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Ferdinand VON SCHIRACH


Sanction


Ce recueil contient douze nouvelles relevant de l’univers judiciaire et correspondant chacune à une histoire criminelle différente. C’est dans ce cadre qu’un protagoniste principal à chaque fois autre, non sans lien avec un passé douloureux plus ou moins proche, va commettre l’irréparable et ainsi infléchir son destin. C’est dès lors la vérité de ces criminels confrontés à la machine judiciaire qui, loin du sensationnel mais sans fard ni naïveté et avec un retrait respectueux voire parfois avec empathie, nous est livrée. Ces mini-polars autonomes et efficaces sont habités par des hommes ou femmes ordinaires comme on en croise tous les jours, que rien ne prédisposait à être auteurs, réels ou présumés, d’actes criminels d’une extrême banalité.

Dans Un jour bleu clair une mère présumée infanticide à la fois coupable et victime conserve son mystère jusqu’au bout.
Lydia est le nom donné par un homme n’en pouvant plus de solitude à la poupée gonflable qu’il a choisie sur Internet, dont il fait sa compagne et avec laquelle il partage un quotidien apaisé. S’il se retrouve sur le banc des accusés c’est qu’il n’a pas apprécié que son voisin ait violé et souillé celle dont il est amoureux et le lui a violemment fait savoir.
Une bande de gamins livrés à eux-mêmes agresse pour passer le temps et par jeu un pauvre aveugle (Poisson qui pue).
Le petit homme fait par deux fois la part belle au hasard pour un individu rendu invisible socialement par sa petite taille qui un soir se prend pour un caïd de la drogue.
Le plongeur met en scène un époux déstabilisé par la naissance d’un enfant, qui ne touche plus sa femme et enfile le soir une combinaison de plongée avant de s’enfermer dans la salle de bain pour s’abandonner à des plaisirs solitaires de plus en plus dangereux.  
Un cinquantenaire misanthrope se retire suite à un héritage dans la maison isolée du grand-père chez qui il passait enfant ses vacances et n’entend partager sa solitude avec personne. Quand des bungalows touristiques poussent au bord du lac, prêt à tout pour défendre sa tranquillité, l’homme furieux part en guerre (La maison du lac).
Une photographe professionnelle trompée par son mari, va, grâce à un collier de perles noires, éliminer à sa façon et définitivement ses concurrentes (Tennis).
Voisins raconte l’histoired’un veuf inconsolable auquel une jeune voisine adorable apporte réconfort qui, s’il se réjouit de cette deuxième chance d’un bonheur conjugal offerte par le sort, digère mal l’obstacle que constitue son mari (Voisins). Cettenouvelle se termine par une chute particulièrement énigmatique, avec ou sans meurtre et si passage à l’acte avec ou sans jugement. Ce sera au lecteur d’en décider.
Si la mort n’est pas présente dans chacune des nouvelles, les cadavres y sont cependant nombreux et les affaires criminelles évoquées s‘y soldent de façons très diverses. Des coupables sont condamnés, d’autres malgré de lourdes présomptions sont libérés faute de preuves ou pour vice de forme et l’innocence de certains inculpés éclate en plein jour, ou pas. Les rouages de la justice sont complexes, et les professionnels et jurés qui la rendent ne sont que des hommes et donc, malgré leur désir profond de faire jaillir la vérité, elle n’est pas infaillible. Quant à l’auteur d’un crime parfait, si sa conscience ne le tracasse pas, il n’est jamais à l’abri d’un proche de la victime ou d’un témoin malencontreux qui par vengeance ou animé d’un sens profond de justice, pourrait rebattre les cartes.
 
L’important n’est donc pas ici la nature du crime, son déroulement ou son élucidation, ni même la violence avec laquelle il a pu être commis mais les différentes formes prises par la violence dans notre société, ce qui la génère et l’alimente, le remords ou le soulagement qui accompagne ou pas l’acte commis. Richard dans L’ami, unique nouvelle où le personnage n’a  aucun lien avec la justice et l’assassinat de son épouse, permet à l’auteur d’aborder la question de la culpabilité ou de l’involontaire responsabilité dans les faits qui se sont produits : si le couple ne s’était pas disputé plus tôt, si lui avait su trouver le mot ou le geste pour la dissuader d’aller courir de nuit dans le parc public pour évacuer sa colère et son chagrin, ne serait-elle pas encore vivante ? Difficile de ne pas s’interroger sur la place tenue par le lourd héritage familial de l’auteur (grand-père responsable des jeunesses hitlériennes condamné par le tribunal de Nuremberg) dans son obstination à explorer de livre en livre la culpabilité dans sa diversité et sa complexité avec précision et profondeur.

