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Suzanne AZMAYESH

L’Interrogatoire


Issue d’une famille iranienne exilée, Ava est fiancée à Simon, juif ashkénaze également né en France. Ils sont jeunes, diplômés et totalement intégrés à la classe moyenne-supérieure parisienne. « Ava se retourne et Simon la rejoint, élégant avec sa chemise blanche repassée, son jean et ses chaussures italiennes. […] Il achète des vêtements de marque, chers et bien coupés […] haut de gamme, comme les garçons et les filles de bonne famille dans les cafés où il s’attarde. »

Elle est une jeune femme discrète, plutôt solitaire, bonne élève tout en retenue, formatée par le regard des autres et essayant à tout prix d’échapper à l’injonction de ses origines iraniennes, à ses yeux et ses cheveux noirs. « Son corps n’affichait aucune forme, aucune courbe, quelque chose ne décollait pas, la poitrine restait plate, le bassin étroit, les os ne s’élargissaient pas. Elle était petite, le resterait, cette silhouette chétive serait la sienne à jamais. » Simon, « celui de l’intimité du foyer qui délaisse ses postures, ses apparats derrière la porte d’entrée [dont elle aime les] cheveux en bataille, ses tee-shirts trop larges et ses caleçons colorés, ses expressions inventées et ses fous rires incontrôlés, loin de son image sociale […] ne comprend pas son malaise à porter un prénom musulman à une époque où l’islam fait peur, un prénom à connotation prolétaire alors qu’Ava tient à apparaître bourgeoise ». Ses parents, Kiana et Saam, travaillent dans une boutique de reprographie. Enfant, Kiana, la mère, qui « trouvait trop grandes, ces maisons des quartiers nord de Téhéran où elle vivait, et trop oisives ces familles riches assistées d’une armée de domestiques », plus attachée à sa nourrice qu’à ses parents si souvent en voyage pour de longues périodes de Venise à Paris, en avait construit dès son adolescence une « conscience politique, comme une intuition que la société iranienne était devenue une véritable poudrière. […] Cette tension lui sautait aux yeux chaque fois qu’elle observait sa mère en train de boire du champagne et de danser, tandis que sa nourrice, voilée, s’accrochait à ce Coran dont elle connaissait tous les versets. Dans le pays, deux mondes s’opposaient, peinaient à se comprendre et à cohabiter. L’élite s’imbibait d’Occident, s’imprégnait de modernité. L’argent coulait à flots et tout se monnayait. Mais loin des villas luxueuses du nord de la ville, loin du faste indécent et des tourbillons de réceptions, le peuple s’agrippait à son conservatisme. » À la fin des années 1970, Kiana s’était engagée pour la révolution, déterminée à renverser la dictature du Shah « pour offrir à l’Iran un souffle de justice ». Plus tard, à Paris où elle étudiait, elle s’était engagée dans un groupement d’extrême gauche et avait milité pleine d’illusions pour la chute du Shah et l’autodétermination du peuple iranien. Face au désenchantement de la prise de pouvoir de l’Ayatollah Khomeini c’est toujours en France et « dans le soufisme qu’elle avait trouvé une nouvelle cause pour égayer sa vie ». Saam Mohandessi, le père, fils de Javad Mohandessi, « un homme qui, de son vivant, incarnait la véritable Perse, loin de l’élite moderne […] dans un foyer où chaque soir, ses fils jouaient du zarb, du daf, du setar, et leurs sœurs chantaient des mélodies déchirantes pour les accompagner en chœur » était l’enfant né de la deuxième épouse, sa nièce, adolescente de quinze ans, dans cet Iran de l’époque ou « la polygamie était permise et acceptable ». Si le climat familial est équilibré et serein, les parents d’Ava déplorent tout de même qu’elle ne s’intéresse pas davantage à l’Iran et n’aie pas vibré pendant la révolution verte. Ils s’inquiètent aussi de ce mariage mixe avec un Juif qui pourrait la mettre en difficulté. Dans la famille d’Ava, on trouve aussi l’oncle Darius, homme libre et haut en couleur pratiquant le métier de photographe, alcoolique, homosexuel et cocaïnomane, vivant en France qui ne s’assignait pas à une culture unique mais prônait l’assimilation, la fluidité et l’évolution et adulait « sa petite nièce, sa petite princesse […] si grand, si svelte, qu’Ava en était pétrie d’admiration. […]  Elle aurait voulu l’attacher, l’empêcher de s’enfuir, mais Darius ne s’attardait jamais, trop de commandes à traiter, trop d’invitations à honorer, et après son départ le temps reprenait son cours. » De Nilou, sœur de Kiana, schizophrène qui « s’imaginait être suivie, harcelée, par la radio, la télévision ou des espions imaginaires », Ava saura peu de chose tant le secret familial est lourd. À son sujet Kiana « répétait que la prière peut tout […] mais cela faisait des années […] des décennies de chandelles brûlées, de moutons sacrifiés, de marabouts engagés, d’aumônes dépensées, de pèlerinages effectués, sans que Nilou guérît. »

