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Lion FEUCHTWANGER

Les enfants Oppermann


« On a toujours regardé grandir les mouvements dangereux pendant des années, parfois des décennies, sans jamais en tirer les conséquences nécessaires. Ce qu’il avait appris de l’histoire, c’était à s’étonner grandement que les personnes menacées songent chaque fois si tard à se mettre à l’abri. »

Cette réflexion d’un personnage du roman de Lion Feuchtwanger (publié en 1933) nous alerte sur l’urgence, avec un écho particulier pour notre époque, de lire un livre écrit il y a de cela quatre-vingt-dix ans à propos d’un mouvement en perte de vitesse et dont on pouvait croire à sa fin prochaine à ce moment-là. Or, le mouvement en question est celui du völkisch et certaines de ses idées furent reprises par les nazis.

 Dans ce contexte de la fin de la République de Weimar, l’auteur nous narre l’ébranlement d’une famille juive aisée face à cette idéologie. « Tous étaient d’accord là-dessus autour de la table. Car avec ou sans prétexte, les völkisch étaient bien décidés à mettre la fortune des juifs dans la poche, à leur faucher la place, à les anéantir ».

Les enfants Oppermann, des adultes dans la force de l’âge, vivent en toute quiétude dans une Allemagne, pour eux, pratiquement idyllique. Ils ont hérité de leur grand-père, Immanuel Oppermann fabricant de meubles, une affaire prospère disposant de plusieurs filiales. Le portrait du grand-père est accroché au siège comme un talisman garant de la bonne fortune. « Fort de ses multiples liens solides avec la population, il avait pu contribuer à faire de l’émancipation des juifs allemands, qui n’existait jusqu’alors que sur le papier, une véritable réalité : à faire de l’Allemagne une vraie patrie pour les juifs. ». Ils n’imaginent pas une seconde être la cible de jalousies et d’acrimonies. Pourtant, un certain Heinrich Wels, un ancien sous-traitant devenu responsable de district du mouvement Völkisch les envie. « Certes ces dernières années, les choses s’arrangeaient. Un mouvement s’affirmait et répandait l’idée que l’artisanat était bien plus conforme au caractère du peuple allemand que la fabrication en chaîne aux normes internationales. Ce mouvement se proclamait national socialiste. Il disait au grand jour ce que Heinrich Wels avait senti depuis longtemps, à savoir que les magasins juifs et leurs méthodes de vente roublardes étaient responsables de la décadence de l’Allemagne ». Ainsi, pour lui, l’occasion est idéale de faire des Oppermann des boucs émissaires. « Des libelles hostiles aux juifs affluaient dans chacune des neufs maisons Oppermann ». Et pourtant, pour eux la vie continue. Ils revendiquent l’attachement à la patrie et à la culture allemande : « qui donc avait fait la renommée de la culture allemande dans le monde ? ». Le sacrifice des juifs allemands ayant été beaucoup plus élevé que le reste de la population lors de la Première Guerre mondiale, pour eux, il est impossible qu’une telle idéologie puisse avoir la moindre chance d’abuser une population allemande raisonnable et lucide.

À travers un crescendo d’incidents puis d’événements de plus en plus dramatiques, la confiance s’essouffle et les situations des uns et des autres se dégradent. Celle du frère ainé Gustav, l’esthète de la famille vivant de ses rentes et de mondanités. Dans la tiédeur de son microcosme, il fera un pas de côté en signant une pétition pour lui insignifiante, mais pas sans conséquences. Celle de Martin Oppermann, le cadet de Gustav dirigeant les affaires de la famille. Lui, le madré entrepreneur, est obligé de céder aux exigences de Heinrich Wels et contraint d’abandonner sa place et ses affaires, sous des risées infamantes.  Quant à Edgar Oppermann, médecin internationalement reconnu pour une méthode de soins, lui est aussi, d’abord, l’objet de tracasseries administratives, défendant jusqu’au bout son éthique médicale et ses collaborateurs, puis, l’objet d’odieuses rumeurs. Il doit fuir une meute fanatisée, abreuvée de ce que, aujourd’hui, l’on nomme des « fake news ». Ne fait-il pas de la médecine en prenant de bons Allemands, à la sauce Völkisch, pour des cobayes ? Edgar refusera de défendre sa méthode en public. « Une époque débutait où ne comptaient plus le talent et la compétence, mais la prétendue appartenance à une race ». Leur sœur Klara, de pâle personnalité, est mariée à un juif de l’est, Jacques Lavendel. Ce dernier, ayant opté pour la nationalité américaine, évolue au sein de la société en profitant de sa stature et de son statut d’étranger grâce à une perspicacité pragmatique. C’est à lui que l’on doit l’incipit de cet article.

