Retour à l'accueil du site





Georgina TACOU

Évangile des égarés


Dans un monologue, intime et ultime, Flora, une femme en dépression qui s’habille en noir et broie du noir, avoue à son psychiatre qu’elle veut se tuer. C’est alors qu’elle distingue dans le bureau Mars, un livre culte de 1976 écrit par Fritz Zorn, jeune homme de la haute bourgeoisie suisse. « Ce livre écrit par un mort qui m’a sauvé la vie, qui a choqué les esprits et prend maintenant la poussière dans les bibliothèques des psychiatres et des amoureux de la littérature et du désordre. Ce livre redoutable de clarté dans notre monde devenu si illisible » la dénoue. Ce grand dépressif « malheureux, névrosé et seul » parvenu grâce à une psychanalyse dont il ne révélera rien à crier dans ce livre le désespoir qui l’a toujours habité face à son milieu familial et son « pays à la bouche cousue (...)ce monde sans vague mais menteur, hypocrite, dédaigneux où chacun porte un masque », est pour elle un exemple. À travers la conscience de sa différence, « cette chose insupportable qui, avant de vous distinguer, vous ostracise », par sa colère offerte en référence, Fritz lui a appris qu’« il n’est jamais trop tard. Car par sa révolte il s’incarne enfin, lui qui avait toujours eu la sensation d’être un spectre ». « Fritz se dit démoli mais envisage une guérison. Je m’accroche aussi à cet espoir, même lointain. » En cela, à travers sa vie et ses mots, par son exemple et sa proximité, Mars sera pour celle qui « ne s’est jamais envisagée (...). Née d’un déni de grossesse, négligée, placée dans un rôle d’adulte dès la petite enfance », un guide, un soutien, une référence qui sont toujours parvenus, au cœur de l’effondrement à éclairer sa route.
Outre un brillant hommage littéraire à Fritz Zorn, cette première partie nous renseigne sur l’enfance et la jeunesse sans amour ni répit de Flora auprès du duo infernal constitué par une mère photographe ravagée par un AVC dont la gamine de dix ans s’occupe comme une petite infirmière et d’une sœur nettement plus âgée lourdement toxicomane. Celle qui se décrit comme « une fillette revêche et négligée (…) Mutique, par là impolie, de surcroît tête à poux et des nœuds plein les cheveux, l’on hésitait à m’inviter, je suis la petite copine à la mauvaise affluence » sera à la séparation de ses parents mise dans un pensionnat catholique « sévérissime » et en cela intrinsèquement apte à développer son caractère rebelle.  C’est alors que la jeune fille indisciplinée mais intelligente et curieuse fait des études à la fac que sa sœur meurt d’une overdose, qu’elle fait la connaissance de Johan qu’elle épousera plus tard et que sa mère se suicide un an après le décès de sa fille aînée. À vingt-sept ans Flora devenue botaniste et Johan, le journaliste, ont un fils, Vladimir, mais le bonheur de la jeune femme sera entaché par la disparition de ce père qu’elle adulait, emporté par le cancer.  « Ainsi je vois mon père mort et mon enfant vivant pour la première fois le même jour (…) jamais et toujours commence de concert. »

Le psychiatre propose à Flora une hospitalisation au « Refuge » de Merveil-sur-Arc, la bien-nommée, « petit château qui devint asile de fou dans les années trente », pour l’aider à se retrouver. Elle accepte d’y être hospitalisée. Dans ce « royaume des désœuvrés » et des « égarés », elle prend conscience de son appartenance au monde des vivants et redécouvre l’humanité et la fraternité. « On n’est pas obligé de se dire Bonjour, Merci ou Merde ». « Nous sommes liés par des blagues, par des vraies affinités, pas par l’âge ou le milieu comme dehors. Vasco aurait-il parlé à Khadija, qui pourrait être grand-mère et porte le foulard. Ou à Ella ou à Marie qui pourrait être sa fille et qui orbite dans une galaxie sociale totalement opposée à la sienne ? Ici, le cadre dans une banque devient le meilleur ami de la caissière, le douanier celui de la femme voilée, l’aide-soignante celle de la chercheuse en neuroscience, le chat celui du rat. »
Flora au refuge s’est fait sa bande. On y trouve Vasco, Judith, Alexia, Karim, François. Dans cette deuxième partie polyphonique, chacun s’exprime à son tour. « Qui est le fou de l’autre ? » Tous ici ont « perdu la cadence » et se rattachent à quelque chose pour ne pas sombrer : Mars chez Flora pour laquelle « la violence a été constitutive de son existence », le souvenir d’un voyage en Californie il y a quinze ans pour Karim, ex-chef d’entreprise et père de trois grands enfants, ses fils pour François commercial en burn-out sous perfusion de Xanax dont la mère et le frère ont été retrouvés morts d’overdose dans leur petit pavillon, Alexia « écrasée par un chagrin d’amour » dont elle porte l’enfant comme une blessure, Judith, épouse dévouée, bonne mère, salariée exemplaire, portée par sa foi dans la trinité « Amour, Argent et Confort » qui minée par la solitude et les non-dits familiaux a puisé sa force dans l’alcool avant de tout envoyer valser, et enfin Vasco, toujours sur le canapé en chien de fusil avec une main soutenant sa tête, rassuré par la présence au Refuge d’« un ange qui ordonne le calme à nos cœurs boiteux », « le pourvoyeur de parole » qui permet de se « désensorceler ». Là, Flora aura appris « ce que le monde refuse : la fantaisie, l’élan, les audaces minuscules. Les égarés en sont capables parce qu’il n’y a plus de regards. Et qu’ils en sont à un point où s’ils ne se surprennent pas, ne se dépassent pas, ils sont foutus. » « Dans ce moment de vacance de l’existence, il faut sans cesse trouver, inventer, chercher. Ici le banal disparaît. On réapprend à voir, à observer, à faire survenir. »
« On mue ici, on se refait une nouvelle peau, on change d’identité après avoir été à nu, à vif. » Il s’agit tout simplement de sortir du trou, du silence, de recommencer à être pour pouvoir affronter le monde extérieur. Pour son fils, Flora est décidée : bientôt elle sera prête à quitter le Refuge.   