Lui a grandi à Versailles dans une riche famille laïque et éloignée, depuis la disparition d’une partie des leurs lors de la Shoah, de toute pratique religieuse. « Le shabbat n’était pas respecté […] la charcuterie et les fruits de mer s’incorporaient à la nourriture quotidienne, les produits laitiers se mêlaient aux aliments carnés, en violation des interdits de la Halaka. » Bien qu’ils se soient rencontrés par l’intermédiaire d’une agence matrimoniale juive de France, ses parents semblent donc surpris et inquiets de son intérêt prononcé pour le judaïsme. « Quand ils ont su que je commençais à prendre des cours à la synagogue […] j’ai senti qu’ils commençaient à m’observer, à guetter […]  si ma barbe devenait plus longue, si je mangeais toujours du porc, ou si j’évoquais l’envie de faire shabbat les vendredis ». Lui exprime seulement une « responsabilité quant à la culture juive ». S’il recherchait initialement une femme juive pour faire sa vie, sa rencontre de hasard avec Ava en a décidé autrement. « Il l’attire contre son corps, réchauffe ses bras gelés. Il a toujours aimé la traiter en fillette, et lui l’adulte, et lui le plus grand, Mon chou, ma toute petite chérie ».

Mais voilà qu’un été, alors qu’ils se rendent tous deux en Israël au mariage d’une amie de Simon, le couple confronté à la suspicion de la police des frontières se retrouve bloqué à l’aéroport Ben Gourion. « Simon connaît les gratte-ciel de Tel-Aviv, les vestiges de Massada, les ruelles de Jérusalem. Il a aimé déambuler entre les zones juive, musulmane, arménienne et chrétienne, qui se rejoignent sous le soleil qui assomme et qui entête. Il lui a raconté ces populations qui se croisent, les Ashkénazes orthodoxes à la barbe hirsute et habillés de noir, les jeux des enfants arabes le long des rues étroites, les évangélistes et leurs processions, parcourant à genoux le chemin de croix. […] Simon a capté l’essence d’Israël, son charme irrationnel, et il a hâte de retrouver la folie propre à cette terre pour la transmettre à Ava. » Si le cas de Simon se résout vite avec une vérification d’identité plus approfondie, Ava doit subir un long processus fait de fouille et d’interrogatoire de plusieurs heures afin de s’assurer que, malgré ses origines iraniennes et musulmanes qui la rendent a priori suspecte, elle n’appartient à aucun réseau pro-palestinien et ne représente aucun danger pour la sécurité d’Israël. Assignée à un héritage culturel et religieux qui n’a jamais été vraiment le sien et qu’elle connaît assez mal, Ava se retrouve pressée de questions diverses sur l’histoire de sa famille mais aussi sur son rapport à l’Iran, l’Islam et ses liens avec le monde arabe.Mise au pied du mur, Ava n’a plus d’autre alternative que de fouiller sa mémoire défaillante pour en exhumer par fragments les récits rapportés par ses parents sur ce pays qu’ils avaient fui à la révolution islamique, les quelques coutumes qu’ils en avaient conservées et la religion soufie qu’un temps ils avaient continué à pratiquer de façon individuelle et sans même lui en inculquer les principes. Elle-même, répétait-elle, était née en France et française, ne parlait ni l’arabe ni le persan, n’avait jamais été en Iran où du reste ses parents n’avaient plus le moindre contact depuis longtemps et n’avait personnellement aucune religion.
L’interrogatoire va ainsi se structurer entre ce huis clos interminable et angoissant à Ben Gourion avec ses procédures dignes de l’inquisition et, d’autre part, ce que cette scène va déclencher chez la jeune femme, entre l’afflux des souvenirs quant à sa famille et son histoire et les différentes prises de conscience que fera naître cette confrontation à des questionnements intérieurs qu’elle avait toujours éludés. Ainsi en est-il de l’incongruité que son couple mixte peut représenter aux yeux du policier et donc probablement de quelques autres voire la suspicion qu’il peut ainsi provoquer, ou de la découverte brutale du hiatus qui peut exister entre l’identité qu’une couleur de peau ou des origines nationales vous assignent et celle de l’individu pris isolément. Pour Ava, française née de parents iraniens, qu’elle le ressente comme tel ou non, cet Iran inconnu restera toujours comme « une ombre enchaînée à son existence ».

