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Julio CORTÁZAR
(1914-1984)
par Christine Bini
Cent ans. On célèbre en 2014 le centenaire de la naissance de
Julio Cortázar (et celui de Marguerite Duras, et celui de Romain Gary.
Quelle année !) De la littérature du siècle dernier, donc,
que ces récits et micro-récits. Mais en découvrant les
Pages inespérées, et en relisant les différentes
Façons de perdre, le lecteur la lectrice visite
des mondes et traverse des situations également contemporaines et intemporelles.
Le mode fantastique est le mode de prédilection de Cortázar, on
le sait. Son fantastique est proche du surréalisme et de l'absurde, avec
cette manière toute argentine de se regarder, dans la dérision
sérieuse et le décalage concerné. Mais Cortázar,
au fond, était-il un auteur fantastique ? Était-il même
argentin ? Né à Bruxelles, vivant à Paris dès 1951
(dès l'arrivée de Perón au pouvoir), naturalisé
français en 1981 (en même temps que Milan Kundera), nourri, comme
tous les Argentins, de culture européenne, Cortázar est le plus
hexagonal des écrivains portègnes. Un hexagone débordant
largement vers la Belgique : il y est né, et il a traduit, entre autres,
Marguerite Yourcenar en espagnol.
Les Pages inespérées sont des pages retrouvées,
des textes parus dans des revues qui n'ont eu qu'un temps, ou des papiers conservés
dans ce que Sylvie Protin, dans sa préface, nomme « l'armoire-miracle »
: un meuble anodin, chez la veuve de Julio Aurora qui renfermait
quelques merveilleux secrets. Les Cronopes et les Fameux ressurgissent. Un certain
Lucas continue de vivre une existence qui frôle et rejoint celle de l'auteur.
Dans la partie intitulée « Hôpital blues »,
Lucas, cloué sur son lit de malade, souffrant d'une infection difficile
à identifier, subit le défilé de ses amis, et celui du
médecin et de sa cour constituée d'internes, d'infirmières,
de laborantins. La communication est difficile, les amis sont enjoués
et gaffeurs, le médecin pressé. « Un professeur [
]
va de malade en malade comme le président de la République [
]
félicite les gagnants du championnat de football » : une poignée
de main, un mot rapide à chacun sans écouter la réponse,
sourire aux lèvres. Pas fantastique a priori, non. Déprimant et
irréel, tout juste quotidien pour qu'on y décèle du réalisme
psychologique. Mais résolument fantastique dans la manière de
présenter ce quotidien et ce réalisme. Dans l'hôpital de
Cortázar les malades fument dans les chambres, exigent que l'on change
le mobilier de place. Tout est dans le ton, et dans l'angle d'attaque. De la
même façon, le sort fait aux coquilles d'un texte prend, dans « Lucas,
ses coquilles », l'allure d'une traque au rat que l'on tente d'appâter
avec de minuscules morceaux de gouda. Tout vient de l'expression « errata »,
car là où il y a « errata », il y a « rat »
(en espagnol, rat se dit rata, ce qui, euphoniquement, rend le texte plus réjouissant).
Queneau aurait aimé ce passage. Chez Cortázar, l'étrange
naît souvent du maniement du langage. Dans le délectable texte
intitulé « En Mathilde », une femme s'exprime en
décalage : « Le bureau vient à neuf heures [
]
et donc à huit heures et demie mon appartement me quitte et l'escalier
me dévale à toute allure parce qu'avec les problèmes de
circulation, le bureau a du mal à arriver à l'heure ».
Parfaitement compréhensible et parfaitement renversé. Le fantastique
se niche aussi dans le langage.
Façons de perdre est un recueil de 1977 (1978 pour la traduction
française de Laure Guille-Bataillon). Intitulé en espagnol, Alguien
que anda por ahí titre de la nouvelle « Quelqu'un
qui passe par là » il regroupe onze textes différents
dans l'inspiration (pour autant que ce mot-là ait une quelconque signification).
Le titre français est intéressant : on sait que Cortázar
a publié un roman intitulé Les Gagnants (Los premios).
Façons de perdre ne présente pas, à première
lecture, un ensemble homogène. Les thèmes sont divers : l'adolescence,
le couple, la politique, par exemple. Ce sont les thèmes qui intéressent
en premier lieu Cortázar. Son uvre est bâtie autour de l'idée
de pétrissage et d'édification. On devient ce que l'on est parce
que le désir nous pousse et la politique nous contre. La politique, ou
le social dans ses grandes largeurs. Cortázar dénonce et pointe
du stylo nos travers ridicules et nos sursauts magnifiques. Certains récits
de Façons de perdre s'appuient sur l'actualité de l'époque
(le recueil a été interdit en Argentine à sa sortie), mais
leur force demeure aujourd'hui. Le regard de l'écrivain a su déceler
dans la situation ambiante quelque chose de parfaitement humain, en tous lieux
et sous toutes latitudes. Et c'est bien ce que l'on demande à un écrivain,
au fond : extirper de la vie-comme-elle-va ce qui fait la vie même. Cortázar
a choisi une voie parallèle au réalisme et à la dénonciation,
diablement efficace.
Ces deux publications – Façons de perdre et Pages inespérées
– sont reliées par le fond et la forme. Sylvie Protin s'exprime, dans
la préface des textes retrouvés, aussi, en traductrice : « Pour
traduire [
] il a fallu prendre en compte le corpus des traductions déjà
connues. En effet, ces Pages inespérées sont comme les
rhizomes d'une uvre qui se poursuit, bifurque, se reprend ».
Et la traductrice de signaler que « Ciao, Vérone »
(in Pages inespérées) est la continuation de la nouvelle
« Les Faces de la médaille » (in Façons
de perdre). Et qu'il a fallu s'en tenir à ce qui avait été
traduit en 1978 : « Javier reste donc Xavier et la cabaña
est un chalet ». C'est aussi grâce à ces scrupuleuses
préventions de traduction que Cortázar nous parle si bien et si
juste, à cent ans de sa naissance.
Christine Bini
(29/03/14)
Lire d'autres articles de Christine Bini sur http://christinebini.blogspot.fr/
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Pour mémoire
Bio-bibliographie sur
Wikipédia

Pages inespérées
(Papeles inesperados)
préface
et traduction de l'espagnol (Argentine)
de Sylvie Protin
Gallimard
Du monde
entier
mars 2014 - 136 pages

Façons de perdre
(Alguien que anda
por ahí)
traduit de l'espagnol
(Argentine)
par Laure Guille-Bataillon
Gallimard
L'imaginaire
mars 2014 -186 pages
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