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Jaroslav MELNIK


L’oiseau qui buvait du lait


À Vilnius « il se passe quelque chose, et pas seulement pour l’humain. » Il y a des SDF, des alcoolos, des drogués, des voyous. Des gens survivaient en ramassant et en vendant des escargots et des champignons. Ils amélioraient leur ordinaire. « La mondialisation avait atteint la Lituanie. » « Il se passe quelque chose avec le climat » Les hivers sont très froids en Lituanie. « Les retraités mettaient leur pension dans le chauffage à cause du gaz russe, hors de prix… ». Beaucoup de Lituaniens ont émigré en Angleterre et en Suède. L’argent, la survie et le rêve d’aisance passant avant tout. En revanche, des quartiers sont « le fief de Polonais qui vivaient là depuis l’époque, entre les deux guerres mondiales, où Vilnius appartenait à la Pologne » ou d’autres nationalités. La Lituanie est ancrée à l’Europe de l’Ouest et partage nombres de ses modes de vie mais avec, d’abord et toujours, la peur du voisin russe malgré l’adhésion à l’OTAN : « Le Parlement, quand la Lituanie avait décidé de se séparer de l’Union soviétique… avait entouré le bâtiment d’une montagne de dalles de béton en cas d’attaque des chars soviétiques ». Un passé qui passe mal. « Aujourd’hui, le passé communiste était considéré en Lituanie comme une période affreuse… ». Elle partage, aussi, les vicissitudes comme le manque de moyens pour les services publics. « À la direction de la police on économisait sur tout : l’État n’avait pas d’argent. ». Les Lituaniens partagent avec l’Ouest une perte de confiance dans la politique. « Les politiciens… il était impossible de s’en passer, mais rares étaient ceux qui pensaient à autre chose qu’à eux-mêmes. » Du coup la société a un sentiment d’insécurité. « La police ne peut pas influer sur la croissance de la criminalité. Mais c’est elle qu’on accuse, bien que les coupables soient les politiques qui ne savent pas créer des conditions de vie permettant de faire en sorte que les gens se sentent protéger de l’injustice, de l’humiliation. ». Suit la perte des repères traditionnels : « Les gens étaient prêts à croire n’importe quoi. Les émissions de télé les plus populaires consistaient à convoquer devant la caméra les âmes des morts à l’aide d’un médium… Qu’est-il arrivé à notre société ? » se demandent deux policiers voulant simplement exercer leur métier. De fait, à Vilnius, il y a aussi des meurtres et surtout un qui semble vraiment sortir de l’ordinaire.

Aura, une jeune mère de famille et photographe, escalade, très tôt le matin, la montagne, plutôt le mont des Trois Croix qui surplombe Vilnius.  Elle est venue faire des vues de Vilnius pour un magazine. Le livre débute avec cette escalade : « On prend son temps. Pas de brusquerie… une branche craqua… un oiseau gazouillait. Bientôt il se tairait… Légèrement mal à l’aise, Aura n’avait pas vraiment peur... qui pourrait s'en prendre à elle. Quelque chose apparaissait puis disparaissait ». Autour de Vilnius il n’y a que des bois pas tous encore privatisés, des lacs et des marais. Il n’y a pas d’aigles à Vilnius. Aura a pourtant réussi à en photographier un. L’occasion était trop belle de magnifier ces vues par les majestueux survols du rapace sur la ville. « Aura se mit à mitrailler dans une totale solitude ». Puis, à la satisfaction d’une aube prometteuse « Aura était d’excellente humeur » succéda l’horreur... « Soudain elle poussa un cri. Son cri déchirant retentit entre les collines… ».

