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Sylvie BEAUGET

Capitaines de projets


Ces six nouvelles de dix à dix-huit pages, sous une superbe couverture pleine d’humour et de sens, n’ont d’autre lien que ce monde du travail qui leur sert de décor pour, à partir de tranches de vie de deux femmes, trois hommes et un couple, aborder à chaque fois un univers social différent.  La diversité des points de vue, les variations apportées par l’identité et la psychologie des personnages, le traitement et le format même de la nouvelle choisi par Sylvie Beauget pour aborder ce vaste sujet non dans sa globalité mais par ses marges, en font un recueil qui n’a rien de répétitif ou de fermé.
La première nouvelle (La boîte à musique), nous plonge sans fards et avec cynisme dans la dure réalité, au masculin et à la première personne, avec un cheminement de trois ans (2009-2012) auprès d’un cadre d’une entreprise de formation qui initie non sans une critique larvée le lecteur au langage codé dont usent aujourd’hui toutes les entreprises qui, polarisées sur la seule recherche d’une  rentabilité immédiate et bien évidemment maximale, masquent le caractère impitoyable et destructeur de leur politique managériale derrière un langage neutre et faussement technique signe d’une modernité pseudo-dynamique et positive. On y réduit ainsi les « élèves » (ces êtres humains qui cherchent à acquérir des nouvelles compétences) en « apprenants au centre du dispositif », insiste sur la « modularisation », l’« implication dans la conduite des processus » et l’indispensable «adaptation » aux « évolutions », bref y décortique tout l’attirail d’une « gestion optimisée » permettant la compétitivité. Enfin, pour habiller les licenciements, terme banni car porteur d’affect, de crispation et d’éventuelle mobilisation syndicale, la direction s’abrite derrière une « restructuration », un « déménagement » ou un « repositionnement » assez elliptiques pour n’alarmer personneet en fin de course lâcher du bout des lèvres le mot de « décrutement ». Ainsi « les revendications somnolent, grignotées par la fatigue et par les peurs (…) et le projet suit son cours ». Cette mise en bouche où la perte de sens et la férocité du monde du travail se montrent à nu, heureusement compensées par une présence forte de la nature et de la musique, mériterait pour la justesse et la précision avec lesquelles l’auteure y démonte les rouages de cette déshumanisation de l’entreprise d’être proposée à tous les lycéens en économie sociale.
Avec sa manufacture de cigarettes en perte de vitesse inspirée de la fermeture de l’usine Seita en 2014, « Au chien qui fume » vient refermer le recueil dans un écho parfait à celle qui l’a ouvert. Le tableau de l’entreprise en est tout aussi glaçant mais pris cette fois sous l’angle du syndicat et avec un détour humoristique inattendu autour de « chiottes neuves », aussi pathétique que savoureux.  
La nouvelle qui précède cette dernière (C’est après ou avant) est aussi directement focalisée sur le travail mais positionnée non sur l’opposition frontale entre le monde de l’entreprise et ceux qu’elle emploie mais écartelée entre deux itinéraires et deux réalités professionnelles différentes, avec Jules, viticulteur, et Loula, sa compagne, cadre ambitieuse dans une société à visée internationale située en ville. L’auteure s’attarde davantage sur la personnalité de chacun des deux personnages et sur le rapport de l’un et l’autre à son travail. Un burn-out professionnel sert de point de départ au récit.
Les trois autres nouvelles se différencient par deux aspects : les protagonistes en sont des marginaux venus d’ailleurs (Pologne, Roumanie et Chine), deux femmes à la recherche d’un emploi (Nouchka, ex-soigneuse de compétition et sauveteuse en mer dans la nouvelle qui porte son nom et l’infirmière Ingmar Magda dans L’Histoire) et Sun Lih, un jeune homme très autonome souhaitant monter sa petite entreprise familiale sans rien demander d’autre à son pays d’accueil que l’accès à un logement ( La taille). Ces variations sur le sujet donnent à Sylvie Beauget l’occasion d’aborder des thèmes nouveaux comme l’exil, la question de l’intégration, le racisme ordinaire et, pour les deux femmes, la reconnaissance des diplômes étrangers qui nourrira chez Magda un sentiment de frustration et de déclassement tel que cela impactera tout son avenir. Au détour de ces nouvelles se trouveront aussi traitées de façon périphérique : la question du mariage et de l’exploitation de jeunes étrangères « enlevées » des villes par de vieux campagnards, celle de l’alcoolisme, de la dégringolade dans la misère et la rue ou du rôle des médias et des réseaux dans notre société.

