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Mick KITSON


Analphabète


La mère ayant abandonné le domicile conjugal au premier anniversaire du petit et en rompant tout contact, c’est Tony Shaski qui courageusement et avec beaucoup d’affection a élevé son fils Jimmy. L’homme qui n’avait alors que vingt et un ans épouse ensuite Tina avec laquelle il a trois enfants, Angus mort en bas âge puis des jumelles. Malheureusement pour le père et le fils, la jeune femme jusqu’alors affectueuse avec l’un et l’autre, tombe après la perte de son premier-né dans un état dépressif aussitôt exploité par un guide religieux manipulateur et sectaire. Jimmy est un garçon gentil et débrouillard comme ce père qu’il aime, admire et accompagne depuis son plus jeune âge à la pêche et sur les chantiers quand il a du temps libre. Tony travaille comme couvreur à son propre compte et le bateau qu’il utilise comme pêcheur lui vient de son propre père venu de Pologne en Écosse lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est à l’hôpital, atteint d’un cancer, que Tony s’éteint dans les bras de son fils non sans lui avoir révélé le nom de cette femme destructrice qui l’a enfanté et lui arracher la promesse de ne jamais chercher à la retrouver. L’adolescent dont la curiosité a été éveillée par ces révélations parcimonieuses et impuissant face à l’emprise désormais sans bornes du pasteur sur Tina, ne résiste pas au désir d’en apprendre davantage sur sa génitrice. 

Mary Peace, était âgée d’à peine dix-sept ans lorsqu’elle s’est installée avec Tony. De sa mère, une toute jeune fille ayant rencontré Nigel Peace lors d’une fugue loin du foyer où elle était placée et morte en couche à la naissance de la petite, elle ne sait rien. Son père, Nigel, était déjà le gourou d’une communauté hippie vivant en totale autarcie de la culture des fraises, qui ne demandait à chacun que ce qu’il pouvait donner mais imposait à tous une vie simple et collective et une écoute attentive lors des lectures qu’il faisait à haute voix de la Bible, du Coran, du Livre des Morts tibétains, de Mein Kampf ou du Manifeste du parti communiste, le soir autour du feu quand circulaient les joints de cannabis. C’est par ce leader charismatique (fils d'un célèbre criminel de l’époque victorienne pendu à Leeds en 1879 et donc éduqué par sa mère) que Mary dont la naissance n’a jamais été déclarée à l’état civil a été élevée à coup de sermons, de slogans, d’interdictions et de visions, avec attention mais sans la moindre manifestation d’affection. Les jeunes femmes du groupe et surtout Steve, compagnon de la première heure de la communauté alternative, ont fait leur possible pour compenser à leur manière cette totale absence de contact et de tendresse. Si Mary a appris sur le tas à compter et à reconnaître quelques mots inscrits sur le papier, elle ne saura par contre jamais lire ni écrire.
« On ne m’a jamais appris à lire. Je ne suis pas allée à l’école. Je n’ai pas de numéro de sécurité sociale parce que ma naissance n’a jamais été déclarée, et je n’ai jamais payé d’impôts ou de cotisations sociales. Ni de redevance télé. Ni de taxe d’habitation. Je n’existe pas pour l’État, et je n’ai jamais existé sous ma propre identité. Qui que je puisse être. J’ai existé sous l’identité d’un tas d’autres personnes. Avec d’autres noms et d’autres histoires. Mais quelque part dans ma tête, je garde le nom et l’histoire que mon père m’a attribués. »

À l’adolescence, Mary rêve d’abandonner la communauté, son isolement et ses rituels et de s’affranchir de l’autorité paternelle pour enfin découvrir le monde extérieur avec ses plaisirs et ses dangers, pour pouvoir choisir et suivre son propre chemin de vie. Consciente de sa beauté et de son pouvoir de séduction sur les hommes, elle profite de l’arrivée du beau et gentil Tony à la ferme pour passer à l’acte. Jamais Nigel ne les reverra.
Si leur logement est modeste, Tony, très amoureux, travaille comme un fou pour exaucer les désirs de sa princesse et la voir heureuse. Mais la belle a le goût du luxe et en veut toujours plus. La naissance de Jimmy et le lot de contraintes nouvelles que cela lui impose, sonnera le glas de leur relation. L’aventurière part poursuivre ses rêves à Édimbourg, abandonnant l’enfant mais emportant les économies que Tony mettait de côté pour lui offrir une maison plus grande et mieux située.  