Autour de ce clan soudé gravitent leurs enfants plus clairvoyants et actifs. Principalement Berthold, fils de Martin, tente de résister et s’oppose à un professeur. Celui-ci, Bernd Vogelsang, fraîchement nommé dans le lycée de Berthold, est un perfide converti de l’idéologie Völkisch. Le nom de Vogelsang voulant dire chant d’oiseau. Son persiflage exercera une influence désastreuse sur ses élèves.

Lion Feuchtwanger ne décrit pas seulement une famille juive aisée. Il décrit aussi la vie d’une kyrielle de petits employés juifs ne pouvant fuir aisément la marée montante de la haine et de l’envie.  Tous font, plus ou moins, profil bas. La haine, pour certains, c’est d’endurer les insultes et les regards fielleux. Souvent, elle est suivie de sévices corporels. D’autres sont des proies accusées de violence à l’égard d’assassins prosélytes du Völkisch toujours blanchis pour légitime défense. Cependant, le régime n’est pas à un paradoxe prêt. Sa perversité fait également de ses chantres, souvent les moins bien lotis socialement, des cibles subissant ce qu’endurent leurs victimes, pour n’avoir pas été assez vigoureux. Sans caricaturer, Lion Feutchwanger restitue le cheminement laborieux de leurs pensées peu assurées.

Les uns et les autres se veulent prudents. Mais cette prudence se distille dans les esprits, se transforme en compromissions inconscientes jusqu’au 30 janvier 1933. Ce jour-là, Hitler accepte le poste de chancelier. « Le règne de la raison lucide s’effondre. Le mince vernis de la logique se craquelle. Une époque se profile où l’homme, ce grand animal hypertrophié, va renouer avec sa nature ». Les événements se précipitent et une réalité brutale se révèle. L’effroi devient concret au travers des personnages parce que Lion Feuchtwanger, avec talent et en véritable romancier, leur donne une épaisseur physique et psychologique, rendant leur angoisse palpable, décrivant la montée de leur peur avec toute l’acuité d’un analyste ayant vécu ces dramatiques épisodes historiques. Il va au cœur de ces gens. Pourtant, nous dit l’auteur dans une brève postface, « aucun des personnages de ce livre n’a vraiment existé en tant qu’individu à l’intérieur des frontières du Reich allemand dans les années 1932-1933, mais bel et bien en tant qu’entité. Pour atteindre la vérité figurative de l’archétype, l’auteur a dû gommer la réalité photographique des visages individuels. Le roman Les enfants Oppermann ne présente pas des figures de la réalité, mais de l’Histoire ». Ce qui confirme que Lion Feuchtwanger est un puissant romancier et un fin observateur. Il expose sur plusieurs registres des débats intérieurs, des observations politiques, historiques, philosophiques avec aisance sans en faire des digressions. C’est aussi un lanceur d’alerte. Ce roman est écrit en direct comme nous l’indique la quatrième de couverture. Souhaitons qu’à l’occasion de sa réédition sa force visionnaire trouve un écho résonnant haut et fort. À travers la trajectoire sinueuse de la conscience alternant le devoir et le laisser aller, la bonne et la mauvaise conscience, si on ne sait pas toujours que faire dans la confusion de ces moments d’histoire nous projetant au bord du précipice, Lion Feuchtwanger nous indique ce qu’il ne faut pas faire.

Michel Martinelli 
(27/03/23)    



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Lectures







Lion FEUCHTWANGER, Les enfants Oppermann
Métailié

(Février 2023)
400 pages - 23 €

Version numérique
9,99 €


Traduit de l’allemand par
Dominique Petit













Lion Feuchtwanger
(1884-1958)
Philosophe et écrivain
né à Munich.
Il s’installe en France en 1933 après que Hitler l’a privé de sa nationalité, a confisqué ses bien et interdit ses livres.
Interné au camp des Milles, pendant la guerre, il réussit à s’échapper et se réfugie aux États-Unis.


Bio-bibliographie sur
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Pour en savoir plus sur
le mouvement völkisch :
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