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Dominique FABRE

Trois passagers


Trois récits autonomes se partagent ce livre. Histoire de Luis avec pour décor la République dominicaine s’y taille la part du lion avec une centaine de pages découpées en huit chapitres. Le cumul de Vietnamienne qui ne nous amène pas en Asie mais au cœur du dix-neuvième arrondissement de Paris dans le quartier populaire et cosmopolite de Belleville et d’Un père dans celui de Ménilmontant, d’une cinquantaine de pages chacun, lui fera suite. Chacune de ces histoires a un narrateur et un héros différents.

La narratrice d’Histoire de Luis est une jeune Dominicaine d’une des nombreuses familles pauvres de l’île, à l’enfance ni heureuse ni malheureuse car sa mère est une femme forte et affectueuse pour les huit enfants qu’elle a eus de trois maris successifs. « Je viens d'un joli pays, tu ne peux pas imaginer comme on est un joli pays. (…mais) Dans mon pays, tout le monde qui est né pauvre et n’a pas continué ses études ne peut trouver du travail dans l’agriculture ou le tourisme ou la policia et à besoin de partir pour gagner de l’argent. » Contrairement à tous les jeunes garçons qui l’entourent, elle-même ne souhaitait pas s’en remettre à un passeur pour fuir son île et aller à  Porto-Rico puis de là gagner les États-Unis. Mais quand elle apprend à l’hôpital que sa fille a besoin d’une opération lourde et urgente pour survivre, la jeune femme n’a plus le choix. Profitant de l’attirance des touristes pour les jeunes autochtones, elle vend son corps une fois sa journée de travail terminée pour accumuler la somme nécessaire à un voyage « régulier » pour elle et son bébé. Dépitée de s’être fait jeter des hôpitaux américains faute de suffisamment d’argent, elle se raccroche au petit bout de papier où un jeune Français débarqué sur l’île avec Médecins sans Frontières après le passage d’un ouragan particulièrement dévastateur avait, quand les locaux s’étaient joints aux équipes de déchargement des médicaments et de denrées alimentaires d’urgence puis à celles de nettoyage des plages, noté pour elle ses coordonnées. C‘est lors de l’hospitalisation de sa fillette au CHU d’Angers que la narratrice raconte à un écrivain venu dans le foyer où elle est hébergée collecter des récits de vie non sa propre histoire mais son île, ses beautés et sa misère et les sept tentatives de son cousin Luis prêt à mettre sa vie en jeu pour vivre son rêve américain, « travailler dans un vrai garage gringo de pays froid », loin de leur île, ses requins, ses ouragans, sa misère, ses trafics douteux et les pourboires plus ou moins généreux laissés par ces vieilles Américaines ou Canadiennes venues chaque année dans leur hôtel de luxe se payer l’illusion d’une nouvelle jeunesse. « Il allait se promener avec son chien sur la plage la nuit quand ils n'étaient pas vus des touristes qui croient que la plage est exprès pour eux, comme si on était un pays inventé juste pour leurs vacances. »

