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José Carlos LLOP


Le roman du siècle


José Carlos Llop, auteur espagnol vivant à Palma de Majorque, nous propose dans ce Roman du siècle (titre du premier récit) un recueil de dix nouvelles auquel s’ajoute un texte kaléidoscopique composé de trente-trois minuscules récits indépendants, traversant divers espace-temps, où une bonne part des thèmes traités auparavant s’entrecroisent.

La majeure partie de ces nouvelles ont pour cadre l’Espagne du vingtième siècle et Majorque, la plus grande des île Baléares, haut lieu de villégiature européen attirant nombre d'étrangers dont de nombreux résidents allemands ce qui lui a valu le surnom de « dix-septième Land ».  Certaines de ces nouvelles nous emmènent cependant en Angleterre (Leçon de botanique, L’esprit de Noël), d’autres au Portugal ou dans les colonies africaines, notamment en Guinée avec Passeport diplomatique.
Les Allemands (notamment ceux qui collaborent avec le régime nazi) y sont présents dans cinq des nouvelles, dans des rôles de proches collaborateurs dans les renseignements ou le commerce. Cette pratique des indics très généralement utilisée durant la Seconde Guerre mondiale s’incarne tout particulièrement dans Suite 501 avec un simple employé du luxueux hôtel Excelsior de Madrid qui, à force de croiser et d’observer les allées et venues de personnages historiques importants, finit par se croire lui-même en capacité d’y laisser sa trace. Brabescu, journaliste roumain doublé d’un espion, traverse quant à lui plusieurs de ces récits sans que rien ne vienne étoffer le portrait de ce traître mystérieux. 
Si plusieurs nouvelles ont pour narrateur un enfant qui observe ce qui l’entoure (nouvelle titre, La joueuse de tennis, Villa Krundtz, On a tous un Manderley) révélant un monde clos, artificiel et plein de confusion entre amour parental et sexualité, réalité coloniale, manigances pour le pouvoir et la richesse, mensonges et secrets, cinq d’entre elles ont par contre pour narrateur des seniors. La leçon de botanique et L’art ou la vie sont les seules à avoir pour protagoniste et narratrice une femme mais une superbe et troublante Autrichienne, une baronne allemande et l’artiste dont les tournées internationales privent l’enfant de sa présence le laissant seul avec son père, assurent à tour de rôle une présence essentielle.
À part Passeport diplomatique avec ses 34 pageset le pot-pourri du Chant des baleines avec ses 26 pages qui vient clore le recueil, les nouvelles sont généralement assez courtes, de 5 à 10 pages, et pour plus de la moitié écrites à la première personne du singulier. On peut constater de nombreux renvois de l’une à l’autre par le biais d’un personnage, d’un souvenir ou d’un lieu. L’exemple le plus caractéristique est celui des nouvelles Villa Krundtz et On a tous un Manderley dont l’une est la suite chronologique de l’autre à cinq nouvelles d’écart. 

Difficile malgré son titre d’étiqueter ce recueil comme historique, car si sept des nouvelles prennent naissance ou s’inscrivent effectivement dans la Seconde Guerre mondiale, la dictature de Franco ou celle de Salazar ou nous plongent dans la période des colonies africaines au luxuriant trafic d’objets d’art ou de défenses d’éléphant, les divers protagonistes qui portent ces récits ne sont que des intermédiaires de second rang et non des acteurs en situation d’infléchir le cours de l’histoire ou de s’y faire place.  Appartenant à la classe des nouveaux riches ou des grands bourgeois ayant besoin de se refaire financièrement et prenant soin de ne jamais se compromettre trop ouvertement, ce ne sont que les collaborateurs dorés de ceux qui tirent les ficelles, les complices de l’ombre qui servent avec zèle le pouvoir en place pour en tirer économiquement et socialement un profit personnel. L’esprit général de ce Roman du siècle, qui n’a donc pas les ingrédients pour nous offrir une plongée dans la réalité internationale de la période ou une évocation de ses enjeux stratégiques, est plus intime, plus profond. C’est à une réflexion sur la responsabilité collective et individuelle et à sa suite la problématique de la culpabilité, qu’il nous invite. 
Le couple, l’amour et l’absence viennent compléter la trame. Ainsi, les quatre nouvelles (Leçon de botanique, L’art ou la vie, L’esprit de Noël, Équateur) qui ne s’inscrivent pas dans la période concernée mais puisent dans une actualité franchement contemporaine entre smartphone et danger sanitaire pour tout un immeuble, ont pour thème commun la solitude. On y suit ainsi à Londres une vieille dame divorcée que la vie a rendue misanthrope et qui ne parlent qu’à ses plantes, une restauratrice de tableaux passionnée par son art, fragilisée par l’abandon de sa compagne, un vieux divorcé dont les deux enfants déjà adultes vivent au loin condamné à passer son réveillon seul devant le Docteur Jivago, et un soixantenaire reclus pour écrire qui prend conscience du temps qui passe à l’arrivée de son ex-belle-fille devenue femme.