L’auteur distille ainsi les prémices du suspense. L’entrée en scène d’Aura, dès les premières lignes, recueille notre sympathie tout en nous faisant craindre pour elle. Mais ce n’est pas elle la victime. Bien joué ! Le cri déchirant concerne la découverte du cadavre d’une jeune femme gisant nue et d’un oiseau mort déposé sur son front, en fait une colombe. La victime avait du sang sur la poitrine et sur le ventre. Par ailleurs, elle est tatouée d’un perroquet rouge sur l’épaule. Les mamelons des seins ont été tranchés. Ces débuts d’éléments de l’enquête intriguent, bien sûr, la police : « C’est quoi ça ? ». Ils orienteront leurs recherches principalement sur deux axes. L’un sera l’ornithologie car un aigle, une colombe et le tatouage d’un perroquet instaurent un début de piste. Les mamelons des seins tranchés dont l’un des deux a été vidé du lait maternel et l’autre qui en est encore tout gonflé inclinent à chercher du côté des femmes, surtout celles allaitant. Des oiseaux et des femmes aux mamelons tranchés, c’est de la sorcellerie ! s’exclama Nikanorov, un adjoint du commissaire.

Butkus, commissaire de police criminelle, a cinquante-trois ans. Il est dans la police de Vilnius depuis vingt-cinq ans. Pour apprendre les ficelles du métier et se rendre indispensable auprès de ses supérieurs, il a eu pour mentor Antanavicius, un vrai père spirituel professionnel. Pour rien au monde Butkus ne quitterait son pays et son métier. Il les aime. « Il faisait partie de ces Lituaniens dont les parents avaient été déportés soixante-dix ans auparavant en Sibérie. Il était né, il est vrai, après leur retour en Lituanie, à Alytus. ». Butkus a une santé déclinante. Ses dents bougent et, stoïque, il les perd régulièrement une par une. Il tousse souvent par fortes quintes et ça le gêne au point parfois de l’immobiliser. Il se sent déjà vieux et seul, surtout depuis le départ pour ses études en Arabie Saoudite de sa fille Eglée. De plus, il s’inquiète pour elle, et à raison ! Auparavant, sa femme Simona l’a quitté. Elle vit avec Vitas, l’ami d’enfance du commissaire. « J’aime Vitas, c’est arrivé comme ça. Nous nous aimons. Comprends-moi. Tu trouveras une autre femme. Les femmes aiment les policiers ». La séparation s’était passée à l’amiable. Il avait encaissé le coup en buvant un whisky. Son frère vivant depuis longtemps aux États-Unis donne rarement des signes de vie. Sa mère était morte depuis cinq ans. Pour clore le tableau de famille, son père vivait, depuis, avec  Augusta une femme forte avec trois grands enfants. Du coup, il a souvent les idées noires.

Butkus n’enquête pas seul. Outre Nikanorov, d’autres inspecteurs le secondent. Notamment Lina Kavalene. Elle est divorcée et vit seule. Butkus « l’appelait souvent la girafe, mais il mettait de la tendresse dans ce mot ». Elle est grande, au moins un mètre quatre-vingt-cinq. Lina est également surnommée « le mannequin » et elle impressionne le commissaire par sa taille et sa poitrine opulente. Sa démarche aussi. « Elle marchait à grand pas décidés comme un homme. ». Elle a un caractère abrupt tout en ayant un sens de la mesure, un sang-froid indispensable et une détermination dans les enquêtes. Cela va servir. Elle n’hésite pas à contrarier Butkus. Lui a sa technique d’investigation, comprendre les motivations du meurtrier et échafauder des scénarios pour s’en approcher le plus possible. À l’occasion il se fait aider par un psychiatre tout en gardant un esprit critique quant à ses explications. « Le professeur se réjouissait comme un enfant. Était-il d’ailleurs lui-même normal ? Bien sûr la question n'était pas sérieuse. Mais Butkus avait remarqué depuis longtemps que beaucoup de psychiatres ressemblaient à leurs patients. » Il faut dire que le meurtrier ne s’arrête pas à un premier meurtre, d’autres suivent.

L’auteur brosse par petites touches un jeu du chat et de la souris entre Butkus et le tueur. Son nom ?  Nous entrons dans ses pensées en sachant seulement que l’auteur le dénomme « Lui » ou « Il ». Donc, deux univers radicalement opposés. Celui de Butkus bien ancré dans ce monde et celui du meurtrier pas mal ailleurs et on peut dire bien perché.

