Le Chevalier de La Barre
(1747-1766)
ou
"L'indispensable insolent"




par Claude Chanaud


Les superstitions des hommes sont nées de nos peurs ancestrales et de nos nombreux questionnements demeurés sans réponse. Puis, elles ont fait synergie avec notre désir d'effacer la mort au profit d'une vie ultérieure. Quelques messies inspirés ont orchestré la chose et, ainsi, sont nées des religions qui, aujourd'hui, mettent en avant leurs discutables certitudes, toutes voiles dehors, rédemption et bénédiction incluses. Quelquefois les armes à la main…

Elles sont animées par des ensoutanés souvent folkloriques tels que : les capucins, les lamas, les mystagogues, les druides, les popes, les aruspices, les bonzes, les moines, les augures, les victimaires, les mages, les pasteurs, les imams, les prêtres, les exorcistes, les sorciers les brahmanes, les pontifes et bien d'autres "médecins des âmes" répertoriés au grand livre des prétentieux; en fait, des gens au verbe généralement hermétique et sachant, de toute éternité, ce qui est bon pour les hommes et nécessaire à leur salut. Il existe également dans notre monde des individus incroyants ou non croyants, athées, agnostiques, incrédules et autres "sans Dieu" qui, dans certains cas, peuvent être aussi dogmatiques et prétentieux que les pieux précédents.

Enfin, il y a les hommes qui cherchent à comprendre ou qui pratiquent le doute. Ils accordent à chaque individu le droit d'avoir ses propres croyances, évidemment indépendantes de celles des sermonnaires et de leurs rites accompagnateurs. Ils pensent également que personne n'a le droit d'imposer à autrui un quelconque cheminement vers une solution métaphysique, ce choix étant d'évidence personnel puisse qu'il résulte de réflexions, de recherches sans préalable, d'esprit critique et de la conscience qui nous est propre. Ils sont simplement laïques.

Suivant les cas et les époques, ces réfractaires à la pensée unique sont considérés par les hiérarchies ecclésiastiques et autres fous de la messe comme des mécréants, des hérétiques, des esprits forts, des matérialistes, voire de dangereux destabilisateurs de société. Et parmi ces derniers, LE CHEVALIER DE LA BARRE tient une place à part.

En effet sa vie, son jugement, son supplice et son exécution vont faire de lui un symbole des libertés de conscience, d'opinion, de penser et d'expression. Depuis, il incarne le concept de laïcité contre tous les intégrismes et les fanatismes.

Ainsi, on peut considérer le présent texte comme l'hommage lui étant dû ainsi qu'à ceux n'imposant à autrui… ni croyance… ni dogme… ni prie-dieu. Cependant, il ne faut pas cacher aux ligues vertueuses, guettant l'erreur historique, que le Chevalier a provoqué l'ordre établi sans se douter un instant de son devenir symbolique, d'où le sous-titre d'INDISPENSABLE INSOLENT. C'est dans un premier temps le clergé catholique, rythmant pesamment la vie de cette époque, qui est l'objet de son irrespect, de sa moquerie puis de sa révolte. Par la suite, c'est évidemment la collusion entre l'Eglise et le Pouvoir qui le mobilisera et dont il sera une exemplaire victime.

Au XVIIIème siècle, le roi est la puissance souveraine, mais en parallèle les travaux des philosophes – hommes de doute par excellence – contribuent à promouvoir les nouvelles notions de liberté et d'indépendance vis à vis des quatre pouvoirs établis que sont : la Monarchie héréditaire, le Parlement, la Noblesse et l'Eglise. Et c'est dans cette atmosphère de tension entre les intolérants conservateurs du moment et les idées nouvelles que va se créer la période pré-révolutionnaire, laquelle mènera la France aux évènements de 1789 et à l'avènement de la République.

Quelques dates sont marquantes : Diderot publie durant l'année 1746 les Pensées philosophiques. D'Alembert prépare l'Encyclopédie durant les années 1740 et 1750. Montesquieu publie L'Esprit des Lois en 1748. Voltaire publie Les Dialogues philosophiques en 1750. Voilà pour ceux qui vont préparer l'opinion des Français à sa mutation nécessaire et qui, déjà, trouvent un écho favorable chez certains privilégiés du moment, y compris dans la société servant la royauté.

Ce mouvement de nouvelles idées et pensées favorise aussi le trouble dans les esprits jeunes qui, a l'instar du Chevalier de la Barre, s'engagent avec témérité contre les puissants du jour. En fait, comment imaginer le risque couru puisque la Pompadour, la favorite du roi Louis XV, est du côté des philosophes ?

En somme, comment savoir jusqu'où aller trop loin ?