José Carlos Llop révèle ici clairement son goût pour les arts avec de nombreuses références à la peinture (Ingres, Bonnard, Vuillard, Dali, James Ensor...), au cinéma (Rebecca de Hitchcock, Docteur Jivago de David Lean), à la littérature à travers la poésie d’Eliot et celle d’Aragon, de Garcia Lorca, d’Éluard ou de Breton et à la musique avec l’opéra et notamment la Norma de Bellini. Ses descriptions du mobilier des différents habitats où se déroulent les diverses intrigues sont aussi celles d’un fin connaisseur.

Mais (et bravo à Jean-Marie Saint-Lu pour la traduction) Le roman du siècle est avant tout une musique et une écriture marquée par le goût du détail et un souffle poétique. En voilà un florilège :
« Quand mes parents se marièrent, je vivais dans un bordel de Singapour et j’écrivais la mathématique des corps dans le livre de comptes d’un entrepreneur chinois aussi obèse qu’un lion de mer. » (Roman du siècle)
« J’ai connu le grand monde sous les lampes et sur la cuvette de ses toilettes, j’ai vu que tous les hommes sont égaux au lit et dans leur salle de bain (…) J’ai connu des ministres, des princes et des magnats. J’ai parlé avec le roi Farouk d’Égypte, avec El Gallo et avec Ava Gardner. (…) J’ai vu que le mépris est une monnaie dont la circulation est plus forte que celle du dollar et que la vanité est plus difficile à perdre qu’une paire de bas retenus par un porte-jarretelles. » (Suite 501)
« Ils souriaient en regardant l’écran de leur mobile. Jamais il n’avait vu autant d’expressions de tendresse ou d’affection ou de désir ou d’amour ou de reconnaissance (…) Comme si la sérénité ne se trouvait que derrière l’écran. Lui n’avait pas de mobile mais jamais il n’avait cessé de sourire dans la rue. On le regardait comme s’il était fou (…) Maintenant (…) les gens ne le regardaient plus, suspendus qu’ils étaient à leur écran, à un message, une photo, une blague. Et souriant eux aussi. » (L’esprit de Noël)
« Le temps est un bon chirurgien et je suis un homme que la peur a transformé en ombre. J’ai baissé les yeux et posé le couteau de cuisine dans l’évier. » (Le chant des baleines)
« J’ai cherché le pistolet de mon père mais je n’ai trouvé que quelques albums de photos, des pages desquelles me regardaient les yeux de tout un siècle. » (Le chant des baleines)

Dans ce roman par nouvelles, à partir de souvenirs réels ou inventés, José Carlos Llop cherche plus à recréer l’atmosphère d’un monde passé ou présent et à dire l’humain qu’à construire des histoires. Chez ses personnages fantasmagoriques vibrant de désir et d’ambition, rêvant d’amour, de pouvoir et de richesse, les failles se dessinent plus nettement que les forces affirmées. La période dans laquelle s’inscrivent ces récits pouvait laisser attendre du drame et de l’émotion, il n’en est rien. Le ressort narratif ici est tout autre. C’est dans le besoin de reconnaissance, le goût de la domination, l’opportunisme et la hantise de tout perdre en un instant que l’auteur, sapant d’office toute empathie possible avec ses personnages, puise ses couleurs pour son tableau. Non qu’il se pose en juge ou se positionne avec une froide distance mais cette fresque humaine il veut nous la montrer sans fard dans sa petitesse, sa lâcheté, sa superficialité et sa brutalité jusqu’à nous la rendre, non sans une théâtralité sous-jacente, plus ridicule qu’effrayante. C’est dans le rendu de la confusion ambiante avec un sens prononcé du mystère que l’émotion, esthétique plus qu’affective, s’infuse finalement lentement chez le lecteur. 
Au final, cet étrange recueil ambivalent, métaphorique et mystérieux, nous embarque dans un voyage en écriture surprenant mais addictif qui nous captive et nous tient en suspension jusqu’au tout dernier mot. Comme le dit très justement l’éditeur en quatrième de couverture : « José Carlos Llop est un maître des atmosphères sous lesquelles se cache l’inquiétante impression que rien n’arrive jamais et que cependant tout arrive. » Du grand art !

Dominique Baillon-Lalande 
(30/07/21)    



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José Carlos LLOP, Le roman du siècle
Do

(Avril 2021)
152 pages - 17 €


Traduit de l’espagnol
par
Jean-Marie Saint-Lu











José Carlos Llop
est né et vit à Palma de Majorque, où il dirige la bibliothèque Lluís-Alemany consacrée aux patrimoines des îles Baléares. Il a reçu en Espagne le prix des Meilleures nouvelles en 1999. Il a publié neuf recueils de poésie, un Journal (cinq tomes) et sept romans.