour fou qui devint
prince par la grâce des lettres, lisez ou relisez Fallet la tendresse,
l'anar à fleur de peau, fleur de papillon et fine fleur de la banlieue
sud-est.
Mon conseil aux goûteurs de mots : ne pas s'abstenir.
|
|
|
Retour
sommaire
Pour mémoire
Bibliographie
La plupart des titres
ont paru chez Denoël
et sont repris en Folio
Banlieue Sud-Est
La Fleur et la Souris
Pigalle
Le Triporteur
Les Pas perdus
Rouge à lèvres
La Grande Ceinture
Les vieux de la vieille
Une poignée de main
Il était un petit navire
Mozart assassiné
Paris au mois d'août
(Prix interallié 1964)
Un idiot à Paris
Charleston
Comment fais-tu l'amour, Cerise ?
Au Beau Rivage
L'Amour Baroque
Le Braconnier de Dieu
Ersatz
Le Beaujolais nouveau est arrivé
Y a-t-il un docteur dans la salle ?
La soupe aux choux
L’Angevine
Pour en savoir plus,
il faut lire
l'excellente biographie de
Michel Lécureur :
René Fallet,
le braconnier des lettres
Les belles lettres, 2005
On peut aussi consulter
un dossier de 22 pages sur
www.initiales.org/ chap004/rubr007
et des pages consacrées à René Fallet sur
http://membres.lycos.fr/fallet
et sur http://membres.lycos.fr/renefallet
|
|