   Ces instantanés concis et sans bavardages, simples et directs, se positionnent au plus près des personnages avec empathie. En prise directe avec la société dont elle débusque les pathologies, Sylvie Beauget privilégie l’écoute à hauteur humaine, usant fréquemment de dialogues (ce qui n’étonnera pas de la part d’une auteure ajoutant à sa production de romans et de nouvelles quelques pièces de théâtre) imprimant un rythme vif à ses récits. Elle assaisonne le tout d’humour dès que l’occasion, malgré la gravité du sujet, s’en présente : « Maintenant que nous commerçons avec la Chine, je lis Confucius ! » (C’est après ou avant). « Des chiottes neuves voilà le prix des hommes » (Au chien qui fume). « Ils annonçaient une conférence à l’université (…) sur la sexualité ! Un truc que même un lapin sait faire chez nous sans fréquenter les amphithéâtres. Sauf le lapin d’Ursula qui buvait tant... J’avais envie d’en savoir plus sur le lapin d’Ursula mais il me fallait conclure en professionnelle : alors, nous allons vers quelle orientation maintenant ? » (L’histoire). Elle aime aussi à jouer avec les mots comme avec l’emploi dans la première nouvelle du mot « boîte » à la fois pour l’entreprise mortifère qui emploi la narratrice et pour l’autoradio qui lui permet d’écouter ses morceaux préférés de musique pour décompresser lors de ses trajets. De même dans L’histoire quand Ingmar Magda qui souhaiterait étudier l’histoire et la littérature à l‘université pour intégrer l’enseignement supérieur s’en ouvre à sa conseillère de Pôle-Emploi qui résume ainsi la longue intervention de cette Roumaine aussi fantasque que cultivée et déterminée dont l’allure « reniflait la misère (...et) en retour, lèvres pincées, menton tendu, affichait une mine de princesse » : « L ’infirmière ne voulait plus panser. Elle voulait être payée pour penser ». Le jeu continue avec les images et les clichés avec toujours un pas de côté : « Aujourd’hui, elle faisait penser à un gâteau à la crème, doux, volumineux et fragile et, cerise sur le gâteau, cette odeur d’alcool flottant autour d’elle. » (Nouchka), « Il y a des gagnants et des perdants. Je ne sais plus où je suis. Il paraît que ça dépend de moi, la réussite. La nuit, je réveille en sursaut. Je te demande si j’ai gagné. Tu réponds que nous ne jouons pas. » (C’est après ou avant).

Même si, comme le dit l’éditeur en quatrième de couverture, « À ce jeu, c’est rarement le plus précaire, le plus inadapté, le plus faible qui gagne », cette vivacité, cet humour, cette curiosité généreuse de l’autre, ne laissent ici aucune place à la condescendance ou à la pitié. Ces invisibles, ces « héros non adoubés, harangueurs déplumés, arrogants parias, rêveurs atterrés, bêcheurs sans terre, déprimés radieux, insignifiants génies, bâtards, poussières », comme l’auteure les nomme dans son prologue, parviennent ici à trouver, par instants, une fulgurante et lumineuse beauté.

L’émotion est au rendez-vous. De ce tableau sensible et fort d’un monde du travail qui a perdu sens et valeur, de cette fresque d’exclus de la rentabilité et de la compétition qui se cognent aux portes fermées, de cette courageuse initiative pour changer notre regard sur ces autres éjectés du jeu ou exilés qui sortent du cadre et ne sont jamais sur la photo, le lecteur ressort écartelé entre la tendresse et la colère, plus riche et plus averti, peut-être, qu’il ne l’était.
À lire et faire lire autour de soi. 

Dominique Baillon-Lalande 
(11/10/21)    



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Sylvie BEAUGET, Capitaines de projets
Rhubarbe

(Août 2021)
84 pages - 9 €













Sylvie Beauget,
née à Montreuil, d’origine mi-française, mi-iranienne, a publié trois romans, des nouvelles et du théâtre.