Si Charles Peace était comme le disait Nigel à sa fille « un exemple de la destruction causée par un désir débridé et incontrôlé », sa petite-fille prend la même route. Mary Peace, avec son visage d’ange et son corps de rêve, est une femme esclave de ses désirs, toxique et dangereuse. Ce n’est que dans le luxe qu’elle se sent exister et elle n’a d’autre solution pour y parvenir que de se lancer dans une chasse effrénée aux pigeons, jeunes ou vieux mais toujours riches. L’analphabète que personne ne soupçonnerait l’être, assez maline pour jongler avec plusieurs comptes en banques pour percevoir ses subsides mais réglant tout en espèces même ses diverses locations d’appartements en Airbnb pour ne pas laisser de traces, navigue entre plusieurs identités et les papiers allant avec, n’officie jamais plusieurs fois dans la même ville, construit un scénario original adapté à la personnalité de la potentielle prochaine victime repérée. « Pour connaître la prospérité économique d’une ville il suffisait de compter le nombre de grues qu’on voyait quand on arrivait par le train. » Ses arnaques reposaient sur un sens aigu de l’observation, un doigté certain, des capacités d’analyse et de concentration, du sang froid et une réelle vivacité d’esprit qui lui permettait d’exploiter les situations les plus improbables à son avantage. La séduction ne suffit pas, encore faut-il encore être bonne comédienne, ne cibler que des vrais riches que cette ponction financière n’aura pas mis en danger et qui, honteux de s’être fait blouser, préféreront la discrétion au dépôt de plainte et ne demander ni trop ni trop peu. « La faculté de trouver l’équilibre délicat entre l’enthousiasme et la prudence, qui était souvent requise lorsqu’on présentait une affaire à un pigeon, était une chose qu’elle avait perfectionnée au fil des années. » Manipuler un homme riche pour lui extorquer de l’argent que ce soit en jouant sur la corde sensible de la compassion, en flattant son ego ou en affichant une fortune personnelle propre à endormir tout soupçon pour une avance présentée comme anodine liée à un problème technique ponctuel entre gens du même monde, demande de la finesse. « Depuis longtemps Mary savait que les gens ne demandent qu’à croire ce qu’on leur disait et que la base de toute stratégie de persuasion était de faire appel à leurs émotions » et à ce jeu-là, elle excellait.  « Les mensonges poussaient et fleurissaient comme les fraises qu'elle avait cultivées quand elle était petite, et une fois les fruits cueillis, ils s'étendaient et se ramifiaient, croulant sous des stolons ambitieux déterminés à prendre racine et à se recréer. » Mary assume pleinement. Mais il n’y a pas que le goût du luxe et le frisson du risque qui l’émoustillent, la recherche du plaisir et braver l’interdit de son père pour aller au bout de ses désirs avec un goût prononcé pour le Prosecco, le Chardonnay et le sexe est le deuxième axe sur lequel elle s‘est construite. Au lit elle s’avère dominatrice et se choisit de préférence des jeunes paumés voire drogués toujours solitaires dont elle apprécie la beauté, la jeunesse et la vigueur avant de les instrumentaliser pour ses arnaques sans qu’ils en aient conscience. Elle les gâte non sans une certaine tendresse avant de s’en débarrasser sans scrupule quand il lui faut tourner la page ou qu’ils représentent un danger. L’incendie accidentel est sa signature.

Le décès de Thomas Jones, dix-neuf ans, passé d’un foyer d’accueil à un centre d’hébergement, dernière victime de Mary, mettra la police à ses trousses en la personne de Julie dite « la grosse ». Aumêmemoment Jimmy qui a obtenu, grâce à son ami Willy et son oncle, les renseignements nécessaires pour partir à la recherche de sa daronne, quitte son domicile accompagné de Kinga, la jeune Polonaise débrouillarde et audacieuse dont il vient de tomber amoureux. Le garçon, suite à la perte de ce père qui était tout pour lui, veut avoir une vision complète et claire de ce qui a conditionné son existence et le garçon est assez équilibré pour risquer une confrontation douloureuse, un échec ou une absence définitive. En ce qui concerne les forces de l’ordre, Mary Peace a assez de métier pour espérer leur échapper. C’est un caméléon capable de filer aussitôt qu’elle flaire le danger, qui sait gommer toute trace de son existence, son absence d’état civil ne faisant que simplifier les choses. De la démarche de son fils, elle ne sait rien encore mais le lecteur se doute que cela risque de s’avérer plus complexe. Une traque mouvementée commence...

