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Pierre ROUBIN

Conquérir le ciel


Quand, il apprend par l’hôpital qu’il ne lui reste plus qu’environ six mois à vivre tant le crabe l’a rongé déjà de l’intérieur sans même qu’il ne s’en doute l’homme de quarante-trois ans, toujours aussi ébloui par sa femme et complice heureux de ses trois enfants âgés de dix-neuf, dix-sept et huit ans, tout d’abord s’effondre : c’est trop tôt – « Un papa qui allait mourir n’était plus un papa. » – et il avait encore tant d’amour et de caresses à leur donner, de soutien à leur apporter. Il sait qu’à son retour chez lui, « dans quelques secondes tout serait différent, les mots qu’il allait prononcer et ceux qu’il empilerait pour répondre à ses innombrables questions seraient ceux du malheur installé à sa table comme un sixième convive et insatiable invité ». Quand, dès l’annonce faiteaux siens, il devine dans leurs regards « les ombres portées en avant-plan de la mort », il décide donc de « tout réinventer ».

Ce n’était pas pour lui la première fois puisque l’enfant battu qu’il avait été, au lieu de reproduire les violences familiales à l’œuvre depuis plusieurs générations dans une famille paternelle où on confondait respect et soumission, instruction et correction, avait délibérément rompu la chaîne destructrice pour prendre le contre-pied en s’inventant et s’assumant papa gâteau, câlin, attentif et complice dès la naissance de son premier-né vers ses vingt-quatre ans. Lui aussi, dans cette famille aisée où le père, médecin de campagne dit « le Sanglier », cognait femme et enfants, avait été l’aîné, mais « les familles ne sont pas des récipients où les anomalies qu’on y déverse s’égalisent équitablement ». « La famille pour le Sanglier est une zone de non-droit, ou plutôt de plein droit ». « La voix me hurle au visage des mots cailloux (...) huit ans, vingt kilos et peur de mourir. » « Il faut qu’il frappe (…) que ça dérouille. » « Je suis un pantin dans un pyjama rouge trop court comme le sont souvent ceux des petits garçons. (…) Les cents kilos de poing serré enfoncent mon bras de gosse. L‘épaule me rentre dans le menton. Entre les deux tout est broyé. (…) Nouvelle chute, projeté en arrière (…) je me fais léger, une plume, j’ai de la place derrière moi pour voler (…) Le coup est habilement pensé, juste sous l’épaule, même avec un T-shirt à manches courtes on ne verra rien. On n’a pas fait sept ans d’études de médecine pour rien. » Lui ne s’est jamais senti de droits sur ses enfants juste le devoir de leur apporter de la tendresse, les préparer à la vie et leur apprendre le bonheur. Le décès du Sanglier fermera cette histoire de violences infra-familiales peu de temps avant que le narrateur ne soit informé de son cancer. « Ni l’oubli ni le silence ne se décrètent et au bout du bout il faut payer » et son enterrement fut pour lui « une joie profonde qui remonte de loin. »  
On apprend au détour d’une phrase que le fils de dix-neuf ans et la fille de dix-sept vivent une semaine sur deux dans la ville proche probablement aux côtés de la première épouse du narrateur dont il n’évoque à aucun instant l’existence ou le prénom. Maminette, sa compagne depuis une quinzaine d’années, jeune encore, avait su établir avec les deux gamins encore petits une relation affectueuse, respectueuse et complice. Le petit, lui, était né sur le tard pour le plus grand bonheur de tous.     

Maintenant que le temps lui est compté, il va tenter d’épuiser toutes ses réserves d’amour en faisant son maximum pour que la maladie ne parasite pas leurs relations présentes. Pour ne voir ni la tristesse ni la pitié dans le regard des siens, il invente un jeu qui servirait de couverture à cette lutte quotidienne qu’il lui faut mener contre la maladie et la douleur : tous devront désormais l’appeler Pépé et sa compagne Maminette. Si cette décision imposée à sa famille d’endosser ce rôle de vieux avant l’âge surprend tout le monde et passe pour un caprice, lui espère qu’elle rende moins brutale aux siens la dégradation physique liée à la maladie et qu’elle leur offre un biais pour apprivoiser sa mort proche. Voir disparaître ses grands-parents est plus dans la nature des choses que perdre son père dans la force de l’âge. C’est le pépé qui petit à petit s’effacerait. « Être un pépé c’était disparaître dans le vent et l’ombre des arbres. » Peut-être « cette malice », comme la nomme Maminette, est-elle aussi pour lui un subterfuge pour goûter par anticipation aux plaisirs de vieillir auprès de ceux qu’il aime dont le sort a décidé de le priver à mi-parcours. Mais cela lui permettra surtout, comme le font tous les vieux, de partager avec chacun de ses enfants de longues conversations sur le passé, celui qu’ils ont partagé et le sien, de leur donner conseils et encouragements pour leur avenir, pour poursuivre jusqu’au bout sa responsabilité de père, de guide et de passeur de l’essentiel, à savoir l’amour, l’espoir et la détermination.

