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Patti SMITH

L’année du singe


Au seuil de ses soixante-dix ans, en 2016, année du singe pour les Chinois, Patti Smith entreprend le récit d’une longue pérégrination solitaire et atypique à travers les USA (New-York, Californie, Arizona, Kentucky), le Portugal, la Catalogne, et, peut-être à Ayers Rock (Uluru / Australie), lieu sacré pour les Aborigènes où un monolithe rouge domine la plaine par sa couleur, sa masse et ses 350 mètres, qui l’a toujours fait rêver. Ce récit, loin du classique carnet de voyage touristique et du vrai-faux journal intime est plutôt un patchwork d’observations sensibles de ce et ceux que le hasard lui fait rencontrer lors de ces différents déplacement physiques ou imaginaires. Pour Patti le voyage, de motels en rivages, des dorures de l’opéra aux odeurs d’un bar miteux, ce sont des instants d’émotions et des bribes de conversations qu’elle capte dans les bars où elle aime se réfugier pour côtoyer et observer ses semblables. Elle y fait parfois d’étranges rencontres, comme un certain Ernest, un être qui apparaît et disparaît sans crier gare (une incarnation peut-être ?) et saute d’une idée à l’autre, ou Cammy, la jeune femme tourbillonnante qui l’ayant plusieurs fois prise en auto-stop lui a parlé de ces disparitions inexpliquées de groupes d’enfants simultanément dans plusieurs villes sans que l’événement ne soit jamais évoqué dans les actualités. Les objets aussi n’en font qu’à leur tête : des milliers de papiers de bonbons non froissés ont été mystérieusement retrouvés sur les plages de la côte et l’enseigne lumineuse du Dream Inn où Patti passe la nuit l’interpelle à son passage semblant pénétrer ses pensées.  « Il y a de nombreuses vérités et il y a de nombreux mondes. »

Mais, son errance est aussi habitée par une réflexion profonde sur l’effritement du monde, la destruction de l’environnement, la nature et la planète ou le contexte social et politique des USA marqué par la récession, les discriminations et les injustices. « Le grand Nijinski et Anna Pavlova avaient dansé sur cette scène, et des gens comme Sarah Bernhard, les Marx Brothers, Ethel Barrymore et Harry Houdini y avait également brillé. La ségrégation avait jadis été appliquée dans ce théâtre et les gens de couleur étaient alors relégués aux sièges des balcons, en hauteur. Cette tache dans l’histoire du théâtre n’était pas dénuée d’ironie car ces sièges bénéficiaient en réalité de la meilleur acoustique » Patti fait bien ressentir sa compassion pour ceux que la pauvreté condamne à dormir dans la rue ou ces migrants prêts à tout perdre pour un espoir de vie meilleure. « J’ai rêvé d’une longue file de migrants marchant d’une extrémité à l’autre de la Terre, bien loin de ce qui fut jadis leurs maisons. Ils traversaient les déserts, des pleines arides et d’inhospitalières zones humides où de larges rubans d’algues non comestibles, plus brillantes que le ciel de Perse, s’enroulaient autour de leurs chevilles. Ils marchaient en traînant derrière eux leurs drapeaux, vêtus de l’étoffe des lamentations, cherchant la main tendue de l’humanité, un abri où nul abri ne leur était offert. »
« Tout n’est qu’un tissu de mensonges, une élection douteuse truffée de gaspillage. Des millions déversés dans un trou tapissé de plasma, dépensés en d’incessantes publicités télévisées douteuses (…) Autant de ressources qui auraient pu être utilisées pour gratter le plomb des murs des écoles en ruine, accueillir les sans-abris ou nettoyer les rivières souillées. (…) Le soir de l’élection, j’ai rejoint une congrégation de bons camarades et nous avons regardé le terrible soap opéra baptisé élections américaines se dérouler sur une télé grand écran (…) vingt-quatre pour cent de la population avaient élu le pire d’entre nous pour représenter les soixante-seize pour cent restants. Vive notre apathie américaine, vive la sagesse tordue du collège électoral ! »

