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Pascal MANOUKIAN

Le Cercle des Hommes


Gabriel, autrefois captivé par la lecture des carnets de Raymond Maufrais, explorateur solitaire de vingt-quatre ans, parti et disparu dans la forêt guyanaise vers 1950, est aujourd’hui un riche et puissant homme d’affaires impliqué dans la déforestation en Amazonie. Aux commandes d’un petit avion privé, il survole la limite entre la Guyane et le Brésil pour signer sur place un contrat juteux. Le paysage – « La boucle d’un fleuve entourait l’ensemble d’un cercle parfait, à peine ouvert à l’ouest par une étroite bande de terre (…) à l’intérieur une beauté primaire, unique, presque irréelle, un reste d’Eden oublié là, posé intact depuis des millénaires au milieu de l’immensité » – le subjugue. Il s’émeut à la pensée de son ancêtre Diego parti avec une armée de cinq cents volontaires espagnols pour les Amériques mais débarqué au Brésil qui, après deux ans à défricher la côte, s’était enfui avec quelques compères dans la jungle à la recherche d’un lac dont on racontait que le roi nu s’y baignant en ressortait couvert d’or. Ce fut un voyage sans retour. Tout à ses réflexions Gabriel ne voit pas venir une nuée d’oiseaux se jetant sur l’appareil, éclatant le cockpit puis s’engouffrant dans les réacteurs. L’engin en feu lancé en chute libre pique vers le sol et le corps de Gabriel évanoui en est éjecté en pleine jungle.   

Dans cette forêt amazonienne où Gabriel a échoué, vivent encore quelques tribus isolées, fragilisées et menacées, dont les Yacou provisoirement installés près de l’endroit où s’est écrasée la carcasse. C’est un peuple de nomades qui refusent de se sédentariser  car s’installer reviendrait à prendre possession de la  nature qui les nourrit et à en modifier ainsi l’équilibre. Chacun, doté à la naissance d’un double animal, est tenu d’honorer et respecter ce qui l’entoure, faune et flore, fleuve, forêt, soleil et éléments. « À côté de leurs couches, les traces d’un gros puma en témoignaient. L’animal s’était reposé à quelques mètres avec son petit, pendant la nuit, sans les voir. Peïne fouilla les déjections : la femelle jeûnait depuis deux jours, sa progéniture boitait et souffrait sans doute de parasites. L’Indien se promit de leur laisser les restes de la pêche avant de lever le camp. Une autre fois peut-être les fauves lui abandonneraient une carcasse pour nourrir les enfants. » Ils ont ainsi coutume de régurgiter le matin ce qu'ils n'ont pas digéré de leur repas du soir pour rendre à la terre ce qu’elle leur a fourni et la nourrir comme elle les a nourris la veille, avant de nommer la couleur du vert (chez les Yacou on connaît cinquante-sept mots pour décrire les nuances du vert) qui décidera du mode plus ou moins actif de leur journée. Le secret de la longévité de la tribu tient à ce respect de tous les instants de leur environnement naturel, à la règle établie de ne jamais sortir du cercle de la forêt et à sa discrétion rendue possible par sa mobilité et la limite qu’elle s’est imposée de ne jamais dépasser le chiffre de huit personnes pour chacun des clans. L’expérience a appris aux anciens qu'être trop nombreux engendre des problèmes de survie et de conflits. Les Yacou vivent donc au jour le jour sans faire de réserve et en effaçant leurs traces. Le clan que le lecteur découvre et suit se compose de Mue, un vieux chaman aveugle au crâne fendu avec, autour de lui, Peïne, le sage, sa femme dite « la tatouée » aux arabesques bleues, Solitude,« la veuve aux seins vides », « Sans Nom » et son enfant, « le Rebelle », un jeune mâle de vingt ans au regard noir méfiant comme un jaguar et « le Héron », adolescent fragile et curieux. Pour éviter la consanguinité les tribus de Yacou dispersées aux quatre points cardinaux du territoire, se réunissent une fois par an pour que filles et garçons en âge de procréer se choisissent. Si deux couples se forment ou des jumeaux viennent à naître mettant à mal le chiffre de huit, un autre, le plus vieux ou le père des nouveau-nés, doit s’effacer. Chez les Yacou ce sont les femmes qui ont les armes et sont chargées de la chasse. Les hommes eux s’occupent de la pêche, de la cueillette et du feu. « Il n’existait pas de mots pour dire “maman” ou “papa” en yacou, ni pour dire “merci”. Les enfants appartenaient à tous et l’entraide, nécessaire à la survie du peuple du Cercle, ne se questionnait pas. Comme l’eau, l’air, la forêt et tout ce qui entourait la tribu, elle était naturelle. » Ils vivent en démocratie directe.  « Chaque jour le sage désigné devait solliciter le renouvellement de son mandat par un vote et son autorité pouvait à tout instant être questionnée devant le Rassemblement dans l'Intérêt du Clan, une assemblée mobilisable jour et nuit. » Leur langage, réduit au minimum, est tourné vers l’essentiel et un cri spécifique leur suffit pour se localiser les uns les autres en cas de besoin. Malgré toutes ces dispositions, les Yacou sont en voie de disparition car leur survie se trouve directement menacée par l’exploitation de leur milieu naturel par des grands « serpents jaunes » qui font « pleurer les arbres » (entendre les bulldozers qui arrachent les arbres).