Quelques personnages principaux ne sont pas des criminels ou des accusés mais se positionnent de l’autre côté de la barrière, du côté du monde de la justice. On y côtoie ainsi Schlesinger,avocat alcoolique au bout du rouleau chargé d’office d’une affaire de meurtre conjugal a priori moins limpide qu’elle ne le paraît (Le mauvais côté), Seyma, jeune avocate de famille turque à laquelle on confie comme première affaire la défense du chef d’un réseau de prostitution réduisant des jeunes filles de l’Est à l’esclavage (Subotnik) et Katharina, retenue comme jurée pour une affaire de violence conjugale. Si le triptyque « crime, jugement, sanction » sert de moteur aux différents récits, il apparaît vite que l’univers judiciaire loin d’être un monde clos est comme un écran où la société s’affiche en arrière-plan tandis que simultanément cette image projetée produit un effet direct sur celui qui regarde. Ce sont les pathologies de nos sociétés et les travers de l’être humain qui ici s’exposent avec brutalité à nos yeux. Parfaite illustration de cette porosité entre le Dedans et le Dehors, la jurée trop sensible de La jurée ébranlée par l’audition d’un témoin et manifestant trop ouvertement ses émotions à cette occasion s’est vue légitimement éjectée du procès pour « défaut d’impartialité ». Assumer cette énorme responsabilité et se livrer à cet exercice citoyen plus difficile qu’il ne paraît sans trouble ni doutes n’est pas si simple. Le jugement pénal n’est pas une formalité car il ne s’agit pas seulement de faire la lumière sur le déroulement d’un crime mais de déterminer ou non la culpabilité d’un prévenu puis, si celle-ci est avérée, de trouver la sanction la plus juste possible le concernant tout en sachant que le tribunal n’est jamais totalement à l’abri d’épargner un coupable ou de condamner un innocent.
La presse à faits divers et la gazette judiciaire ont compris depuis longtemps que ce qui se met en scène lors de la présentation des faits et des circonstances dans lesquelles les crimes se sont produits dépasse le cas particulier pour toucher chaque individu à travers sa propre histoire, ses sentiments, peurs, fantasmes et questionnements intimes. Dans Sanction, le criminel n’est pas un monstre mais un individu comme tant d’autres qui parfois nous ressemble. En multipliant les points de vue, en nous immergeant dans la tête de ses personnages, criminel, témoin, juré ou avocat, nous laissant seul face à notre conscience, nos doutes et nos émotions, Ferdinand von Schirach bouscule nos certitudes et nous déstabilise. Si on considère qu’on ne naît pas criminel mais le devient et que les circonstances et l’environnement déterminent de façon non négligeable le crime, qui est dès lors à l’abri, dans un contexte particulier, de franchir un jour la frontière séparant le bien et le mal pour se retrouver sur le banc des accusés ? On en frissonne.

Ces nouvelles qui dépassent largement le fait divers sont portées par une structure assez classique et un style qui oscille entre sobriété, précision et tranchant. Les rouages de la machine judiciaire y sont décrits avec l’objectivité du pénaliste et les personnages y sont envisagés à égale distance entre neutralité et bienveillance. À partir de cette redoutable efficacité narrative flirtant savamment avec l’ellipse, Ferdinand von Schirach s’ingénie à provoquer la part d’imagination et de réflexion du lecteur pour le laisser en toute liberté tirer sa propre conclusion de chacune de ces histoires. De cet assortiment d’histoires pénales à dimensions universelles indirectement nourries de l’expérience professionnelle de l’auteur émanent un trouble et de multiples interrogations chez un lecteur qui soudainement envisage la criminalité de droit commun et la justice sous un angle moins monolithique, plus humain, moralement plus ambivalent et plus complexe.

Des nouvelles inquiétantes, passionnantes et bien ficelées qui pourraient bien changer notre vision de la justice et qui nous captivent comme un polar.
 
En plus des nombreux prix reçus en Allemagne, l’auteur, traduit en quarante-cinq langues, a aussi été primé au Japon.

Dominique Baillon-Lalande 
(22/12/20)    



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Lectures







Ferdinand  VON SCHIRACH, Sanction
Gallimard

Du monde entier
(Février 2020)
176 pages - 16 €

Version numérique
11,99 €


Traduit de l'allemand
par Rose Labourie















Ferdinand von Schirach
né à Munich en 1964, est écrivain et criminaliste. Plusieurs de ses livres sont déjà traduits en français.



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