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Maud SIMONNOT

L’enfant céleste


Dans la maison de sa grand-mère, grâce au vieil album Les découvreurs du ciel, Célian, comme auparavant Mary et son père avant elle, découvre ébloui le personnage de Tycho Brahe. Né en 1546 dans une famille noble, enlevé à ses deux ans par un oncle amiral des armées, défiguré par un cousin à ses vingt ans et contraint à porter dorénavant un nez en or, déshérité pour son mariage avec une paysanne et sa passion pour l’astronomie, l’alchimiste, astrologue et astronome finit par obtenir la protection de Frédéric II du Danemark. Celui-ci lui donna l’île de Ven, « à mi-chemin entre Copenhague et Elseneur dans le détroit de l’Öresund, perle aujourd’hui suédoise de la mer Baltique » « Plus de cent personnes travaillaient sous les ordres de Tycho Brahe qui dépensa des fortunes pour un projet inédit à l’époque : construire en plein milieu de Ven un palais fabuleux depuis lequel il étudierait les étoiles sans relâche » doté d’un observatoire mais aussi d'un centre artisanal pour la confection des instruments et d'une imprimerie pour diffuser ses travaux. Il avait alors pour meilleurs amis « un élan alcoolique et un nain, Jeppe, sorte de bouffon doué pour les mots d’esprit et l’élaboration de thèmes astraux – On prétendait aussi qu’il pouvait lire le futur ». Vingt ans plus tard, contraint par le fils de son défunt protecteur à s’exiler pour hérésie en abandonnant ses biens, il est recueilli par Rodolphe ll, roi de Bohème et de Hongrie, et hébergé au château de Benatky avec le mathématicien allemand Kepler pour assistant. Celui-ci non seulement tiendra sa promesse faite à l’astronome en publiant un an après sa mort « Le catalogue des étoiles » constitué par Brahe, mais s’appuiera également sur ces milliers d’observations accumulées pour « établir les trois lois qui régissent le mouvement des planètes. »
Bref Tycho Brahe, l’homme « qui a su voir dans le Ciel ce que personne n’avait vu », était un être ambigu et mystérieux dont l’histoire romanesque avait tout pour se transmettre de génération en génération et devenir « une source de rêveries intarissables ». 

Mary élève seule Célian. C’est un garçon surdoué dont cette dernière année d’école avant le collège se passe douloureusement. Entre la maîtresse agacée par cet élève intelligent mais qu’elle juge capricieux et fainéant, incapable d’écouter, de s’appliquer pour écrire, de se concentrer et de faire le moindre effort et l’enfant sensible, curieux, passionné par la nature et les sciences, réfléchi et patient mais exigeant et obstiné, qui s’ennuie en cours et ne comprend pas ce qu’on attend de lui, la relation s’est dégradée au fil des semaines et la menace d’un redoublement ne fait qu’envenimer les choses. Manque de chance, le conflit ouvert éclate juste au moment où Pierre, son ami-amant de longue date, rompt avec Mary. Un abandon annoncé par texto qui laisse la jeune femme anéantie. Le cumul est lourd et, consciente que la dépression la guette et que ne serait-ce que pour son fils elle doit réagir, Mary prend une décision radicale : anticiper les vacances et partir avec Célian deux mois sur l’île scandinave de Ven où, à la Renaissance, Tycho Brahe, leur idole commune, a construit le palais d’Uraniborg pour y installer le premier observatoire afin d’étudier le ciel au quotidien. Le garçon, aussi bien pour lui que pour sa mère dont il devine derrière les sourires tristes et les silences la souffrance, se réjouit.

La pension où ils sont logés est accueillante. Solveig, leur hôtesse dont le chien Loki ne quitte plus l’enfant, est vive et chaleureuse. Les repas sont pris en commun avec les deux autres locataires : un universitaire à la retraite surnommé Des Esseintes, natif de l’île et résidant ici à l’année, spécialiste de William Shakespeare et constamment préoccupé des incidences de l’œuvre de celui-ci sur l’astronome local (« Vous saviez qu’on a appelé des satellites d’Uranus, Ariel, Titiana, Obéron ou Puck, en hommage aux esprits de l’air et aux personnages féeriques de Shakespeare ? ») et Björn (l’ours), cousin de la propriétaire. Ce dernier, revenu sur l’île à la mort de son père pour restaurer la maison dont il vient d’hériter, est un grand et beau viking blond. Célian à son arrivée est aux anges. Ces adultes qui dialoguent devant lui sans gêne et répondent avec gentillesse à ses questions, la présence de la bibliothèque qui regorge de trésors dans des langues étranges et inconnues de lui où il peut se plonger sans limite, sont un vrai délice. « Je me demande quels souvenirs Célian gardera de ces conversations, elles l’aident à grandir autant que l’air et le soleil de cette île. » Plus tard, curieux de tout, il s’aventurera seul à la rencontre des pêcheurs ou s’évadera plus loin pour photographier les oiseaux sur la grève ou dans les buissons environnants. « Il a enfin un espace à sa mesure. » Il profite là d’une liberté qui l’excite et le comble, y perd la notion du temps, ne quitte pas ses jumelles et décide de devenir photographe animalier « pour pouvoir passer ses journées à contempler la nature ». Souvent, en après-midi, à vélo ou à pied, il part à la découverte de l’île avec sa mère. Ils longent la côte, traversent le village des pêcheurs avec leurs maisons sur pilotis en bois rouge, explorent le cœur boisé de l’île à la faune et la flore extraordinaires. Leur complicité est alors immense et, quand sa mère s’installe pour fixer avec une aquarelle, une plante, un paysage, un animal qui en a éveillé le désir, l’enfant devine l’apaisement et la réconciliation avec la vie qu’elle semble ici trouver. « La souffrance s’est dissoute dans la pureté des paysages de Ven. » Parfois, la nuit, ils contemplent ensemble le ciel, et tandis qu’elle se laisse happer par « ces mondes flottants qui gravitent en silence », il explique que « ce qui le fascine le plus ce ne sont pas les étoiles scintillantes mais le noir entre les lumières ». Certains jours, sur son bateau à voiles, Björn les embarque leur faisant visiter des petits paradis sauvages inaccessibles par la terre ferme. Célian se doute-t-il qu’entre Mary et le viking des liens d’une autre nature pourraient être en train de se nouer ?