Le corps inconscient et à demi brûlé de l'homme d'affaires, retenu par l'épaisseur de la forêt tropicale, sera bientôt retrouvé par la tribu. Mais cette « chose » à la peau blanche pleine de poils et étrangement enveloppée de noir tombée du ciel ne ressemble à rien de ce qu’ils connaissent. Cela les rend méfiants. Est-ce un homme, un singe ou un cochon ? Dans le doute, pour se laisser le temps de l’observer et de mesurer son éventuelle dangerosité, ils jettent le corps dans une fosse avec les cochons sauvages. Quand Gabriel se réveille c’est blessé, ne parvenant ni à se mettre debout, ni à retrouver ses esprits, ni à émettre autre chose qu’un grognement. Il ne se souvient de rien. Ces animaux sauvages avec lesquels il cohabite ne lui disent rien qui vaille. Si la femelle qui allaite ses petits lui semble bienveillante, il est terrorisé par ce mâle monstrueux et agité qui lui fait face en le regardant d’un sale œil. Commence alors pour l’homme d’affaires une lutte au jour le jour pour la survie. Il doit impérativement et rapidement recouvrer la mémoire et retrouver qui il est afin de pouvoir se faire reconnaître et être secouru par ces indigènes nus qu’il a entraperçus s’il veut s’en sortir. Au bout de quelques jours, douloureusement et avec beaucoup de difficultés, Gabriel parvient à se tenir debout.  Le jeune Héron qui, curieux, vient régulièrement l’observer, alerte le clan : la chose bizarre n’est pas un cochon puisqu’il se tient sur deux jambes. Bien qu’il lui manque encore la parole et quelques autres compétences essentielles aux yeux des Yacou pour attester définitivement de son appartenance au genre humain, ils le sortent de la fosse pour le confier aux soins du Chaman. Ce n’est que la première étape vers son intégration potentielle au sein de la tribu et par précaution, le blessé restera tout de même attaché et surveillé...

