Retour à l'accueil du site





ONDJAKI


GrandMèreDixNeuf et le secret du soviétique


Nous sommes dans les années 1980, « à l’époque que les plus vieux appellent autrefois », alors que les Soviétiques ont décidé de faire construire, sur le front de mer de Praia Do Bispo en banlieue de Luanda, un mausolée en hommage au premier président de la République populaire d’Angola, père de l’indépendance, marxiste et allié fidèle de l’Union Soviétique et de Cuba. « En face de la pompe à essence, il y avait le gigantesque chantier du Mausolée, un endroit que l’on construisait pour le corps du camarade président Agostinho Neto, qui était depuis quelques années bien embaumé par des soviétiques fortiches dans l’art de maintenir un défunt agréable à contempler. »
C’est dans ce quartier pauvre que se trouve la grande demeure familiale de GrandMèreAgnette (nommée GrandMèreDixNeuf après avoir été opérée d’un de ses doigts de pied) où vivent aussi GrandMèreCatarina, sa sœur qui ne sort jamais de la maison, son petit-fils, narrateur sans prénom dit "le Petit", et souvent des cousines et cousins. La jeune Madalena est à leur service pour la cuisine et l’entretien de la maison. On saura tout de la vie du quartier, du quotidien du foyer mais surtout des journées de la petite bande composée du Petit, de Pinduca (dit Pi ou Trois-quatorze) et de Charlita, la fille du bistrotier local, trois enfants pleins de vie, libres, curieux et débrouillards.
Comme le dit le narrateur, le bonheur d’alors c’était « aller à la plage quand la mer est démontée, manquer les cours quand le matin cela ne nous dit rien d’aller à l’école, ne pas aller se faire vacciner, ne pas aller chez le dentiste, jouer sur la place quand le camion calmeur de poussière arrose le sol, rester sous la pluie la bouche et les bras grand ouverts quand il pleut très fort, porter un sweat rouge quand il y a un orage, se moquer du fou ÉcumeDeMer, demander à DonaLibânia pourquoi elle n’est pas mariée, demander à SenhorTuarles pourquoi ses autres filles n’ont pas de lunettes pour voir les télénovelas, manger des mangues vertes avec du sel, rester réveillé très tard, tout ça "parce que c’est non". »
Autour d’eux tous gravitent Tante To (fille de GrandMèreAgnette) médecin vivant au centre-ville, "Vendeur d’essence", "Le vieux pécheur", DonaLibânia la voisine et commère du quartier, Joao Domingos, le curé, Raphael Toc-toc, le médecin, Senior Osario, chauffeur occasionnel et ÉcumeDeMer, ce vieux fou vêtu de hardes qui fascine le héros. « À Praia Do Bispo beaucoup de gens avait pitié d’ÉcumeDeMer, je n’ai jamais compris pourquoi, pitié pourquoi ? Quelqu’un qui va se baigner tous les jours en riant, en disant que l’écume est la chevelure blanche de la mer, quelqu’un qui parle cubain et sait tout des étoiles dans le ciel, des mathématiques, de la valeur de Pi, et même qui a un crocodile dans la niche du chien, est probablement quelqu’un d’heureux et il n’y a que lui pour le savoir. »
Travaillant tout près de la maison de GrandMèreDixNeuf, Camarade Bilhardov (dit Botardof ou Botard en référence à la façon dont il prononce "Boa tarde" pour saluer), l’officier russe aux yeux bleus nostalgique de sa terre natale enneigée, qui dirige le chantier du Mausolée rend visite chaque jour à GrandMèreAgnette avec respect et attention. Il a su, imperméable aux moqueries dont il est l’objet comme toutes les "langoustes" en uniforme bleu, se faire accepter du quartier pour sa bonne humeur, son caractère serviable et chaleureux. 
« – GrandMèreGnette, pouvoir ouvrir, c’est moi, Bilhardov. Pleuvoir beaucoup dehors.
– Dix ans qu’il est là et il n’a toujours pas appris le portugais d’Angola. Ces Soviétiques sont la honte du socialisme linguistique, a dit GrandMèreCatarina.»
Mais un Mausolée prestigieux cela nécessite aussi l’environnement adéquat et alors que le monument est en passe de se terminer, les habitants apprennent par la presse qu’un programme de modernisation urbaine à sa périphérie impliquant la destruction de leurs maisons est aussi prévu. Tous s’inquiètent, certains refusent d’y croire, d’autres attentistes courbent le dos ou encore réfléchissent à la parade. Pendant ce temps, les enfants, eux, s’imaginant volontiers en justiciers de western, sont déterminés à résister pour sauver leurs maisons et leur plage...     

