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Emmanuel BOVE
(1898-1945)


Mes amis

Il y a soixante-dix ans mourait Emmanuel Bove. Il n’est pas certain que ce nom éveille en vous un souvenir de lecture ou même la vague impression d’avoir entendu prononcer quelque part son patronyme. Pourtant il est indéniablement un des écrivains les plus marquants de l'entre-deux-guerres, il compte parmi ceux de cette génération que Gertrude Stein désignait de « génération perdue » et qui contribua au renouveau du roman français.
Les éditions de l’Arbre Vengeur ont eu la bonne idée pour cette rentrée littéraire de rééditer Mes Amis l’emblématique roman d’Emmanuel Bove, encadré d’une remarquable préface de Jean-Luc Bitton¹ et d’une non moins remarquable postface de Jean-Philippe Dubois.
L’œuvre d’Emmanuel Bove, qui mourut précocement à l’âge de 47 ans, compte plus d’une trentaine de romans et nouvelles qu’il est souhaitable de découvrir après avoir franchi la porte étroite de Mes Amis. (Certains inconditionnels de cet auteur s’y sont carrément engouffrés jusqu’à s’égarer dans les greniers où se trouvaient ses œuvres inédites et publiées depuis²).
Depuis la parution de son premier livre chez Ferenczi & Fils dans la collection que dirigeait Colette (car c’est à cette chère grande Dame que l’on doit la découverte d’Emmanuel Bove) la plupart des commentateurs ont voulu classer l’auteur, ou lui donner des parentés spirituelles. Ainsi, on a qualifié son univers de proustien des pauvres, de dostoïevskien sous prétexte qu’il avait du sang russe par son père : Bobovnikoff, véritable état civil d’Emmanuel ; on trouva même quelques analogies avec le monde de Franz Kafka, cette fatalité implacable qui pèse sur les personnages de ces deux grands écrivains. Plus tard, lorsque l’œuvre d’Emmanuel Bove fut exhumée en 1977 après 30 années d’amnésie du public, on prétendit encore de l’œuvre d’Emmanuel Bove qu’elle était à l’origine du Nouveau Roman alors que Robbe-Grillet semble ignorer l’existence même de notre écrivain ; on trouva également dans le personnage de Meursault, l’Etranger d’Albert Camus, des similitudes de comportements psychologiques avec le Victor Bâton de Mes Amis ou le Joseph Bridet du Piège3, et puis encore parmi les personnages de Patrick Modiano ou de Georges Simenon, et leurs mélancoliques déambulations parisiennes, on eut le sentiment qu’ils eurent pu être inspirés par ceux d’Emmanuel Bove. Mais il faut, lorsque l’on parle de Bove, faire abstraction de ses inspirateurs et de l’influence qu’il a pu avoir sur d’autres. Pierre Bost, son ami de toujours, écrira très justement, une semaine après la mort d’Emmanuel : « Bove continuait tout droit ; il savait très bien ce qu’il avait à faire ; je connais peu d’écrivains qui se soient aussi peu trompés sur leurs propres dons. Il faisait du Bove, il avait cette justesse, cette certitude qui l’empêchaient de jamais dévier.4 »
Voilà ce qu’il faut retenir : Emmanuel faisait du Bove et uniquement cela.
Dans une lettre à Louise son épouse, il explique comment il tente d’atteindre ce qu’il veut être et sera : « Un homme qui écrit se croit un petit Dieu. Il doit créer un monde. Et il sera d’autant plus grand que le monde créé par lui sera vaste et vivant. Mais pour atteindre à cette ampleur, il faut travailler plus que je ne l’ai encore fait.5 » Ce monde, Emmanuel Bove le créera bien ; mais avait-il rêvé qu’il soit plus vaste… plus vivant ?