Apparemment, le jeune Chevalier n'a pas su. Ainsi, il va passer d'un comportement adolescent, où il chante des chansons de corps de garde avec ses compagnons de libations et où il lit des ouvrages érotiques, à une attitude d'opposition à la hiérarchie catholique puis progressivement au rigide système monarchique qu'elle a participé à mettre en place au cours des siècles.

Evidemment, il n'est pas le premier garçon frondeur, s'interrogeant et s'agitant au fond d'une province figée. Mais, en ce temps là, pour la très traditionnelle population d'Abbeville, il va passer très vite de libertin à suspect. Voilà les faits de base connus qui demandent des coupables : des jeunes gens désœuvrés et chahuteurs dérangent nuitamment les bourgeois en tirant leurs sonnettes. Et dans la nuit du 20 décembre 1764, certains, en jetant des pierres, cassent quelques vitres de la maison appartenant à Duval de Soicourt, l'assesseur au lieutenant criminel du roi.

Peut-on vivre ainsi, sans travailler, provoquer les honnêtes gens la nuit et de plus brocarder un représentant de la justice royale ?

Le Chevalier de La Barre que la rumeur accuse va donc être inculpé. Cependant les preuves manquent à l'accusation, laquelle repose sur très peu d'éléments. Or, on saura plus tard que les faits évoqués ci-dessus sont dus à d'autres jeunes gens de la région. Cette première affaire le concernant sera donc close sans dommage pour l'intéressé. Néanmoins son nom restera dans les têtes, associé aux trublions.

Les rumeurs le concernant persistent et les turbulents garçons d'Abbeville – outre la justice du roi – se mettent aussi à dos l'opinion publique et un clergé tout puissant. En effet, certains de ces jeunes gens lisent les Lettres philosophiques de Voltaire et réclament la liberté des écrits, comme elle existe déjà en Hollande. De plus, courant 1765, il se murmure dans la région qu'un jeune homme aurait brisé une hostie pour faire jaillir le sang du Christ et que, n'ayant rien constaté il aurait uriné dessus. Evidemment, c'est un énorme scandale dans la France très chrétienne !

La population dans son ensemble craint que cet acte n'attire les foudres du Ciel. De nouveau, on attribue ce sacrilège au Chevalier et à ses amis catalogués comme de dangereux "libres penseurs". D'autre part, le jour de la Fête-Dieu, cette même année, trois jeunes gens non identifiés traversent la procession sans un regard au Saint-Sacrement et disparaissent dans la foule.

Enfin, des vandales mutilent et souillent deux crucifix ! Nouveau scandale.

L'émotion progresse dans toute la population. Maintenant on craint la malédiction divine à un point tel que la "vox populi" conclut à la manière des notables : on ne peut pas laisser passer des choses pareilles.

Alors la machine judiciaire va, à nouveau, se mettre en branle. Aux constatations d'un greffier vont s'ajouter la plainte posée par le Procureur et tout naturellement la Justice du Roi va déléguer cette affaire à des juges dont le récurrent Duval de Soicourt, l'homme dont les carreaux avaient été cassés l'année précédente par des noctambules en goguette.

Ce dernier qui hait les jeunes provocateurs tient peut-être là sa vengeance. Et il va monter un piège digne de Machiavel pour faire revenir dans son dossier les noms du Chevalier de La Barre et de ses amis, ensuite les associer aux rumeurs toujours vivaces et, en conséquence, tenter de les compromettre.

Deux pièces officielles lui permettent cette démarche :

1/ Une déposition dite "spontanée" du maître d'armes Etienne Naturé précisant que les sieurs Gaillard de Boencourt, Moisnel et de la Barre se sont vantés devant lui des faits suivants : d'abord qu'ils ne défirent pas leur chapeau devant le Saint-Sacrement lors d'une procession et de plus qu'ils ne se mirent point à genoux.

2/ Une autre déposition d'un nommé Beauvarlet, lequel déclare de son côté qu'un ami du Chevalier de La Barre lui avait demandé s'il voulait lui vendre son crucifix, afin de pouvoir le briser.

Le dossier ne pèse évidemment pas lourd. Le juge Duval de Soicourt engrange pourtant les moindres indices et ne tient guère compte du fait que la déposition du maître d'armes est sans objet dans l'affaire du jour. Egalement que ce dernier a attendu deux mois pour dénoncer ce que l'on pourrait appeler tout au plus la conduite d'un jeune homme insolent. Il ne tient pas compte non plus du fait que Beauvarlet n'accuse pas le Chevalier lui même, mais simplement qu'il évoque un de ses amis dont nous ne connaîtrons d'ailleurs jamais le nom.

Cependant, même si les accusations apparaissent légères, le nom du Chevalier de La Barre est maintenant mêlé à cette redoutable affaire de destruction de crucifix qui agite si fort l'ensemble du pays. Et progressivement, l'unanimité se fait sur ce bouc émissaire dont la réputation de "mauvais garçon" est établie.