                 Ce roman trouve sa saveur dans le décalage permanent qu’il instaure entre la réalité post-coloniale d’une jeune république populaire issue de l’indépendance gagnée il y a moins de dix ans et le regard naïf d’un jeune narrateur curieux et insouciant qui nous la restitue. « J’aime ma vie remplie de choses que je peux raconter à quelqu’un. » Si tous les personnages s’en trouvent ainsi tendrement décalés et que la légèreté et l’humour l’emportent résolument sur le tragique, cela n’occulte cependant aucunement les conditions de vie difficiles de la population locale ni l’étonnant mélange d’Angolais, de Cubains, de Soviétiques et de Portugais qui tissent la réalité linguistique et culturelle de Luanda. La misère et l’écho de la guerre civile qui fait rage sont ici présents en creux, jamais directement exprimés mais suggérés, tapis derrière les interrogations ou les rires des gamins. Si la chaleur qui fait tant souffrir les "langoustes" sanglées dans leurs uniformes épais est très présente, il y en a aussi une autre, non climatique cette fois mais humaine, qui lie les personnages de cette communauté solidaire. La fête spontanée organisée par GrandMèreAgnette pour l’adieu à son doigt de pied amputé le lendemain, le tango proposé par le chirurgien cubain à sa patiente dans la salle d’attente de l’hôpital avant l’opération, tout comme le cérémonial des cailloux nominatifs alignés devant la boulangerie pour symboliser la file d’attente, sont des moments chaleureux de pure fantaisie qui laissent place aux bonheurs fugaces quand les incertitudes, les contrariétés et les angoisses tentent de prendre le dessus. C’est ainsi sur le contraste que le roman se construit, celui entre la froide URSS et la chaleur moite d’Angola, entre l’énergie des enfants et le fatalisme des adultes malmenés par l’Histoire, celui qui oppose la réalité d’une part et le cinéma, les télénovelas et les rêves d’autre part. C’est avec une grande habileté que l’auteur navigue ici du réel à l’imaginaire, de la gravité à la légèreté, de la douleur à la gaieté, en passant par l’humour, la tendresse, la folie et la tension.

Les personnages, pour le moins hauts en couleur, et GrandMèreAgnette, le narrateur, Botardof, ÉcumeDeMer ou le chirurgien plus encore que les autres, sont dotés d’une forte personnalité et empreints d’une générosité et d’une vitalité communicatives. À l’unisson, ce récit qui n’a de cesse de réenchanter le quotidien déborde aussi d’images, d’odeurs, de goût, de bruits, de couleurs, pour dépeindre au plus près les sensations qui émeuvent les corps et les cœurs.

Si le roman peut sembler désordonné, cette forme même qui incarne le côté fantasque de l’enfance, le désordre intérieur du pays et l’incertitude des populations quant à leur avenir, insuffle de l’énergie au récit sans jamais nous perdre dans ses méandres. Ondjaki, toujours avec la même fantaisie, mélange les langues, invente des mots, sculpte la langue selon ses désirs, jonglant avec les images (l’auteur après des études de sociologie s’est aussi lancé dans le cinéma) et l’évocation poétique avec un plaisir évident. « Moi j’aime dire "dexploser", on dirait un mot qui éclate, exploser c’est comme une flamme trop faible. » « Le soleil s’est enfoncé jaune dans le bleu sombre de la mer en inventant un beau coucher de soleil d’une couleur métisse que des paroles n’auraient pu expliquer. »   

Dans GrandMèreDixNeuf et le secret du Soviétique, si le titre ne ment pas car l’officier Botardof s’avère effectivement un sacré cachottier, il n’est pas le seul à avoir un secret. La famille du Petit a aussi les siens même si, jusqu’à la fin, le gamin comme le lecteur n’en saura pas plus sur ce nom effacé sur la pierre tombale du mari défunt de GrandMèreAgnette et sur les raisons qui poussent GrandMèreCatarina à ne jamais franchir le seuil de la maison. 

Ce roman surprenant, autobiographique en partie, est jubilatoire. Il a tout pour séduire et son dénouement tout pour nous surprendre. Un vent de liberté souffle sur cet hommage à l’enfance qui laisse sur les lèvres un sourire et un goût « de mangues vertes avec du sel » comme le héros les aime tant.  Un pur bonheur !  

Dominique Baillon-Lalande 
(17/03/21)    



Retour
Sommaire
Lectures








ONDJAKI,  GrandMèreDixNeuf et le secret du soviétique
Métailié

(Janvier 2021)
192 pages - 18,60 €

Version numérique
12,99 €

Traduit du portugais
(Angola) par
Danielle Schramm















Ondjaki,
né en Angola en 1977, écrivain et réalisateur, a publié une vingtaine de livres (romans, nouvelles, poésie, théâtre, jeunesse) et obtenu plusieurs récompenses dont le Prix José Saramago 2013 et le prix Littérature Monde du Festival Étonnants voyageurs 2016 pour
Les transparents.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia