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Truman CAPOTE

(1924-1984)


De sang-froid
ou le mythe de l’écrire vrai

De sang-froid 1 (In Cold Blood), de Truman Capote, publié au début de 1966, fait partie de ces livres, assez rares, qui ont modifié mon regard sur les humains. L’étrangeté de cette expérience de lecture fait sans doute écho au trouble jeu de l’auteur dans l’affaire qu’il raconte. Celle-ci semble avoir par la suite bouleversé son existence.

Truman Capote, happé dans un fait divers effroyable. Mais d’abord les faits. En 1959, le quadruple meurtre crapuleux d’une famille d’agriculteurs, les deux parents Clutter et deux de leurs enfants, est commis à Holcomb, petite ville du Kansas. Journaliste au New Yorker, auteur déjà en vue, Truman Capote est littéralement aspiré par ce drame énigmatique. Il tanne son patron pour avoir la couverture de l’événement et se rend aussitôt dans la petite communauté rurale pour interviewer les habitants, sous le choc, et les enquêteurs 2. Six semaines après la tuerie, ses auteurs, Dick Hickock et Perry Smith, deux petites frappes qui n’ont pas la trentaine, sont arrêtés. Alors, Capote intrigue, soudoie les responsables de la prison pour entrer en relation avec les prisonniers 3. Puis il s’immisce peu à peu dans leur intimité, organise avec chacun d’eux de longues entrevues. En mars 1960, il suit le procès et reste ensuite proche des deux coupables jusqu’à la nuit de leur pendaison, en 1965. Après six ans de travail et huit mille pages de compte rendus et de documentation, De sang-froid paraît au début de 1966. Porté par une opération de lancement à grande échelle, le succès est immédiat.
Au cours du récit, la confession de Smith nous fait assister à la nuit des meurtres. Toute la famille est ligotée. Le butin convoité, dix mille dollars, s’avère inexistant. Sorti un instant de la maison familiale, il sait qu’il peut encore fuir sans faire peser sur lui trop de charges. Mais, dans un état de dédoublement, il revient chez les Clutter pour connaître la suite de l’histoire. Ce moment sur le fil du rasoir, où le pire peut encore être évité, est rapporté en quelques phrases sidérantes. Après une ultime tentative pour freiner son compagnon, fixé sur un principe, « pas de témoins », il perpètre avec lui le massacre. Ce tableau halluciné nous emporte dans un univers dément.

Le mythe de l’écrire vrai. Présenté par son auteur comme un roman non-fictionnel 4, où « chaque mot est vrai », De sang-froid est un des ouvrages pionniers du genre. Les faits rapportés, les noms, les lieux et les dates correspondent en effet à la réalité vérifiable de l’affaire. Motivés en partie par la jalousie devant la célébrité vite conquise par l’auteur, des observateurs attentifs ont cependant relevé dans le livre plusieurs travestissements, visant à soigner le pathos du récit. Mais, au-delà de ces entorses, possibles et même probables, vis-à-vis des faits, interrogeons-nous plutôt sur la différence de nature qui existe, ou non, entre deux types d’écrits, le récit non fictionnel et la fiction assumée du roman.
Le roman policier traditionnel se concentre sur la question : qui a commis le crime ? Ici, l’énigme est résolue dès la fin de la première partie. Au moyen de récits alternés, nous y faisons tour à tour la connaissance des Clutter, famille rurale florissante, attachante et estimée, et des deux délinquants. Nous assistons à « l’avant » puis à « l’après » du drame et connaissons l’issue fatale ainsi que les coupables. Dès lors, dans la deuxième partie, le suspense repose non plus sur le qui ? mais sur le comment ? Comment les deux agresseurs ont-ils été découverts ? Quels sont les ressorts psychologiques de ces meurtres, largement dépourvus de mobile ?
Pour répondre à ces questions, ce « récit vrai » n’a rien du documentaire plat et linéaire. La narration est structurée selon trois moments : d’abord les préparatifs puis le tableau de l’après-crime, dans un premier temps, nous venons de le voir ; ensuite, la fuite des meurtriers et la traque menant à leur capture et notamment à la confession de Perry, avec qui Capote ressent une forte identification ; enfin, la prison et l’exécution. Dans le deuxième temps, notamment, le lecteur se trouve pris en tenaille entre, d’un côté la cavale des meurtriers de Mexico à Miami, au cours de laquelle, dans une naïve insouciance, ils sèment derrière eux nombre d’indices et, de l’autre, la poursuite haletante des enquêteurs. Le suspense est assuré. Menée de main très sûre, la narration, très documentée, ménage de longs passages où les protagonistes, principalement les meurtriers, prennent la parole.
Si les faits rapportés sont réels, l’agencement du récit relève de l’arbitraire de l’auteur. Celui-ci reconstitue de longues confessions, nous fait entrer dans l’univers intérieur de ces personnages, nous allons le voir. Le récit comporte bien une part fictionnelle qui lui est intrinsèque, constitutive. De sang-froid, roman non fictionnel, nous présente en réalité la fiction d’un récit vrai.