Butkus est concret et se contente du présent. Il se félicite d’un dénouement heureux quand cherchant à savoir si une femme est vivante on lui répond que oui. « Voilà pensa-t-il… des gens fêtent un baptême. Ils vivent dans un monde dans un monde stable. Rien ne les menace. Ils pensent qu’ils sont protégés du danger par un mur infranchissable ». Il cogite mais surtout et uniquement avec des éléments de l’enquête, pas de plan sur la comète : « Mais les oiseaux, que viennent faire les oiseaux ? il se souvint soudain qu’il y avait une colombe. Une colombe morte sur la victime morte. Sur le front. Comment avaient dit les psychiatres ? Que les meurtriers de ce type aiment les symboles ?  Mais qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’est-ce que le front ? La concentration de quoi ? De l’intelligence ? De l’âme ? De l’esprit ? une colombe en haut, sur le front. Un perroquet à l’intérieur. Morts tous les deux. Une triple mort. Une trinité. La sainte trinité ». Une cogitation en escalier rien qu’avec du réel, du tangible, du palpable. Il exerce le plus consciencieusement possible son métier « son expérience, faisait dire à Butkus que lorsque l’on se plonge dans l’atmosphère d’un crime et qu’on commence à partager les sentiments du criminel, les idées les plus inattendues, des solutions inattendues, une perception inattendue de la logique du meurtrier apparaissait parfois. » Finalement, il n’attend d’aide que de lui-même. C’est son côté surhumain à lui.

Un véritable contraste avec l’auteur des crimes. « Lui » était très attaché à sa mère. « Il » tétait encore à l’âge de sept ans c’est-à-dire jusqu’au moment du drame de sa vie. Un jour, en voiture et en compagnie de sa mère, celle-ci mourut dans un accident provoqué par un véhicule fou. Lui en réchappa. Il fut placé dans des orphelinats, devenant un souffre-douleur, menant une existence douloureuse. Le temps passant, ce traumatisme l’amène à rechercher sans cesse à se délecter du lait maternel, une régression compensatoire. « Le lait n’appartient pas à la femme, il appartient à tous. De même que la semence n’appartient pas à l’homme, mais à Dieu. ». L’accident étant resté classé sans suite. « On avait dit qu’il lui fAurait un an ou deux pour se remettre du choc. Ils s’étaient trompés. Des dizaines d’années s’étaient écoulées, il ne s’en était toujours pas remis. À cette seconde, il n’avait pas perdu seulement sa mère. Il avait tout perdu. Tout un monde. Il était mort là-bas, à cette seconde. Après, ce n’était plus lui qui vivait. ». Pour se venger de ses frustrations, n'ayant pas eu la vie et la place sociale qu’il pensait mériter à cause de cet accident, il tète des femmes. Certaines restent en vie. « Ce matin-là, je me suis levée et j’ai découvert que mon sein gauche était absolument vide » déclare une femme à la police. Mais avec d’autres, il se met à tuer. « L’essentiel est de ne faire de mal à personne. L’essentiel est que personne ne souffre. L’essentiel c’est d’être une ombre, tu n’existes pas. À la lumière, c’est le jeu, la feinte… Il n’y a pas de mort, parce que le corps est une convention. Dieu le premier meurtrier du monde. Il tue des milliers d’êtres chaque jour. Des dizaines de milliers. Mais ce n’est pas un meurtre, c’est la suppression du corps. La vie éternelle. » Il signe son acte en coupant les mamelons de ses victimes et boit le lait d’un sein. Ce n’est pas « Lui » qui vit, « Il » est habité. « Il fut soudain envahi par l’euphorie. Un sentiment de toute puissance s’empara de lui. Il regardait d’en haut cet univers, ces hommes fourmis. Pas comme d’autres depuis le hublot d’un avion. Eux, ils étaient dans un tube, ils dépendaient de l’homme assis dans le cockpit. Lui, il était comme un oiseau. Il volait comme vole un aigle. Il ne dépendait de personne. Personne ne pourrait jamais le saisir. Il était libre comme un oiseau éternellement libre. Les larmes l’étouffaient. Il pleurait en volant. « Maman, maman », chuchotait-il comme un fou. ». Il possède un aigle et l’accompagne. « Se tenant fermement des deux mains à la barre, il prit son élan et se jeta dans le vide. Par chance il fut immédiatement happé par un courant d’air chaud qui l’entraîna vers le haut. À présent, ils planaient tous les deux dans le ciel, l’aigle et lui. ». Il tue en justifiant sa folie « Ce monde n’est qu’apparence. Un songe. Et la beauté une tromperie. Comme toute vie terrestre. Elle souffre (une mère) d’avoir perdu son enfant (de trois jours). Il allait la libérer de ses souffrances. Il est un libérateur, un dieu, et à un dieu tout est permis. Dieu ne tue pas. Il libère. Pour la vie éternelle. C’est le même dieu qui prend la vie d’un nouveau-né et celle d’une femme… N’était-ce pas merveilleux qu’elle retrouve son enfant dans dix minutes ? Là-bas dans le royaume d’Amon-Horus… la propriété d’Amon-Horus ». « Lui » l’orphelin inconsolable est en pleine crise de mysticisme. Le canard, le cygne blanc, l’ibis, le perroquet marquant les degrés de béatitude. L’aigle étant la figure de la conscience suprême, planant éternellement. « Il » ne tuait pas. Ses actes étaient justifiés. « Il se vengerait de tout. Pas lui, mais Amon-Horus. Il n’était que son instrument. Pour toutes les humiliations. Pour ne pas lui avoir permis de se réaliser dans cette vie. On l’avait privé de sa mère, du paradis ». « Il » accomplit une mission, un délire dans lequel se mêle intimement lait maternelle et volatiles.