Si cette enquête composée de courts chapitres alternant passé et présent sur plusieurs générations avec l’apparition successive de nouveaux personnages peut au départ dérouter par sa forme, dès que la polyphonie s’organise autour de l’axe central constitué par le personnage omniprésent comme narratrice ou comme sujet de narration qu’est Mary Peace, le lecteur se trouve définitivement embarqué.
Dans un style direct, simple et fluide, avec rythme et humour, Mick Kitson, double son enquête d’une investigation familiale et d’une quête personnelle qui permettent d’aborder indirectement des sujets graves et périphériques comme l'abandon, l’identité, le poids des origines et l’éducation, l’illettrisme, les addictions, le mode de vie communautaire, les sectes, la réalité sociale, sociologique et économique. Mais au-delà de ces sujets fort contemporains, celle que l’auteur nous fait lentement découvrir par ses pensées et dans ses moindres faits et gestes, qui habite tout le roman, polarise tous les personnages et crève l’écran, c’est bien évidemment Mary Peace. L’enquête est un moyen de faire lien entre tous et de dévoiler petit à petit le parcours de cette femme au destin hors du commun passée d’enfant victime à femme adulte bourreau. Marquée dès sa naissance par la mort et l’invisibilité, objet de l’emprise destructrice d’un père à demi-fou, comment a-t-elle trouvé la force et le courage d’affronter le monde extérieur sans armes, sans même savoir lire et écrire et dans une solitude absolue ? Doit-on la condamner de détruire tout ce qu’elle touche ou s’étonner qu’à travers ces calculs et ce cynisme masquant mal ses failles et son innocence elle ne cesse tout simplement avec ses seules armes d’affirmer son besoin d’exister et son appétit de vivre pleinement ? Quoi qu’il en soit, Mary est un personnage fascinant, terrible mais troublant flamboyant, incandescent et diablement attachant que le lecteur n’est pas près d’oublier.  

Si Jimmy, raisonnable, respectueux et modeste, vient se placer dans Analphabète non en juge ni en opposition mais en contrepoint en face de cette émouvante figure de mère absente, ce qui constitue le deuxième pied de ce vrai-faux roman policier est en fait le tableau dressé par l’auteur de l’Écosse sur deux générations. « Quand Tony était jeune, le charbon avait disparu puis la centrale avait suivi et ensuite tout le monde s’était retrouvé au chômage. (…) Maintenant on construisait les éoliennes au même endroit (…) Il y en avait trois à présent, dominant le quai défoncé qui restait après le démontage de la centrale thermique, où le béton pourri et fendu formait des plaques écaillées et striées qui laissaient voir le saignement couleur de merde des tiges d’acier rouillé à l’intérieur. » Désormais les jeunes travaillent sur les éoliennes comme leurs parents autrefois pour la centrale thermique mais la précarité n’a pas disparu et les prédicateurs, sectes et dealers qui s’étaient implantés avec le chômage sont encore dans la place. Comme pour Tony à la fois pêcheur et couvreur qui peinait à finir les fins de mois, pour Jimmy et son ami Willy l’avenir est encore plein d’incertitudes. Mick Kitson dans cette description du climat social de sa terre d’adoption ne cache ni ses inquiétudes quant à l’avenir ni son positionnement politique.

Un roman contemporain drôle et efficace qui entre quête et enquête alterne avec talent introspections, actions et fausses diversions. Comme l’écrit Kitson : « La vie était, de par son essence même, profondément et magnifiquement imprévisible », et le lecteur, fasciné et troublé par le magnifique personnage en clair-obscur de Mary, ému par Tony, Jimmy et Steve, se laisse captiver par ce récit au positionnement aléatoire entre roman policier, histoire de famille et chronique sociale qui sème les points d’interrogation, l’air de rien, quant à nos sociétés. À découvrir.  

Dominique Baillon-Lalande 
(04/08/21)    



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Mick  KITSON, Analphabète
Métailié

(Janvier 2021)
256 pages - 18 €

Version numérique
12,99 €


Traduit de l’anglais
(Écosse) par
Céline SCHWALLER
















Mick Kitson
est né au Pays de Galles et a étudié l’anglais à l’université avant de lancer le groupe de rock The Senators dans les années 80, avec son frère Jim. Journaliste pendant plusieurs années, il est devenu professeur d’anglais et vit en Écosse. Son premier roman, Manuel de survie à l’usage des jeunes filles, a paru en 2018 chez Métailié.