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Pierre PÉJU

Effractions


« Les anciens Grecs recommandaient d'empoigner une longue mèche qui pendait devant le visage de Kairos, ce jeune dieu de l'opportunité, au moment précis où il passait près de vous, courant à toute vitesse, entièrement nu. La nuque de Kairos était glabre et lisse : à peine vous tournait-t-il le dos que c'était fichu. Trop tard ! Le dieu vous avait échappé. Vous n'aviez pas saisi l'occasion. Vous aviez manqué le "moment opportun". »

Les trois personnages principaux des trois nouvelles d’Effractions, trois hommes à trois âges différents de la vie – un jeune délinquant, peintre génial qui s'ignore, poursuivi par la police, un écrivain de renom dans la force de l’âge, invité à un colloque et un vieil écrivain sentant approcher l'âge de "péremption" – saisissent la mèche de Kairos et jouent avec leur destin et avec le lecteur qui s'accroche avec eux et est emporté dans le tourbillon de leurs trois aventures palpitantes.

Thomas poursuivi par la police entre par effraction dans l'univers d'Alice, sorte d'ogresse plasticienne tenant à la fois de Louise Bourgeois et de Niki de Saint Phalle. Dans le huis clos étouffant de la création artistique, qui va manger l'autre ?

Par jeu, par ennui, par goût de l'aventure, pour écrire une fiction, un écrivain nous raconte comment en se rendant en Tunisie à un colloque, il usurpe l'identité d'un archéologue visiblement et méchamment attendu à l'aéroport de Tunis par des barbouzes.
« On écrirait pour ça ? Se glisser dans des carcasses étrangères ? Se mettre dans la peau de quelqu'un qu'on ne sera jamais ? Se quitter comme un vieux manteau, une vieille pelure ? »
Mais l'écrivain joue gros entre fiction et réalité. L'usurpation d'identité est dangereuse. Va-t-il tomber dans la gueule de Tanit, « déesse tutélaire de la fécondité ou mère cruelle assoiffée de sang et avide de la chair fraîche des enfants » ?

L’écrivain d'un seul livre de la troisième nouvelle, Victor, a depuis toujours l'idée de finir ce qui est commencé. « L'impression d'inachèvement déclenchait en lui une panique violente. Chaque chose, chaque être, chaque événement, chaque phénomène, s'inscrivait selon lui dans une parenthèse. Arrivait un moment où la parenthèse devait être refermée. En finir ! Aller au bout du roman qu'on a commencé à lire, ou entrepris d'écrire. Fermer ce qu'on a ouvert, portes, fenêtres, tiroirs […] Les récits, les films, les vacances, les moments heureux, les amitiés, les amours, et même un mariage, tout implique un terme. Le mot "fin" doit s'inscrire […] Sur les produits consommables figure une date de péremption. L'année, le mois, le jour. Passé ce délai, on court des risques. Pour n'importe quelle vie humaine une date analogue devrait être mentionnée. »
Aussi, à l'instar de son meilleur ami atteint d'une grave maladie incurable, s'est-il inscrit à la SAM, "Suicide Assistance Mutuelle". « Cette mutuelle proposait à chacun de ses membres décidés à en finir lui "régler son compte" […] en faisant appel à un autre membre, lui-même décidé à donner un jour un coup d'arrêt à son existence. »
Mais la date de péremption approchant, Victor va-t-il avoir le même comportement stoïque et noble que l'homme qu'il a tué au début de la nouvelle ? La vie lui apparaît tout à coup bien excitante même au bout du bout, dans la "baie des Trépassés" !

La figure féminine de la mort, la grande faucheuse, à la fois vamp tueuse, mère consolatrice, amante envoûtante, épouse parfaite promise depuis la naissance, rôde sur les trois nouvelles de Pierre Péju, Effraction, Usurpation et Péremption ; nous le savons bien, qu'elle aussi, entre par effraction dans nos vies !
En attendant le dernier souffle, frissonnons à la lecture d’Effractions !

Sylvie Lansade 
(06/07/22)    



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Lectures







Pierre PÉJU, Effractions
Gallimard

(Mai 2022)
304 pages - 21 €
Version numérique
14,99 €




Pierre Péju,
né à Lyon en 1946, philosophe, romancier et essayiste, a publié de nombreux ouvrages et obtenu, entre autres, le Prix du Livre Inter pour
La petite Chartreuse  et
le Prix du roman Fnac
pour Le rire de l’ogre.



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