Comme l’écrit librement l’enfant peu avant qu’ils ne quittent Ven : « L’île autrefois était nue. Elle était née de l’écume de la mer du Nord. C’était la plus belle île jamais créée. Dessus il n’y avait que trois êtres : un élan, un oiseau froissé et un garçon très sage (même s’il avait quelques petits problèmes à l’école). La voûte au-dessus de l’île rouge s’était arrondie pour que les plantes puissent venir tourner autour. Copernic et Ptolémée et tous s’étaient trompés : cette île était le centre de l’univers. »

Le roman se termine sur la célèbre phrase de Shakespeare (La tempête): « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves. »

          Ce roman, avec pour support historique et scientifique la vie et les recherches de l’astronome Tycho Brahe sur l’île de Ven à la Renaissance, est porté de façon polyphonique par Mary, la mère, narratrice principale du récit, et Célian, son fils qui, par seize fois, en une ou deux pages, livre directement au lecteur ce qu’il voit, ce qu’il ressent, ce que les autres lui font découvrir. L’écriture délicate, sensuelle, exigeante utilisée par l’auteure pour Mary se fait alors plus naïve voire maladroite et en cela plus sensible et touchante encore avec Célian, mais que la parole soit prise par l’une ou par l’autre elle reste toujours éminemment poétique. Il faut dire que ce petit surdoué, dans sa curiosité débordante, sa clairvoyance, son amour empathique pour la nature, son attention pleine d’affection pour sa mère, est un personnage particulièrement lumineux, et ce rayonnement naturel qui est le sien fait par contraste ressortir la position critique d’une école traditionnelle normative peinant à accepter et accompagner la différence. L’idée subtile d’établir un parallèle entre ce gamin doué d’exceptionnelles qualités d’observation et ce scientifique de la Renaissance qui, à une époque où prévaut encore le respect de la tradition et des anciens, donne la priorité à justement « l'observation » pour, avec le souci constant de valider ses hypothèses au regard de celle-ci, permettre ainsi à l’astronomie de faire un réel bond dans le domaine des connaissances, renforce ici le regard positif porté sur Célian.

Les registres cosmique et naturaliste donnent ici lieu à de superbes descriptions qui transforment ce roman du récit intimiste en véritable hommage à la beauté non seulement de l’île de Ven mais du monde naturel dans sa complétude. Mary, contrainte à mener une vie citadine pour son travail, exprime à plusieurs reprise le manque de ces merveilleux paysages du Morvan où elle a grandi qui s’abat parfois sur elle. Elle ne pourra de même guérir de la dépression où l’a précipitée une déception sentimentale qu’au plus près des paysages sauvages et de la flore de l’île aux côtés de ce fils tant aimé qui lui retrouvera la quiétude en observant la riche faune qui l’entoure. Tout cela converge vers la même affirmation d’une impérieuse nécessité chez l’être humain de rester en contact avec la nature, le règne végétal et animal. 

Outre Shakespeare, personnage historique presque aussi présent que l’astronome, Maud Simonnot ponctue son texte de nombreuses références à la littérature (Rainer Maria Rilke, Emily Dickinson, Georges Bataille, Borges, Huysmans, Lawrence, Reda, Milan Kundera, Eschyle) et de quelques autres appartenant au domaine scientifique (Kepler, Durrell). Par le biais de la photographie assidûment pratiquée par Célian, des aquarelles réalisées par Mary quand la pulsion lui en vient, et de cette figure du pêcheur anonyme qui peint plantes et verdure sur sa toile pour combler le manque de vert qui lui vient lors de ses sorties en mer, les arts graphiques ne sont pas ici oubliés. À travers les nombreuses références et évocations artistiques faites ici, jamais l’auteure ne semble opposer l’Art et la Nature mais les envisage au contraire dans une complémentarité quant à la connaissance, l’émotion et la perfection.    

C’est à un émouvant rendez-vous avec un couple mère-fils et un fort beau voyage dans la réserve naturelle de Ven, perle de l’Øresund en Scanie (province sud de la Suède) que nous convie ici Maud Simonnot. Ne boudez pas ce plaisir !   

Dominique Baillon-Lalande 
(20/08/20)   



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Lectures








L'observatoire

(Août 2020)
176 pages - 17 €













Maud Simonnot
a reçu le prix Larbaud et a été finaliste du prix Médicis (essai) en 2017 pour son premier livre, La nuit pour adresse, biographie de Robert McAlmon publiée chez Gallimard.