Mais L’année du singe est aussi un livre sur le temps qui passe, la vieillesse et la mort.  Si Patti Smith y parle peu d’elle-même et de sa famille, elle y évoque plus longuement les fantômes des disparus qui hantent sa mémoire (Jerry Garcia, Roberto Bolaño) et les êtres chers en train de s’effacer comme Sandy Pearlman, producteur musical auquel un sentiment d’amitié la lie depuis plus de quarante ans et récemment retrouvé dans le coma, ou l’écrivain Sam Shepard atteint de la maladie de Charcot en phase terminale. « Les grains se déversent et je remarque que les morts me manquent plus que d'habitude. » « D’abord Mohamed Ali est mort puis Sandy et Castro et la princesse Leia et sa mère. Beaucoup de choses dures se sont produites, engendrant des choses encore plus terribles, et puis il y a eu l’avenir qui est venu et reparti, et nous sommes là, encore en train de regarder l’éternel film de l’humanité, un long enchaînement de privations se déroulant en temps réel sur d’énormes écrans perpétuels. Des injustices déchirantes constituant la nouvelle réalité de la vie. L’année du singe. » Mais pour l’apitoiement il faut aller voir ailleurs ; chez Patti Smith, la perte se peuple de souvenirs et d’images car ceux que l’on a aimés ne vous quittent jamais. L’absence physique n’est pas le vide, parler à Sandy Pearlman dans sa chambre d’hôpital ou se connecter avec lui à distance, c’est pareillement communiquer avec son vieil ami à travers son coma. « Sandy ouvre tes yeux. J’ai tracé ces mots de ma main gauche sur la vitre, passant et repassant sur les mêmes traits, comme pour produire une formule magique. »
L’année du singe regorge de références: de passages de la Bible au cinéma (Apocalypse now, Au cœur des ténèbres, La bête aux cinq doigts, Les enfants du paradis, Le troisième homme, Matrix, Medea de Pasolini, Orphée de Cocteau) , des arts plastiques (Chasse à la licorne, Van Eyck, Albrecht Dürer, Chagall, Frida Kahlo) à l’opéra (La Callas, Wagner) ou au théâtre (Shakespeare), et surtout la musique, ce qui n’est pas surprenant pour la célèbre auteure-compositrice-interprète rock, à travers les titres diffusés par l’autoradio lors de ses déplacements ou les artistes dont les morceaux l’ont accompagnée sa vie durant comme Jimmy Hendrix, Billie Holiday, Jim Morrison, Nina Simone, Benjamin Britten, et surtout Grateful Dead et Richard Wagner auquel son complice de toujours, Sandy Pearlman, vouait un vrai culte. 
De même, la poétesse qui compte une vingtaine de livres à son actif balaye la littérature de Marc Aurèle, Dante ou Virgile à Stevenson, Nerval, Oscar Wilde, Ezra Pound, Proust, Faulkner, Milton Blake, Walt Whitman, Baudelaire, Antonin Artaud, Nabokov, Tabucchi, Bruno Schulz mais aussi J. G. Ballard, Stephen King, et Martin Beck, etc. Quelques-uns y assurent cependant une présence plus soutenue. Ainsi en est-il d’Allen Ginsberg dont elle emporte toujours un recueil de poèmes dans ses bagages, de Pessoa dont elle va visiter la maison à Lisbonne ou encore de Samuel Beckett, ce grand maître de l’absurde et de la dérision dont l’acteur, poète, scénariste et dramaturge Sam Shepard a toujours reconnu l’influence sur son propre travail. Tandis que Patti faisait cette année-là plusieurs séjours chez lui pour corriger sous sa dictée son tout dernier texte, les fantômes de Hamm et Clov (Fin de partie) planaient sur leurs rencontres : « Qu’est-ce qui est réel de toute façon ? (…) Ces mains mortes sont-elles plus réelles que les mains dans mes rêves qui peuvent lancer une ligne ou tourner un volant ? Qui sait ce qui est réel ? » « Tout est matière première pour une histoire, ce qui veut dire, je suppose, que nous sommes tous matière (…) Nous sommes devenus une pièce de Beckett, dit Sam doucement. » Le chat ou le Lièvre de Mars d’Alice au pays des merveilles, chef d’œuvre de  fantaisie et du nonsense anglais, prennent aussi plaisir à s’échapper des pages pour s’inviter dans les divagations mentales de Patti. La porosité chez elle de la frontière séparant veille et sommeil ne peut que la prédisposer à intégrer presque naturellement la distorsion de la réalité proposée par Lewis Carroll dans son Pays des merveilles. Mais, plus que tout autre, Roberto Bolaño, poète et romancier chilien plusieurs fois primé : 2666, son chef-d’œuvre posthume écrit dans cette maison de Catalogne que l’Américaine a visitée des années plus tard lors d’une tournée, et La piste de glace (1993), incarnation remarquable de la distanciation avec le réel, truffé de jeux (puzzle, labyrinthe, paires…) et d’humour au second degré, nimbé de mystère et d’onirisme, sont ici l’objet d’un hommage particulier. Patti, comme lui, pense que le monde est une énigme et que l’interprétation de cet étrange chaos s’avère impossible. Avec ces frères d’écriture, elle partage cette confusion entre vie et rêve, réel et fiction. Ce voyage immobile traversé par la littérature et la musique et accompagné de l’affection, au passé et au présent, de ceux qui vivent en elle, est pour elle une façon d’être au monde car seules ces connexions qu’elle crée offrent une résistance à la mort et lui permettent de réinventer la vie.

Émaillant ces dix-sept chapitres, trente-cinq photos polaroid noir et blanc dont la plupart de l’auteure, saisies sur le vif sans prétention artistique, témoins d’un instant et d’une émotion, se posent en écho au texte dans un jeu de correspondance qui vient conforter la part de réalité du récit.
Loin de toute nostalgie, Patti Smith nous invite ici à vagabonder dans notre siècle en compagnie de ses mots et ses images, à la rencontre de la beauté, de l’émotion et du partage. Avec L’année du singe, c’est à la fois la personnalité fantasque de cette écrivaine, plasticienne, musicienne hors normes et la femme humble, généreuse, authentique et engagée dotée d’une culture artistique qui n’a d’égale que sa richesse intérieure, qui à travers son écriture poétique, surprenante, pudique et passionnée s’offrent à nous. Comment résister à cette invitation à cheminer à ses côtés durant ce vagabondage de cent-soixante-seize pages, touffues, lyriques, énigmatiques, empreintes d’une mystique toute personnelle et animées d’une foi inaltérable dans l’art comme remède de l’âme ?
Une lecture troublante, émouvante et envoûtante. 

Dominique Baillon-Lalande 
(18/11/20)    



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Lectures








Gallimard

(Octobre 2020)
192 pages - 18 €

Version numérique
12,99 €


Avec 35 photos


Traduit de l’anglais
(États-Unis)
par Nicolas RICHARD









Patti Smith,
née en 1946 à Chicago, est chanteuse et musicienne de rock, poétesse et écrivaine, peintre et photographe.



Bio-bibliographie
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