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Andrija MATIĆ

Burn-out


« Hier soir j'ai eu Le mythe de Sisyphe d'Albert Camus. J'ignore comment il avait pu m'échapper jusqu'à présent. Il m'a tellement secoué que j'ai passé toute la nuit à réfléchir à sa vision du suicide et, notamment, à la phrase suivante : "Mourir volontairement suppose qu'on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l'absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l'inutilité de la souffrance". »

Est-ce qu'on assiste seulement au délitement d’une personne, le professeur Rihter, enseignant la littérature du XXe siècle dans une université privée de Belgrade, ou à la décomposition de tout un ensemble, d'abord un pays, la Serbie, sa culture, son passé et peut-être, par extrapolation, du monde d'avant. Mais d’avant quoi ? La chute du mur, le triomphe du libéralisme, la dictature des réseaux sociaux, l'omniprésence des téléphones portables ? Ce sont toutes ces questions, sans doute, que nous pose Andrija Matić, enseignant comme son "antihéros" la littérature en Serbie. Pas de suspense, d'emblée on sait que le professeur déprimé, détestant ses élèves, ses collègues, mis sur la sellette par sa hiérarchie, sur le point de divorcer de sa femme, va mettre fin à ses jours et dès le deuxième chapitre, par le truchement d'une dépêche d’information, on sait que ce sera en s’immolant (où l’expressions "burn out" prend tout son sens !).

Dès le quatrième chapitre [les chapitres sont courts, on passe des sensations cafardeuses de Rihter à la première personne à des émissions de télé, des informations, des dialogues entre collègues, à ceux de la femme de Rihter avec une amie, à des points de vue différents, celui du narrateur sur le colloque, celui à la première personne de Branimir Rihter, ceux de témoins de la vie ou de mort du prof], un dialogue entre la secrétaire de la faculté et une collègue de Rihter évoque l'horrible geste de Rihter. Mais très vite, les deux femmes souhaitent surtout que le nouveau prof recruté soit « mignon. Et jeune. »

La faculté des études philologiques où Rihter enseigne a été transférée dans une ancienne usine en faillite de production d'aliments pour le bétail et d'engrais artificiel et a été nommée "Lumière" par son commanditaire, un libéral nouveau riche qui veut se donner un vernis de culture. Tout un programme !

Rihter avant de passer à l'acte se permet une fantaisie assez croquignolesque. Il fait un cours entier de deux heures sur le surréalisme en racontant n'importe quoi devant des étudiants sans réaction, plongés dans leur Smartphone. Vraiment sur-réel !

« Rihter décida de redoubler de créativité et mit au nombre des surréalistes moins connus les premiers noms à lui passer par la tête : T.S. Eliot, Rilke et Boulgakov. Pour chacun il cita au moins une œuvre : il fait d’Eliott l'auteur du Maître et Marguerite, dit que Rilke avait écrit La terre vaine et que Boulgakov avait acquis la notoriété avec Les élégies. Les étudiants ne levant toujours pas la tête de leurs téléphones "intelligents", il enchaîna. Le maître et Marguerite décrit vingt-quatre heures dans la vie de Léopold Blum, un prédicateur musulman à l'époque de la première croisade qui s’énamoure du chef de la cavalerie croisée. Les élégies parle d’Emma Bovary, une ménagère qui avait voulu, pour se venger de son ex-époux, empoisonner toute la ville avec de la mort-aux-rats mais qui en fut empêchée par le jeune éboueur du nom de Septimus Warren Smith. »

Le désespoir, la colère de Rihter monte au cours du roman, s'accumule comme la vapeur d'une cocotte-minute.

« De plus en plus souvent je sens la colère monter […] tout peut me taper sur les nerfs. Absolument tout […] Mais pour quelque raison, il est rare que je parvienne à extérioriser cette colère, et quelle que soit son intensité. Même quand je me sens bouillir, être à deux doigts d'exploser, la colère reste confinée en moi. Ma colère à moi reste pratiquement toujours intérieure, inchangée. Si cela continue, je crains de me consumer au-dedans. »

Tout devient de plus en plus absurde aux yeux de Rihter mais aux yeux du lecteur aussi. Les réunions des profs en vue de préparer le colloque ampoulé et vide de sens où l'on attend surtout la venue d'un homme politique important, l'obséquiosité des collègues devant toute forme de pouvoir, la bêtise des étudiants, leur obsession des réseaux sociaux et la malignité dont ils s'en servent, le désamour presque immédiat de la femme que Branimir a épousée assez récemment. On assiste en tant que lecteur, comme le professeur, à la montée de la bêtise ambiante, fascisante, que ce soit dans les émissions de télé, dans la façon de parler des gens, des étudiants, une espèce d'hymne à la médiocrité jusqu'à un des témoignages de l'immolation collectés en fin de roman :
« Dušica Plavšoć (7 ans) écolière
Après l'école maman nous a emmenées ma petite sœur et moi au McDo. On a mangé un gros burger et bu du milk-shake. Puis on a vu un monsieur qui brûlait. Maman a dit de nous mettre devant. Elle a pris son portable et elle a pris une photo. Sur la photo on voit maman, ma petite sœur et moi. Derrière il y a le monsieur qui brûle. Maman sourit. Puis on est retournées à la maison. Maman nous a fait des crêpes au Nutella. »

Face à cette société sans âme, avide, brutale, bête, et bien que son personnage soit bien peu sympathique, Andrija Matić nous met en empathie avec ce vieux garçon passionné de Trakl, si seul, vieux dinosaure perdu dans ce nouveau monde sans passé, sans avenir, voué entièrement à la consommation, au profit, où tout est équivalent et s'étale sur la voie publique, où l'on regarde le malheur sans compassion, comme un spectacle de plus.

Sylvie Lansade 
(28/06/21)    



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Andrija  MATIĆ, Burn-out
Serge Safran

(Mars 2021)
224 pages - 21 €


Traduit du serbo-croate
et postfacé par
Alain CAPPON









Andrija Matić,
né en 1978 en Serbie, professeur de littérature anglo-américaine, a publié plusieurs romans.
Burn-out est le deuxième traduit en français.




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L’égout