Pour en revenir à Mes Amis, Bove écrivit ce roman quelques mois après sa démobilisation en juin 1921 (pour l’anecdote, pendant sa guerre, il n’atteignit les abords du front qu’en 1918 quelques jours avant l’armistice et de ce fait ne connut des combats que les chants de victoire). Son personnage Victor Bâton est pensionné de guerre pour une blessure que nous remarquons à peine malgré la coutumière précision des détails qui caractérise l’écriture bovienne et demeure le propre de son talent. Cette discrète blessure lui servira néanmoins pour échapper aux tâches trop physiques, « je ne suis pas fort. Je suis un grand blessé », dira-t-il à un voisin qui lui demande de l’aide, car Bâton est aboulique, légèrement veule et surtout solitaire. Il vit à Paris, avalé par la ville qui ne veut plus le vomir, il s’y sent bien parce que Paris est le lieu au monde où l’on peut le mieux se passer de bonheur. C’est sous ce rapport qu’il convient si bien à la pauvre espèce humaine6.
Nous suivons de chapitre en chapitre (le roman est construit par une succession de petites nouvelles) les tentatives du "héros" pour se créer une vie sociale, avoir des amis, être nommé (n’est-ce pas, en partie, désigné par les autres que nous existons un peu), reconnu pour ce qu’il est ou ce qu’il voudrait être, mais toujours ses tentatives tournent court, Bâton s’y prend mal ou finit parfois par se mettre lui-même un bâton entre les jambes pour mieux chuter, de tendre le bâton pour se faire battre. Le choix du patronyme de Victor n’est certainement pas un hasard, il reflète un des traits de l’humour caustique mais discret, comme à fleur-de-texte, qu’utilise Emmanuel Bove tout au long de son œuvre, et on peut douter de l’explication sur le choix du nom de son héros qu’il donnera à la parution de Mes Amis (1924) à Gaston Picard chroniqueur de La Renaissance : « Je sortais du Théâtre des Champs Elysée où Rhené-Baton7 dirigeait l’orchestre. Le nom m’a amusé. Je l’ai retenu. »    
Aux dernières pages de Mes Amis, Bâton chassé par le propriétaire de sa misérable chambre d’hôtel, parce que les locataires se sont plaints de ce que je ne travaillais pas, se réfugie dans une autre chambre d’hôtel tout aussi misérable. Seul. Une chambre où lorsqu’il ouvre la fenêtre l’air sans mouvement d’une cour n’entre pas et par laquelle il entend les roues de fer d’un tramway. On ignore dans quelle rue, quel quartier de Paris se trouve cette chambre, ni à quelle ligne de tramway ces roues de fer qu’il entend appartiennent. Victor Bâton est tout simplement quelque part dans l’exil d’une autre solitude.
« Je me sens tout petit à côté de l’infini et bien vite j’abandonne ces réflexions. Mon corps chaud, qui vit, me rassure. Je touche avec amour ma peau. J’écoute mon cœur, mais je me garde bien de poser la main sur mon sein gauche car il n’y a rien qui m’effraie tant que ce battement régulier que je ne commande pas et qui pourrait si facilement s’arrêter. »

Sans aucun doute Emmanuel Bove aurait pu écrire ces mots de Fernando Pessoa : « Je suis le personnage d'un roman qu'il reste à écrire, et je flotte, aérien, dispersé sans avoir été, parmi les rêves d'un être qui n'a pas su m'achever. » Il restera toujours ce personnage d’un roman à écrire et d’une biographie à achever.

Si vous ne l’avez déjà fait, prenez la peine de pénétrer dans l’univers d’Emmanuel Bove. La belle édition de l’Arbre Vengeur vous en offre l’occasion.
À noter que dans cette édition, le roman est suivi d’une nouvelle de l’auteur, Un autre ami, qui a bien sa place dans l’ensemble que compose ces amis.

David Nahmias 
(13/10/15)    


 1. Jean-Luc Bitton est le co-auteur avec Raymond Cousse de la biographie d’Emmanuel Bove, La vie comme une ombre – le Castor Astral 1994. Voir aussi le site très documenté de Jean-Luc Bitton : www.emmanuel-bove.net
2. Un homme qui savait – 1985, Mémoire d’un homme singulier- 1987, Un caractère de femme -1999.
3.  Le Piège dernière roman paru en 1945 du vivant d’Emmanuel Bove
4.  Emmanuel Bove et "ses amis" article nécrologique de Pierre Bost paru dans Les Lettres Françaises du 21 juillet 1945.
5  Lettre à Louise Ottenssoser du 7 juillet 1928.
6  Madame de Staël.
7  Rhené-Baton, pseudonyme de René-Emmanuel Bhaton (1879-1940), est un chef d’orchestre et compositeur français.




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Pour mémoire













L'Arbre Vengeur
(Septembre 2015)
240 pages - 17 €









Bio-bibliographie
sur le site officiel
www.emmanuel-bove.net