Le roman s’achève avec une dernière lettre pour chacun. Quatre messages personnels intenses, pudiques, tendres et apaisants face à la douleur de ce départ définitif, où il a intégré ces formules magiques qu’il a sans cesse répétées depuis tout-petits à ses enfants sans se lasser : « Je suis fier de toi », « je t’aime plus fort que tout au monde » et « je serai toujours là ». 

         Si les thèmes abordés – violences commises sur enfants (et sur les épouses accessoirement), confrontation d’un jeune père à sa mort prochaine, question de la vieillesse – couvrent des réalités dures et sombres, ils se voient contrebalancés ici par une présence forte de la nature qui sert de cadre au roman. C’est en osmose avec elle que le narrateur et sa famille qui occupent une vieille ferme délabrée à l’écart de la fureur du monde prêtée par une vieille paysanne depuis une quinzaine d’années, mènent une existence simple (voire décroissante dirait-on aujourd’hui) face à l’émouvante beauté du paysage, harmonieuse et pleine des petites joies du quotidien. Un environnement qui jusqu’au dénouement fatal sera une grande source de force et d’apaisement pour le malade. La solidité du couple complice, leur intelligence, leur tendresse et leur aptitude à se saisir de chaque instant avec un émerveillement heureux, sont aussi pour beaucoup dans cet équilibre entre ombre et lumière. Mais bien évidemment ce qui remplit ce roman et le rend rare et précieux, c’est la magnifique relation qui unit cet homme à ses enfants. Les récits de paternité éblouie et heureuse comme celle-ci sont rares en littérature, et la qualité et l’intensité de ce lien paternel patiemment tissé au fil des ans par un homme qui a su transformer la souffrance de l’enfant battu en vague submersive d’amour pour ses enfants nous emporte irrésistiblement du côté de la joie et non de la tristesse.

Ce qui donne aussi toute sa séduction à ce roman, c’est l’inventivité de l’auteur quant à son scénario. Ce jeu singulier que le père met en place face à la mort annoncée, outre qu’il surprend le lecteur comme la famille, exclut d’office tout pathos et larmoiement et ajoute au roman une force fictionnelle et littéraire à l’effet indéniable. Ce « jeu du Pépé », semblable à un dernier pied de nez fait à la faucheuse qui l’enlève trop tôt et à ce Sanglier dévastateur qui le condamnait au néant dès ses six ans, est un incroyable acte de résistance au malheur. Fort de cet amour paternel qui l’a délivré de sa terreur et sa colère d’enfant, l’homme fait des souvenirs lumineux qu’il a partagés avec les siens, de cette beauté de la nature sur laquelle il les a amenés à poser les yeux, de sa profonde tendresse, un rempart contre la tristesse et l’oubli. Seul un vieillard, et on le comprend alors, pouvait ainsi léguer à ceux qu’il a aimés plus que tout un tel trésor en cadeau d’adieu. La douleur passe, le manque s’atténue mais les souvenirs eux demeurent. La phase Pépé offrira au malade un tremplin pour accomplir son ultime métamorphose : se faire l’ange gardien de ceux qui lui ont rendu sa fierté d’homme et à qui il doit tout, pour au-delà de la mort, les protéger éternellement de loin.

Cette logique de mise à distance et de transformation, on la retrouve avec l’image du sanglier filée tout au long du roman par le narrateur pour restituer à la fois le gabarit, la bestialité et la violence de ce père dangereux: «  Il relève le mufle et promène son groin. C’est un sanglier (…) La nourriture le met dans un état primitif ». La peur des victimes, elle, se renforce symboliquement de cette image de bête de cent kilos puissante et incontrôlable. « Ce qui est effrayant c’est la fureur ». Quand le narrateur relate avec des scènes au naturalisme cru les coups reçus par l’aîné, il lui fait dire à leur sujet que la douleur, l’humiliation et la peine y sont moins terribles que la peur qu’elle provoque. Il y décrit aussi avec pudeur et angoisse rétrospective la quasi-paralysie du corps et de la pensée qui dans cette situation le saisissait. La mère dans plusieurs tableaux, effondrée et comme absente à elle-même sur son canapé sous surveillance de sa belle-mère lors de la première fessée donnée à l’enfant à ses six ans, à table deux ans plus tard quand le Sanglier l’insulte et la menace un soir et qu’elle reste pétrifiée la tête penchée sur son assiette quand son fils pour lui éviter les coups dérive la violence du fou-furieux sur sa personne, incarne également cette peur qui la cloue sur sa place et bloque sa respiration, comme pour se rendre invisible.

