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Zulma (Février 2017)

160 pages - 17,50 €
Jacques Stephen ALEXIS

(1922-1961)


L'étoile Absinthe





L’étoile Absinthe est un texte inachevé, non daté mais vraisemblablement commencé vers 1960,  interrompu par l'arrestation de son auteur par les ''tontons macoutes'' en 1961. Jacques Stephen Alexis, militant communiste opposé à la dictature Duvalier et écrivain culte pour les Haïtiens, avait alors 39 ans. Son assassinat dans les semaines qui suivirent se fit en toute discrétion.
Miraculeusement retrouvé, ce texte, établi d'après le seul manuscrit original disponible, édité par Zulma, en est la première édition.

Cette esquisse en  3 chapitres est la suite des aventures de Niña Estrellita, la jeune et belle prostituée cubaine du Sensation Bar de Port-au-Prince, héroïne de L’espace d’un cillement. 
Dans L'étoile Absinthe, c'est une Nina en quête de rédemption et décidée à changer de vie que le lecteur découvre. Par amour pour  El Caucho le militant communiste et afin de retrouver pour lui sa dignité, la jeune femme a laissé derrière elle le luxueux bordel dont elle était la vedette et repris son nom : L'Églantine.
Doté du petit pécule qu'elle a amassé, L'Églantine s'installe au Colibri, une modeste pension réglée à la quinzaine, le temps d'acheter un toit et de trouver un travail honnête. C'est sans compter le hasard qui lui fera rencontrer dès son premier repas sur place l'entreprenante et vive Célie Chery justement à la recherche d'une associée pour son fructueux commerce du sel. Il s'agit d’affréter un voilier pour aller au plus vite se ravitailler à la Grande-Saline. Les prix sont en hausse constante et c'est le secteur où il faut rentablement investir.  La part demandée pour le voyage et l'achat de la marchandise n'entamant que fort modestement ses économies, L'Eglantine tentée par l'aventure accepte.

Au port, l'affaire est vite conclue avec le capitaine du  Dieu-Premier. Quand l'ancre est levée, la jeune femme, tranquillisée par la protection rapprochée de Célie qui semble parfaitement maîtriser l'affaire, est ravie de cette aventure où elle pense n'avoir pas grand-chose à perdre et tout à découvrir. Elle ouvre grand ses yeux et ses oreilles, observe l'équipage, profite de la beauté de ce qui l'entoure, s'émeut de la jeunesse de Déodat, le petit mousse....
 
C'est alors que soudainement, en pleine mer, le voyage se gâte. Une tempête extraordinaire et terrifiante, mettant en péril équipage, passagères et bateau, survient. Face au danger et à la mort qui rôde les personnalités se révèlent…
« Entre deux mers, le voilier fait le sauteur en liberté, se rue dans une course circulaire, tel un chien théosophe poursuivant sa queue où luirait une puce imaginaire. »
« Le bateau a beau tourniquer, Déodat n'ira pas. Le capitaine peut s'égosiller, il n'avancera plus. […] La peur, le refus et l'océan mêlent leurs eaux sur son visage. Il n'ira pas plus loin ! Quoi qu'on puisse en penser, il ne fera pas un pas, périsse l'univers et lui avec ! Pourquoi est-ce donc lui qui doit se sacrifier ? Par quelle courte-paille a-t-il été désigné, lui, l'enfant en qui bouillonnent tant de rêves et de désirs inassouvis ? Il ne peut pas obéir, c'est plus fort que lui ce soir. Demain peut-être... »

Devant cette vision de l'enfer avec la fureur des éléments déchaînés et celle que l'équipage met à les contrer, avec cette violence et cette urgence ultime qui s'imposent à elle, une foule de questions s'agitent dans la tête douloureuse d'Eglantine.
« Eux, pourquoi mènent-ils cette existence ? Pour quelle gloire, pour quelle expiation, pour quelle transe du cœur, pour quel trésor, pour quel bénéfice ? » 
« Tout ça n'a aucun sens, aucune portée, l'existence ne peut être qu'une ineptie du hasard, et si un dieu personnel a engendré cette vie, il s'agit certainement d'un dieu carnassier, dément, insensé, imbécile, plus bêtifié que tout le bestiaire de sa création ! »

Comment tricher avec soi-même quand on sent déjà l'appel des morts ?

 

L’étoile Absinthe s’inscrit dans la veine du « réalisme magique », mêlant délire baroque et réalité quotidienne de la population. Par sa plume l'écrivain parvient par ses mots à passer en quelques lignes de la vision, du vaudou et du surnaturel au monde intérieur de son héroïne sans jamais perdre de vue l'effort des corps au travail et la peur qui les habitent tous quant à l'issu de ce périlleux voyage.

La langue de Jacques Stephen Alexis, nourrie de créole et d’espagnol, est jubilatoire, exubérante et inventive, jouant avec les métaphores, les clichés populaires appuyés et les trouvailles personnelles.
L'épisode mouvementé de la tempête qu'affrontent les protagonistes  est ainsi l'occasion d'un récit habité, quasi épique, porté par un lyrique débridé et des images fascinantes qui communiquent magistralement la violence des éléments aux lecteurs. Un passage qui mérite en lui-même la lecture de ce roman convulsif et envoûtant où tout est exacerbé.

Mais si la poésie, le fantastique et l'imaginaire populaire s'enlacent ici étroitement, le contenu de ces trois chapitres reste résolument ancré dans le réel et l'humain. Il paraît même fort probable que la violence de la tourmente qui fait ici sujet se pose comme un formidable écho à celle que subit toute la population haïtienne sous le joug du régime Duvalier, faisant des marins les représentants de tout un peuple en souffrance.

En complément, à la fin du volume, l'éditeur nous offre une très courte nouvelle, rédigée en novembre 1956, où l'écrivain se dépeint en léopard.

Si le lecteur ne peut qu'être frustré par l'interruption de ce roman prometteur au cœur même de son élan et de cette aventure aussi symbolique que charnelle et engagée, il n'en reste pas moins que c'est un vrai plaisir que ce commencement-là, livré à l'état brut à notre imagination et notre conscience. Merci à Zulma de se l'être procuré et de nous l'avoir fait découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(03/04/17)    




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Jacques Stephen Alexis
(1922-1961)
médecin et écrivain haïtien assassiné à 39 ans.

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L'espace d'un cillement