L’auteur nous conte un roman policier presque traditionnel mais néanmoins très personnel. Avoir les ingrédients (pas tous révélés dans cet article, il y a aussi des surprises) ce n’est pas suffisant. Il faut tout l’art de Jaroslav Melnik pour en faire une œuvre originale. La quatrième de couverture signale qu’il s’agit d’un « page turner ». C’est utile à savoir pour parcourir près de 500 pages. La lecture commencée, vous ne la quitterez que parce que les tâches du quotidien vous y contraignent, mais une fois réalisées, vous replongerez avec délice et bonheur jusqu’au regret de tourner la dernière page. L’écriture est limpide et redoutablement efficace. Nous pourrions en rester là, au plaisir d’une très bonne lecture, cependant…

L’auteur ouvre, avant sa narration, par trois épigraphes. Deux extraites de « Ainsi parlait Zarathoustra » et une troisième tirée de la Bible. Nietzsche apparaît une autre fois en pleine narration « Nietzsche avait raison, au fond : la volonté de pouvoir est propre à l’être humain. ». Abandonnons la Bible et focalisons-nous un instant sur Nietzsche. Du coup, le livre semble écrit sous son égide. Impossible d’éviter, en filigrane, l’amor fati, l’innocence du devenir, l’éternel retour, le grand style, les forces réactives et ensuite les forces actives, volonté de puissance entres autres concepts. Il y en a bien d’autres ! Laissons le lecteur les débusquer à son gré puisque pour Nietzsche : « Le monde pour nous est redevenu infini, en ce sens que nous ne pouvons lui refuser la possibilité de se prêter à une infinité d’interprétations », sachant que « Toute philosophie est une façade, tel est le jugement du solitaire. Toute philosophie dissimule une autre philosophie, toute opinion est une cachette. Toute parole peut être un masque ». Le sens de la lecture, mais c’est une interprétation, s’en trouvera totalement bouleversé, notamment le dénouement, et les cinq cents pages peut-être à relire. Heureusement il s’agit d’un « page turner ».

Michel Martinelli 
(20/02/23)    



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Jaroslav  MELNIK, L’oiseau qui buvait du lait
Actes Noirs

(Janvier 2023)
496 pages - 24,50 €

Version numérique
17,99 €


Traduit du russe
(Lituanie) par
Michèle KAHN














Jaroslav Melnik,
né en 1959 en Ukraine, vit à Vilnius en Lituanie. Écrivain et philosophe, il est l’auteur d’une quinzaine de livres (romans, nouvelles, poésie, essais).


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