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COLLECTIF

Ce qui nous arrive


Dans le cadre d’une commande initiée par la « Maison internationale des écrivains de Beyrouth », Ce qui nous arrive est un projet collectif de cinq auteurs (dans l’ordre Michaël Ferrier pour le Japon, Camille Ammoun pour le Liban, Ersi Sotiropoulos pour la Grèce, Fawzi Zebian pour le Liban, Makenzy Orcel pour Haïti) sur le thème commun de la catastrophe, qu’elle soit écologique, industrielle, technologique, économique ou politique.  L’explosion sur le port de Beyrouth en août 2020, « qui a mêlé en elle les composantes et la forme tant du séisme que de la déflagration atomique » en a été le déclencheur. « Beyrouth et le Liban concentrent tous les problèmes du monde contemporain, politiques, écologiques, problèmes liés aux migrations, communautarisme, désengagement de l’État, rôle des banques..., mais ce pays est aussi le paradigme de la mauvaise gouvernance et le lieu où se condensent les formes les plus retorses de la corruption, du détournement de fonds publics et de la clientélisation des citoyens, avant que la classe dirigeante libanaise, par son irresponsabilité et son laxisme, ne réussisse le tour de force de réunir tous les ingrédients et toutes les déclinaisons possibles de la catastrophe – explosion, séisme, crise économique, sociale et écologique – et d’en offrir au monde effaré le modèle ainsi condensé. » (préface de Charif Majdalani).
Ce recueil réunit donc cinq nouvelles ou courtes fictions ayant pour sujet quelques-unes des grandes catastrophes qui ont touché le monde de ces soixante-dix dernières années, résultant pour la plupart de l’irresponsabilité de ceux qui dirigent le destin des peuples et de la planète, de Fukushima à Haïti en passant par Beyrouth et Athènes. L’idée était non seulement de mettre en commun le récit de la catastrophe mais aussi de réfléchir à la manière dont l’être humain la vit.  Confronter ce qui est le sujet constant de la préoccupation des citoyens libanais à ce que d’autres ont vécu ou vivent encore de similaire, peut être thérapeutique. Mettre en commun le récit de la catastrophe et réfléchir à la manière avec laquelle l’homme en gère les conséquences, le souvenir et le traumatisme, comment il en appréhende les conséquences, le souvenir, et témoigner de sa capacité à en surmonter le traumatisme, est essentiel.  

La première nouvelle, L’insurrection des molécules, est écrite par Michaël Ferrier, un écrivain français d’origine mauricienne et indienne qui a passé son enfance au Tchad et vit au Japon. Il évoque ici à la fois le tsunami qui a ravagé le Japon et la catastrophe industrielle de Fukushima. « L’eau trouve toujours le chemin, déclare Murakami comme un oracle. Ce jour-là, elle va tout engloutir, au-delà de l’imaginable. (…) Les hélicoptères de l’armée et des médias tournent au-dessus du désastre, bourdonnant comme des mouches. Vu du ciel, c’est inexorable. (…) En bas c’est l’enfer. Quand il déboule, le tsunami avale littéralement les immeubles. (…) Un pont est brisé d’un seul coup. Un train est renversé comme un rien (…) L’eau partout. Les flammes pourtant ne sont pas loin. (…) On entend des explosions, on voit des boules de feu. (…) Mais le Japon ce jour-là n’en avait pas fini avec les catastrophes : à 19h03, suite au séisme et au tsunami, le premier ministre déclare l’état d’urgence et l’évacuation des résidents autour de la centrale de Fukushima (…) Il faut partir très vite et très loin (…) ce sera le plus grand exode de population au Japon depuis la seconde guerre mondiale ». « Oshima, Murakami, Yoshikawa, pour ces trois personnes le 11 mars 2011 a changé la vie, de manière décisive et irréversible. De ce désastre, chacune a tiré une leçon différente : apprendre à regarder humblement vers le bas et ouvrir sa vie à la poésie des petites choses (Oshima), se tourner vers les aspects spirituels de nos existences et savoir relever la tête (Murakami), faire attention et prendre soin de chaque parcelle de notre monde (Yoshikawa). »

La deuxième, Silo, écrite par Camille Ammoun raconte l’explosion en 2018 dans le port de Beyrouth d’un cargo, le Rhosus, abandonné là avec sa cargaison de nitrate d’ammonium. Puis l’autrice évoque l’explosion du hangar 12, où 2750 tonnes de nitrate d’ammonium ont été stockés en 2014. Ce choix de pendre pour narrateur le silo-flottant, apporte un autre point de vue, neutre, idéalement positionné entre l’acteur et l’observateur distant dénué d’affect, qui donne aux événement une lecture différente. « Depuis ce 4 Août où je suis presque mort, je sais que l’interminable guerre du Liban ne prendra fin que lorsque ceux qui l’ont faite ne seront plus au pouvoir. J’étais le ventre de Beyrouth, je suis devenu sa mémoire. »