L’humain débusqué au cœur du mal absolu. Les récits des deux meurtriers, Smith et Hickock, proviennent de dépositions officielles et des entrevues menées par l’auteur. Celui-ci n’a pas pris d’enregistrements, mais probablement des notes pendant ses très nombreux entretiens. Il retranscrivait ceux-ci en fin de journée sur sa machine à écrire. Au bout du compte, le récit, très habile et fermement tenu en main, présente tout une palette de dégradés narratifs, allant d’un narrateur extérieur, purement informatif, au monologue intérieur supposé des personnages, en passant par des citations qui leur sont attribuées avec leur parler populaire, leurs particularités (Dick appelle son compagnon honey) et des formes intermédiaires où la narration prend un tour parlé, à la façon du personnage concerné. Jouant ainsi sur un effet de réel 5, cette mise en scène nous fait entrer dans les rêves, les obsessions et les fragilités des deux meurtriers. Comme dans La mort est mon métier, de Robert Merle, autre livre-révélation pour moi, nous sommes confrontés à une réalité insoutenable et fascinante : au sein du mal absolu nous découvrons l’humain. Troublante énigme qui n’est sans doute pas étrangère au tropisme exercé par le meurtre sur tant d’écrivains. Parmi ceux-ci, Stendhal (Le rouge et le noir), Dostoievski (Les frères Karamazov), Mauriac (Thérèse Desqueyroux) ou Gide (L’affaire Redureau), ont tous pris appui sur de véritables histoires criminelles.

Les récits imbriqués : un jeu de frustration et récompense sans cesse relancé. Reposant sur la technique des récits imbriqués, le livre m’a réservé une autre découverte. L’alternance de deux narrations (notamment l’enquête policière et la cavale des coupables dans la deuxième partie), place en effet le lecteur dans un système de contrariété et de gratification. Le lecteur s’attache d’abord aux progrès des investigations des détectives, puis, quand sa curiosité est aiguisée, il est confronté au second récit (la fuite de Dick et de Perry), ce qui occasionne une frustration (il doit abandonner l’enquête en cours), mais attise aussi son intérêt (nous suivons leur errance misérable et rocambolesque). Le lecteur intègre progressivement le code de lecture mis en place par l’auteur et accepte celui-ci car il en reçoit les bénéfices. Frustration et gratification rythment ainsi la tension croissante des deux récits qui convergent vers la capture.

Un livre qui a détruit son auteur ? On ne pourra jamais prouver que De sang froid a eu un effet dévastateur sur son auteur. Mais on doit bien constater qu’après sa publication, la vie de l’auteur semble se dérégler. Au cours de sa longue enquête, Capote s’est fortement identifié à Perry Smith, rescapé d’une enfance de cauchemar. Négligé lui-même par ses parents, Capote a été brimé par ses camarades de classes pour ses airs efféminés. Il a été bouleversé par l’exécution des deux criminels. Avec la célébrité conquise à la parution du livre, Capote, ouvertement homosexuel, mène grand train au sein de la jet society. Il organise un bal masqué resté légendaire à l’hôtel Plaza de New-York, en vue duquel il exerce une rigoureuse sélection dans les invitations, qui élimine certains de ses fidèles soutiens. Il refuse en 1972 d’honorer une commande d’article pour le magazine Rolling Stones, subit en 1974 le refus d’un scénario pour la Paramount. Des chapitres d’un roman inachevé sont publiés (réunis ensuite dans le livre « Prières exaucées » 6). Il y multiplie les révélations intimes sur les célébrités du pays. Affabulant, de surcroît sur ses conquêtes des personnalités, il finit par être mis à l’écart de la société newyorkaise. À la fin des années 70, il enchaîne cures de désintoxication et dépressions. L’alcool et la drogue finiront par le tuer en 1984. Nous laisserons ouverte la question posée plus haut.

De sang-froid, un demi-siècle après sa parution, reste un livre troublant, obsédant. Ce roman non fictionnel, qui intègre des innovations littéraires comme le monologue intérieur, notamment, nous plonge dans une horreur sans autre cause que le mal-être d’un petit blanc et d’un métis, tous deux déséquilibrés, rejetés sur le bas-côté de la grand-route du rêve américain. Une question reste à poser : quel est le statut de ce livre dans la littérature ? Les personnages centraux entrent-ils dans notre imaginaire aux côtés de Rodion Raskolnikov ou de Julien Sorel ? S’agit-il d’un grand documentaire ou d’une œuvre littéraire ? Peut-être, sans doute vaine, l’interrogation, là-aussi, sera laissée en suspens…

Dominique Perrut 
(13/02/18)    

1- Sous-titre : « Le récit vrai d’un multiple meurtre et de ses conséquences ». On trouve en exergue une strophe de la Ballade des pendus de François Villon.
2- T. Capote s’y rend avec Harper Lee, son amie d’enfance, à qui le livre est dédié et auteure du best-seller « To kill a mocking bird » (« Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur », 1960). Tous deux sont originaires du Sud des États-Unis.
3- Ce que Harper Lee, très à cheval sur le chapitre moral, lui reproche.
4- La « Non-fiction novel » est aussi qualifiée de « fact fiction » ou encore, s’agissant d’une affaire policière, de « true crime ».
5- Roland Barthes, « L’Effet de réel », Communications, no 11,‎ 1968.
6- “Answered Prayers : The Unfinished Novel”, 1986 (published posthumously).




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Truman Capote
(1924-1984)
né à La Nouvelle-Orléans et mort à Los Angeles est l'auteur de romans, nouvelles, reportages, portraits, récits de voyages, souvenirs d'enfance, ainsi que de deux adaptations théâtrales de ses écrits antérieurs et de deux scénarios de films.

Bio-bibliographie sur
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Dick Kickock














Perry Smith