Au même moment, une procession organisée conjointement par les hautes autorités de l'Etat et de l'Eglise est annoncée. Et voilà comment elle va devenir le catalyseur nécessaire.

Le dimanche 8 septembre 1765, en l'Eglise de Saint-Wulfram, la population d'Abbeville, curés en tête, vient donc s'agenouiller et prier pour mériter un retour "en grâce" auprès de la puissance divine. On va voir, entouré par le marquis de Monchy, Duval de Soicourt, les représentants des Confréries, les soldats avec leurs officiers et les différents ordres monastiques chantant le Miserere, Monseigneur de la Motte, évêque d'Abbeville, avancer pieds nus malgré son grand âge, une corde au cou et un cierge à la main. Ce que l'on qualifierait aujourd'hui de grand show médiatique mérite qu'on s'y attarde : sous la voûte de la Collégiale, après que le chanoine Lendormy ait fait frissonner la foule en décrivant les actes impies motivant la présente cérémonie expiatoire, quinze paroisses d'Abbeville font tinter le glas. Impressionnante mise en scène qui prélude à l'estocade..

Incisif comme le couperet qui tranchera plus tard la langue du chevalier de la Barre, Monseigneur de la Motte va ensuite, au nom de Dieu, désigner les coupables, portant en même temps le ridicule soutanier et l'outrance sermonnaire au niveau d'un des beaux-arts car il dira des présumés qui, rappelons-le, ne sont évidemment encore ni arrêtés ni jugés… je le cite :

ILS SE SONT RENDUS DIGNES DES DERNIERS SUPPLICES EN CE MONDE ET DES PEINES ETERNELLES EN L'AUTRE.

L'opinion publique et le pouvoir voulaient des coupables, l'Eglise les leur fournit sur un plateau. Bravo la religion d'Amour !

Non seulement la collusion de l'Eglise et de l'Etat apparaît patente aux yeux des commentateurs français et étrangers* mais, parallèlement à la suite de cette médiatique démonstration, la Justice du Roi va continuer son œuvre et s'alimenter avec les ragots et les rumeurs récoltés durant l'instruction. Le Juge de Soicourt va même réussir – sans état d'âme – à lier dans le même procès au Chevalier et à ses amis tous les actes impies rapportés par des délateurs aussi peu fiables qu'ils étaient nombreux.

Les autres "présumés coupables" sont alors en fuite. Seul, le Chevalier sera arrêté le 1 er octobre 1765 . Il sera condamné quelques mois plus tard à la torture et à la mort**. On lui coupera la langue. Sanson le maître des hautes œuvres de Paris le décapitera. Et on brûlera son corps accompagné du Dictionnaire philosophique de Voltaire. François-Jean Lefebvre, Chevalier de La Barre paiera ainsi ce simple choix propre à l'individu qui est CROIRE ou ne pas CROIRE. C'est ainsi que passait jadis la Justice du roi.

Depuis les années ont passé et en France la séparation de l'Eglise et de l'Etat est devenue la LOI . Néanmoins, les tensions, les conflits et les guerres provoquées par les dogmes et les croyances perdurent un peu partout dans le monde contemporain. Alors VIGILANCE, frères humains qui aujourd'hui vivez. Combien d'entre vous sont des Chevalier de La Barre pour les intégristes de tous poils ?

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* Le baron Grimm, ami des philosophes et des écrivains, en fait écho de la manière suivante dans sa Correspondance adressée de Paris dans toutes les cours d'Europe : "Dans la France du XVIIIème, on a fait trancher la tête à un enfant imprudent et mal élevé ; dans les pays d'inquisition, ces crimes auraient été punis par un mois de prison, suivi d'une réprimande".

** Le chevalier de la Barre n'a jamais bénéficié de l'assistance d'un avocat.





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Pour mémoire










Sur le site de l'association "Le Chevalier de La Barre"
(www.laicite1905.com), on trouve des informations sur les aventures de la statue du Chevalier, érigée près du Sacré-Coeur.































Voltaire
L'affaire Calas

et autres affaires

Folio

Une édition établie par
Jacques Van Den Heuvel.

Parmi les "autres affaires" celle du Chevalier
de La Barre.


On y trouve la lettre
à M. le Comte d'Argental,
où Voltaire écrit
le ler juillet 1766 :

"L'atrocité de cette aventure me saisit d'horreur, et de colère. Je me repens bien de m'être ruiné à bâtir et faire du bien dans la lisière d'un pays où l'on commet de sang froid, en allant dîner, des barbaries qui feraient frémir des sauvages ivres.
Et c'est là ce peuple si doux, si léger et si gai ! Arlequins anthropophages ! Je ne veux plus entendre parler de vous."