Dans la troisième partie, c’est Vladimir, qui raconte sa vie et ses choix mais partage aussi avec nous son regard sur sa mère, Flora « l’excentrique », aimante et spéciale. C’est un enfant du chaos, car né un mois à peine après le onze septembre 2001, qui après une enfance on ne peut plus « normale » a décidé de façon brutale, malgré l’incompréhension de son amie d’enfance Lala et l’inquiétude de sa mère face à cette rébellion originale et inattendue, de rejeter la société hyper-connectée et dématérialisée qui l’entoure. Avec trois de ses amis partageant ses convictions, ils ont même fondé « le parti des bleus » (nom donné en lien avec leur décision de s’habiller tous en bleu de travail). Flora s’en inquiète. Si elle vit séparée de Johan, le père de Vladimir, celui-ci reste très présent auprès de son fils et semble continuer de loin à les protéger elle et lui. C’est suite à un événement tragi-comique impliquant son fils que Flora plongera de façon incontrôlable dans la dépression. Le témoignage en première ligne du fils, la manière dont Georgina Tacou nous permet à cette occasion de pénétrer ses pensées, permet au lecteur d’assister de près aux ravages de la dépression et à l’abandon de Flora dans ses bras mais nous permet aussi d’appréhender le lien profond et le respect mutuel qui unissent Johan, Flora et Vladimir et d’espérer un dénouement favorable à cette « crise ».

Évangile des égarés est un texte en trois parties sur la nature de la dépression, ses effets et ses traitements, la perception que peuvent en avoir les familles, bienveillante pour celle de Flora ou non comme celle de Judith, et le regard négatif et apeuré que la société porte sur elle. Pour cela le lecteur suit pas à pas un beau personnage de femme, Flora, de son éloge littéraire de sa bible personnelle qu’est Mars de Fritz Zorn à son cheminement au Refuge qui lui permettra de retrouver par le collectif son chemin et, par amour pour son fils, de reprendre vie. Elle est belle, sensible et touchante cette femme à l’enfance massacrée, cette botaniste pleine d’espoir et d’amour qu’une chute transforme en documentaliste passionnée, cette mère aimante que l’angoisse fait basculer. Sa plongée dans la dépression et sa renaissance sont poétiquement et justement narrées dans Évangile des égarés qui n’est en aucun cas un récit mortifère ou complaisant mais davantage un plaidoyer pour l’humain face à un monde qui l’oppresse et le détruit, une ode à la liberté et au dépassement du conditionnement familial ou social, un refus de cette course effrénée et déraisonnable d’un monde à bout de souffle. « Reprendre vie consiste avant tout à ne pas s'y soumettre. »

Ce sujet délicat est traité par Georgina Tacou avec une justesse et une sensibilité exceptionnelles, l’écriture vibrante, intense et habitée, qui le porte est éminemment littéraire et Évangile des égarés est un roman précieux par le regard respectueux qu’il porte sur la dépression qui touche aujourd’hui de par le monde plus de trois cents millions de personnes et la façon originale dont il pointe du doigt non les victimes mais ce qui dans notre société devenue folle fabrique ce mal-être endémique. Un roman rare, courageux, étrangement positif, qui mérite vraiment lecture.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/03/20)    



Retour
Sommaire
Lectures








L'Arpenteur

(Janvier 2020)
198 pages – 18 €













Georgina Tacou
est écrivaine,
traductrice et scénariste.







Retrouver sur notre site
un article consacré à
Fritz Zorn
(1944-1976)