Bien que nourri partiellement d’éléments autobiographiques, pour les pages concernant l’enfance très probablement, Conquérir le ciel pourrait aussi s’apparenter à un conte avec son horrible monstre assoiffé de sang, tel un sanglier capable de dévorer ses petits, et son innocente victime prenant ici la forme d’un garçonnet sans défense. Mais, comme dans tous les contes, derrière cette simplicité manichéenne apparente se glissent subrepticement des détails, des silences qui laissent parfois entrevoir des ambiguïtés. Le monstre bourreau lui-même fils de monstre, prisonnier d’une tradition familiale qui l’oblige à subir enfant avant d’imposer à son tour sa domination et maltraiter les plus faibles une fois devenu grand, à la fois par esprit d’obéissance et de fidélité aux siens, par orgueil pour ne pas être jugé comme un sous-monstre et par esprit de revanche, est-il seul coupable ? Pouvait-il échapper à cette fatale prédestination ? De même quand le jeune frère du narrateur, épargné d’ailleurs par son aîné qui attirait sur lui la foudre du père pour le protéger, reproche à la victime d’avoir souvent provoqué le père en lui manifestant ouvertement son mépris et le refus de son autorité, c’est sans aucun doute injuste, l’individu est mal placé pour le faire et l’argument n’excuse en aucun cas les coups portés sur l’enfant. Mais, dans le récit qui nous est fait de ces scènes odieuses de tabassage, il apparaît effectivement, et c’est d’ailleurs tout à fait compréhensible, que la victime utilise pour se défendre quand le Sanglier l’agresse violemment les seules armes à sa portée que sont l’esprit d’observation, l’intelligence de la situation et une passivité et un silence effrontés, qui peuvent être interprétés par la brute épaisse comme de l’insoumission voire de la provocation le poussant à continuer. Cela ne remet pas en cause le fait que le Sanglier est un monstre et que sa victime capable de dépasser ce traumatisme et de transformer cet atavisme familial en désir d’exemplarité et d’amour dans sa pratique de la paternité est un homme courageux, intelligent et bon.
En fait, et cela n’est probablement pas un hasard, ce conte pourrait également être une allégorie fort intéressante de la domination exercée par le patriarcat (le monstre) au fil des siècles avec le poids de la détermination sociale et familiale, la glorification de la force et la virilité, de l’autorité et de l’obéissance et la problématique de la soumission. « Il est le père, il est dans sa maison, il l’a achetée, l’a même fait construire (…) Dans ce quartier résidentiel, sa maison est la plus grosse et la plus visible (…) il est chez lui. Avec sa femme. Sa soupe. Ses enfants. Depuis dix minutes, nous on la boucle. Il est où le problème ? » Le père-narrateur sensible aux notions de liberté de choix, de détermination, de respect des autres et d’amour dans l’éducation qu’il a donnée à ses enfants est d’ailleurs une figure réjouissante et moderne de l’anti-patriarcat. « La paternité et la virilité sont redéfinies ici de la plus délicate et juste des manières » comme l’écrit l’éditeur en quatrième de couverture.

L’auteur, alternant selon les séquences les dialogues, les descriptions lyriques et poétiques, les scènes crues et naturalistes et des pages de pure tendresse, se permet, malgré la brièveté de ce livre inscrit dans notre époque et sans nuire à la cohérence de son récit, de bifurquer brièvement du côté de l’écologie ou de la sociologie et joue à plusieurs reprises très habilement des effets de surprise.

Conquérir le ciel est un premier roman dense aussi terrible que délicat, où la bestialité est traversée par la lumière, l’espoir et la tendresse. Son héros, tel un grand chevalier blanc capable de terrasser sans violence le monstre qui a brisé son enfance et prêt à défier la mort pour finir la mission rédemptrice qu’il s’est donnée, subjugue le lecteur. Habile à transformer une histoire tragique en roman d’amour à travers une paternité heureuse, Pierre Roubin, entre larmes et sourires, nous offre de beaux moments d’émotion.    

Dominique Baillon-Lalande 
(25/11/22)    



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Phébus

(Août 2022)
160 pages - 15 €

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