Ava étant la narratrice de ce roman, d’Israël, de la Shoah ou de la culture juive, L’interrogatoire parlera peu. De l’Iran, à travers l’histoire de Kiana et surtout du rapport complexe qui lie l’héroïne au pays de ses parents, il sera davantage question, car s’être exilé ou être fils ou fille d’exilés, ce n’est pas la même chose.
« L’Iran n’était qu’un mot. L’Iran n’existait pas. Ces hommes et ces femmes que les caméras filmaient, ces drapeaux brandis et ces slogans déclamés […] ce n’était pas elle, ce n’était ni sa vie, ni son quotidien. […] Le pays de ses parents avait beau s’embraser, son cœur ne battait pas plus vite ». « Ava craint l’Iran […] cette Terre qui s’impose à elle, qui complique son patronyme et pigmente sa peau. Ses parents l’ont éduquée dans cette peur, celle des sanctions arbitraires qu’on pourrait lui réserver à peine arrivée dans le pays […] Je suis issue d’un pays que je déteste et je ne peux rien y faire ». « N’était-ce pas cette peau nue, ces lèvres teintes, ces oreilles parées, que les islamistes avaient voulu refouler, plus loin, plus bas, sous des tchadors et sous des voiles […] cette expression vive, cette aura altière et ces courbes suaves, qu’ils avaient voulu briser par leur idéologie ? […] Le plus important, bien sûr, restait la virginité. […] Les vierges ne vont pas en enfer […] les gardiens de la révolution islamique s’assurent de les violer d’abord pour qu’elles n’atteignent pas les jardins du paradis [...] C’est une fois qu’elles ont perdu leur innocence et leur pureté, que le meurtre peut être envisagé. Ensuite seulement qu’on les fusille ou qu’on les pend. »

Le thème central de ce roman est donc l’identité, complexe et multiple, celle que l’on ressent soi-même et l’autre, celle à laquelle d’autres vous assignent d’après votre apparence, votre religion ou vos origines. Une question complexe qu’avec une certaine tranquillité et non sans empathie Suzanne Azmayesh observe à la loupe dans ses diverses composantes. Comme l’exprime Simon : « Je ne suis ni vraiment hongrois ni vraiment polonais : je suis juif. Et les juifs ne se sont jamais mêlés aux populations locales […]
– Alors quoi, Simon ? Si on te demande d’où tu viens, tu réponds que tu es juif ?
– Bien sûr que non. Juif n’est pas un pays, juif n’est pas une nationalité. Je réponds que je suis français. Je suis né en France de parents nés en France.
– Eh bien, je suis née en France moi aussi. Quelle différence ? »
Comme le découvre Ava, les façons d'appréhender l'identité et l'altérité diffèrent selon les générations, les influences et les expériences. « Simon ne la comprend pas, ne peut pas la comprendre. Non, il ne saisit pas son malaise à être réduite à son "iranité", à quelques caractéristiques fixes qui ne reflètent en rien sa complexité. » Les problématiques de l’assimilation et de l’intégration, mais aussi ce décalage qui existe entre le regard des autres et la manière dont on se perçoit soi-même, sont au cœur de ce roman.

Au-delà des éléments autobiographiques, ce roman subtil de Suzanne Azmayesh se retrouve très bien illustré par cette simple remarque de l’héroïne : « Nous sommes multiples. Chaque facette de nous peut être tournée en dérision, utilisée comme un avantage, ou, au contraire, devenir source de complexe, ou de victimisation. C’est nous qui décidons. »

La citation de Stefan Zweig (Le monde d’hier in Souvenirs d’un Européen) mise en exergue est aussi fort propice à la réflexion : « Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. Il n’y avait point de permissions, point d’autorisations, et je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu’avant 1914, je voyageais en Inde et en Amérique sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien, on n’avait pas à remplir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. »

Un roman passionnant et enrichissant sur l’être, le vivant, les cultures, l’assignation et les choix.

Dominique Baillon-Lalande 
(20/10/22)    



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Léo Scheer

(Août 2022)
216 pages - 18 €













Suzanne Azmayesh,
née en 1990, est diplômée de Sciences-Po et
avocate de formation. L’interrogatoire est
son troisième roman.