Le narrateur de Vietnamienne est un jeune adolescent, pensionnaire en semaine et confié le week-end par une mère peu aimante, épuisée par le travail et les difficultés financières qui n’aspire qu’au repos, à Jeanne, la vieille tante choisie par elle comme marraine pour le garçon. C’est toujours chaleureusement que la vieille dame, ex-cheminote et en son temps active dans la Résistance, l’accueille dans ce vieil appartement décrépi de l’impasse Gresset où elle vit avec ses deux jeunes frères, lui faisant découvrir ce que sont l’affection et la gaîté. C’est auprès d’eux dans ce quartier cosmopolite et populaire qu’il se fabriquera ses plus beaux souvenirs d’enfance. Il y noue une vraie complicité avec son grand-oncle Étienne, l’aîné des frères qu’une grave chute à ses seize ans a rendu épileptique, qui embarque volontiers son « neveu » de treize ans prendre le pouls de Belleville où tous se connaissent. C’est ainsi par son intermédiaire qu’il rencontre Henri, un vieux Juif polonais rescapé de la Shoah veuf depuis peu qui travaille avec Étienne dans un atelier de réparation et bricolage dont il finira par prendre la responsabilité et Maï-Linh, l’orpheline vietnamienne sans mari ni enfant qui tient une minuscule boutique de parapluies, sacs, bagages et objets divers, dont ils sont tous amoureux et Henri plus que tout autre. « On a bien le droit d’être heureux après tout ce qu’on a dégusté. » Dans l’espoir de pouvoir un jour avoir les papiers nécessaires pour rejoindre des cousins qui avaient réussi dans leurs fuites des Khmers rouges à être pris en charge par les États-Unis, la jeune et fascinante asiatique complète les revenus tirés de son commerce par des prestations plus intimes tarifées en soirée. « On s’invente tous des pedigrees de pacotille ou bien (..) on rêve d’aller se perdre ailleurs dans un grand pays magique et terrifiant comme les États-Unis. » Étienne croise souvent Maï-Linh qui a ses habitudes dans le refuge des femmes perdues, mères célibataires, prostituées et femmes battues, tenu par les services sociaux dont l’entrée sécurisée donne sur la même cour que l’appartement de Jeanne. C’est la vie de ce quatuor composé d’Etienne, Henri, Maï-Linh et l’adolescent que l’on suit ici sur une trentaine d’années.

Pas question d’exil dans Un père, nouvelle d’inspiration autobiographique dont le narrateur est né à Ménilmontant. C’est l’enterrement de ce père avec lequel il n’a jamais vécu et le peu qu’il sait de cet homme et de son existence que l’auteur ici nous raconte. Sous nos yeux Noël, l’éternel absent s’esquisse : un gamin de Belleville bon élève mais turbulent élevé à la dure par la veuve d’un bougnat dont elle a hérité le bistrot-charbon qui lui permet de nourrir ses trois enfants en bas âge, sa découverte à l’adolescence de l’amour avec une fille de son âge, l’émancipation à seize ans et le départ en garnison au Tchad, un travail dans le secteur pétrolier, le retour à Belleville, son mariage avec sa « fiancée », le départ avec elle en Algérie, la naissance d’une fille, le retour en France, trois ans de prison alors que son épouse est enceinte une deuxième fois, le divorce. Dominique, le fils, qui comme le répète si souvent la mère avec aigreur ressemble tant à son père, a dû attendre ses dix-sept ans pour faire sa connaissance. La suite est en pointillé mais il semblerait que l’homme hyper-actif rétif à la comptabilité et à l’administration a fait faillite plusieurs fois et beaucoup bourlingué d’hôtel de luxe en hôtel-club pour y faire les saisons en France et à l’étranger. En Tunisie, Noël en avait même dirigé un plusieurs années (les plus belles de sa vie, disait-il) où il s’était lié avec un Libanais aventurier, son meilleur et seul ami sur la durée, et avait succombé au charme d’une riche et jeune veuve accompagnée de sa fillette. À sa demande il l’avait épousée et avait accepté de revenir à Paris sous réserve d’y retrouver une activité professionnelle pour garder son indépendance. Sa belle rousse rachètera pour lui un fonds de Librairie-Presse-Papeterie en face du lycée de Saint-Cloud. L‘aventurier de bazar, volage, fantasque, drôle, flambeur et alcoolique à ses heures avait fait un AVC en faisant ses courses à vélo. Quand prévenus par la sœur du défunt, Dominique et sa mère se rendent à l’église pour le dernier hommage, celui-ci est glacé par cette cérémonie bâclée et désertée : son « ami de cœur » « ne s’était pas déplacé (…et )  il n‘y avait aucune des femmes qui, les dernières années, passaient par la boutique que mon père... »  

              Bien que très différentes, ces trois nouvelles ont pour thèmes communs les épreuves, l’absence, l’attente,  les départs, les voyages, l'exil, l’espoir d’une vie meilleure, même si le père du troisième récit n’a fait que se fuir lui-même et non la misère ou la mort probable dans ses allers-retours entre son pays et l’Afrique. Toutes sans exception ont pour personnages ou pour narrateur ou narratrice des gens simples issus de classe populaire et pareillement blessés par l’enfance et l’existence mais qui avec résilience font preuve d’une extraordinaire énergie et semblent toujours garder l’espoir. La phrase ciselée – « La vie est injuste, mais parfois ça se calme » – issue du premier texte et citée sur la quatrième de couverture, aurait pu se retrouver dans les deux autres car chaque texte nous dit, malgré l’adversité et la peine, la beauté et les petites joies qui s’offrent inopinément à eux et qu’ils saisissent promptement de peur qu’elles ne leur échappent.