Ersi Sotiropoulos nous plonge ensuite dans la crise économique vécue par la Grèce depuis 2008. La fin du monde dépeint la misère de tout un pays avec fatalisme, celle des Grecs eux-mêmes auxquels s’ajoutent les migrants qui échouent dans ce pays et dont le reste de l’Europe détourne le regard. Tous sont vulnérables et détruits, le pouvoir est discrédité et la société est défaite. Une femme qui a entendu parler d’un comptable mettant sa connaissance de l’administration au service de tous se rend sur place son dossier de retraite sous le bras. « Deux mendiants avaient pris place devant la boulangerie du quartier : un jeune homme sans bras et une femme collée avec un bébé enlacé. Assis par terre de part et d’autre de la porte vitrée, ils tendaient des filets invisibles devant chaque client. Personne ne se retournait pour les regarder. L’homme était maigre, vêtu d’un marcel blanc, avec des yeux de braise. Ses bras pâles s’arrêtaient un peu au-dessous des épaules et, sur la poitrine, il y avait un bout de papier accroché qui disait J’AI FAIM. » Dans l’ex-bar du septième étage, rempli de personnes venues passer ici la journée à l’abri avec leurs semblables devant un café à un euro, l’homme l’attend. Une démarche inutile de plus. Parfois drôle, ce texte filme la misère et le découragement, les fantômes errants qui sans espoir hantent les lieux, de façon percutante et amère.  

Dans Ma grand-mère, une rose blanche et moi, Fawzi Zebian nous ramène à Beyrouth lors de l’explosion de l’entrepôt de nitrate d’ammonium. Dans un bar proche, une victime durant son agonie regarde les murs soufflés qui se sont effondrés comme un vieux décor de théâtre et devine les corps disloqués sous les gravats près du sien mi-brûlé et mi-déchiqueté qui le fait hurler de douleur, de révolte aussi. Puis plus rien. La mort approche et son esprit lentement semble de séparer de son corps. Lui revient alors l’émotion de cette rencontre faite il y a quelques mois avec l’amour et la rose blanche que l’élue de son cœur portait derrière l’oreille quand elle l’a rejoint ce jour-là, ouvrant la porte aux souvenirs heureux de son enfance et à celui tout particulièrement de cette grand-mère aimée dont il sent souvent l’ombre bienveillante se pencher sur lui. Doucement il s’efface. Il rompt les amarres pour glisser sans bruit et sans crainte vers l’éternité du sommeil. « La mort est un lieu sûr, comme le disait ma grand-mère. Mais elle n’est confort et tranquillité que si elle se laisse apprivoiser par une rose blanche, même dans le tonnerre d’une explosion », conclut le narrateur de cette nouvelle traduite de l’arabe.  

Le sang n’est pas une couleur de Makenzy Orcel qui vient clore ce recueil nous replonge dans l’Histoire haïtienne à l’époque de Jean-Claude Duvalier dit « Bébé Doc » ou « le jeune chacal », fils du dictateur surnommé « Papa Doc » et nommé président à vie à 19 ans en 1971. Le narrateur encore enfant a assisté en 1974 à l’arrestation par les redoutés « tontons macoutes » et la disparition de son propre père, écrivain engagé contre le régime et au tabassage de sa mère suivi d’une brève incarcération avant qu’Amnesty international n’obtienne sa libération et qu’elle soit avec son fils accueillie comme réfugiée politique en France. Les meurtres en pleine rue ou chez les habitants, de jour ou de nuit, étaient alors si nombreux et visibles que l’enfant lui-même malgré la vigilance de sa mère ne pouvait échapper à cette instrumentalisation de la peur. « Un chien a reçu deux balles pour avoir accompagné d’aboiements très nerveux le passage de tontons macoutes dans la rue.  (…) le corps du fou qui rit cloué comme le Christ sur une planche est exposé dans la rue pour montrer ce qu’on fait aux petits rigolos (…) On dirait que cela fait rigoler Dieu la souffrance que l’homme inflige à ses semblables. » Derrière l’histoire personnelle de la famille du garçon, ce récit traite plus globalement de la résilience de Haïti, pays affamé et persécuté par la dictature post-indépendance de trente ans du père et du fils Duvalier (accusés plus tard de corruption, d’accaparement de richesses et de crimes contre l’humanité), en plus d’être l’un des endroits du monde les plus exposés aux séismes, cyclones ou inondations qui régulièrement viennent le ravager. 

Tous ces textes, dans leur diversité, nous montrent que ces catastrophes, naturelles ou non, sont toujours liées à un système humain, technologique et politique. Le titre du recueil l’affiche d’office avec l’emploi de la première personne du pluriel. Ces catastrophes dans leur intégralité nous renvoient à l’idée d’un destin collectif, à ce qui par-delà les continents et les frontières advient aux hommes. Une façon de mettre à nu l’humanité que nous avons tous en commun et d’attirer l’attention sur la nécessité de se montrer vigilant et actif pour les éviter au maximum à l’avenir. On ne peut qu’être sensible à ces nouvelles et en recommander chaleureusement la lecture pour alerter, ouvrir les consciences et pouvoir enfin espérer faire bouger les lignes.

Dominique Baillon-Lalande 
(02/01/23)    



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 Collectif,  Ce qui nous arrive
Inculte

112 pages - 13,90 €








Préface

Charif MAJDALANI



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