Les lieux, qu’ils soient naturels et sauvages en République dominicaine ou urbanisés,  ont ici une place privilégiée, non seulement par la précision et la délicatesse du tableau qui en est fait par le nouvelliste mais aussi par l’émotion, l’amour ou le regard que les protagonistes leur portent et qu’il parvient avec ses mots à nous transmettre avec une extrême délicatesse. S’il nous en révèle indirectement plus sur ses personnages, en animant ainsi ses décors il en fait également des acteurs à part entière de son récit. La scène très visuelle de l’ouragan ravageant l’île caribéenne en est un bon exemple. Le dix-neuvième arrondissement de Paris dépeint par Dominique Fabre, entre précision topographique, géographie intime, poésie et nostalgie, d’autant plus peuplé de fantômes qu’il n’existe plus aujourd’hui en l’état, prend sous la plume de l’auteur des accents modianesques.

Ces trois nouvelles sont portées par une écriture habitée, juste, sensible et vive, avec un subtil parfum d’innocence venu accentuer à la fois la fragilité des êtres et la force de leurs rêves. Cette façon d’atténuer la violence et le tragique de certaines situations apporte aux récits l’effet apaisant que peut avoir un chant d’oiseau après un ouragan. C’est ce rapport subtil et permanent entre ombre et lumière, vulnérabilité et détermination, chagrin et joie, qui apporte à ces trois récits intimes d’êtres au destin unique, terrible et lumineux, une dimension humaine et universelle.

Le flou qu’entretient savamment l’écrivain sur certains protagonistes suscite plein de questions. Pourquoi la narratrice sans nom d’Histoire de Luis si amoureuse de sa terrese cache-t-elle derrière son cousin aventurier opiniâtre au lieu de nous raconter sa propre histoire ? Quand le narrateur adulte recroise par hasard Maï-Linh des années plus tard pourquoi celle-ci se sauve-t-elle sans répondre à sa question (« comment ça a marché là-bas ? »), que cache-t-elle, est-elle déçue ou heureuse ? Noël, lui, n’a-t-il cherché toute sa vie qu’à s’étourdir dans un tourbillon perpétuel ou ce collectionneur de femmes compulsif ne cherchait-il qu’à combler le vide affectif laissé par sa mère ou à le faire payer à toutes les femmes ? La manière qu’a Dominique Fabre de mélanger narrateurs et personnages, autobiographie et fiction, et de tout enrober de mystère génère un sentiment d’instabilité, d’irréalité, à la fois protecteur et frustrant. Notre curiosité reste d’autant plus à vif que ces nouvelles où les silences se font de plus en plus assourdissants se terminent toutes en suspens.

Dans ces textes à l’oralité travaillée où l’aptitude à suggérer sans imposer, l’apparente simplicité, la pudeur et le grand écart entre douceur, caresse et coup de poing parviennent sans conteste à nous capter, c’est la difficulté à vivre, à être et à trouver sa place dans son pays ou un autre qui s’illustre. Mais Dominique Fabre qui maîtrise parfaitement l’art de la nouvelle sait aussi magistralement y introduire une humanité solidaire, une joie et une lumière diffuse qui face aux obstacles ouvrent un chemin. De la République dominicaine à la rue de Crimée, le passager de ce voyage sort ému, complice et admiratif. 

Dominique Baillon-Lalande 
(13/03/23)    



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Lectures







Dominique FABRE, Trois passagers
Les Avrils

(Octobre 2022)
224 pages - 20 €










Dominique Fabre,
né à Paris en 1960,
a publié de nombreux
ouvrages (poésie, nouvelles, romans)
et obtenu plusieurs
prix littéraires.


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