                     Le Cercle des Hommes se construit dès lors sur l’opposition entre deux mondes : d’un côté la nature, les croyances ancestrales, l’instinct, la primauté à un collectif qui respecte chacun, incarnés par les Yacou , de l’autre l’attrait pour le pouvoir et l’argent, la technologie, l’individualisme, la futilité et la vanité, le non-respect de la nature et de l’individu représentés par Gabriel. Deux mondes a priori si éloignés l’un de l’autre qu’aucun rapprochement ne semble possible. « Gabriel passait sa vie à courir après tout et n'importe quoi, sans jamais se satisfaire de rien. Les Yacou se contentaient, eux, de poursuivre les abeilles en se léchant le bout des doigts avec la même gourmandise depuis cinq mille ans. » Et pourtant, à celui qui s'enorgueillissait de sa montre à 250000 euros, à ce puissant expert des plans sociaux qui lors des fusions acquisitions tenait entre ses mains le sort de centaines de milliers de salariés sans en connaître aucun, à celui qui se faisait de l’argent sur cette terre au détriment des tribus dont elle est le berceau, il faudra oublier ses réflexes de prédateur pour redevenir un être humain plongé dans cet élément de lui inconnu : la nature. La scène au début du roman où les Yacou s’interrogent sur l’identité humaine ou animale de « la chose » découverte, en dehors de son aspect farce qui a visiblement beaucoup amusé l’auteur, en est un ressort essentiel non seulement parce que l’auteur, par cet improbable retournement de situation, confie la survie du bourreau aux victimes positionnant cet homme moderne vaniteux et destructeur maintenant blessé et démuni dans une société dont il ne connaît ni les codes ni la langue pour se faire reconnaître comme homme important, alors que ces sauvages dont il dépend vont jusqu’à mettre en cause sa nature même d’être humain en le ravalant au rang d’animal le temps de pouvoir trancher la question. Cela résonne non sans malice comme un écho inversé aux controverses publiques organisées à Valladolid (Espagne, août 1550) sur le statut qu'il fallait donner aux Indiens pour justifier ou interrompre leur massacre. Pour Gabriel, le saut dans l’inconnu qui s’impose à lui pour pouvoir simplement survivre jusqu’au moment où l’opportunité d’un retour chez les siens se présentera, est tellement incroyable et l’initiation à la culture Yacou suffisamment longue pour qu’une révolution personnelle accompagnée de questionnement existentiel et de remise en question de ces valeurs qu’il croyait absolues et reconnues de tous auxquelles il avait fait allégeance depuis toujours, se produisent, modifiant les donnes.

Mais si cette opposition qui tire vers la fable sert fort bien l’envie de Pascal Manoukian d’offrir à ses lecteurs avec Le Cercle des Hommes un vrai roman d’aventures mouvementé faussement naïf et plein de rebondissements, son ambition ici va au-delà. Bien que cette confrontation serve effectivement de moteur initial à l’histoire, elle passe ensuite au second plan au profit de deux axes essentiels. Tout d’abord le rapport de l’homme à la nature avec dans son sillage le drame de la déforestation amazonienne, la pollution  de l’environnement, la vacuité et nocivité de notre société hyper-consommatrice et hyper-connectée et leurs conséquences, puis la place et le sort de l’être humain dans un monde que Pascal Manoukian ne cesse d’explorer en se focalisant sur les drames comme la guerre dans Le Diable au creux de la main, la condition des migrants dans Les échoués , l’horreur de Daesh dans Ce que tient ta main droite t’appartient, la destruction du monde ouvrier dans Le Paradoxe d’Anderson et aujourd’hui celle des derniers Indiens d’Amazonie dans Le Cercle des Hommes. Les romans de Pascal Manoukian ont tous en commun, à partir des expériences journalistiques et personnelles (ce dernier roman s’appuie sur une expédition de huit mois à la rencontre des tribus amazoniennes entreprise à la fin de ses études) de l’auteur, de dénoncer la cruauté d’un monde devenu fou où l’humanité recule. C’est prioritairement cette humanité qui fait sujet dans les romans de Pascal Manoukian, à travers ces focus choisis en lien avec l’actualité. Dans ce dernier roman, il évoque à la fois la question écologique de la déforestation amazonienne et le génocide des tribus indigènes isolées qui s’y rattache, accentué aujourd’hui au Brésil par les choix de Bolsonaro qui considère les Indiens comme « un peuple sans culture auquel il serait idiot de consacrer 13% des terres du pays ». Ce feu vert donné par le chef de l’État aux grosses sociétés a provoqué depuis 2018 un doublement de la déforestation de la forêt amazonienne. « La veille, le Brésil avait fait un immense bond en arrière en s’offrant un président nostalgique de l’ordre et de la dictature militaire. L’Amazonie et toute l’industrie du pays étaient à vendre. Premiers arrivés, premiers servis – les meilleures affaires se font à l’ouverture, disait son père –, tant pis pour les travailleurs sans terre, l’écosystème, les espèces menacées et les Indiens. Les conquistadors étaient de retour. »   
« Les Yacou sont un peuple ‘fossile’ de ce que nous étions. Ils savent depuis toujours que la nature n’est pas inépuisable, qu’il faut respecter l’équilibre entre les espèces et croient à l’intérêt du groupe. (...) Il n’y a que très peu de temps que nous nous sommes coupés du reste de la biodiversité, cela date de la révolution industrielle. Il est temps de concevoir un autre moteur que le profit et la réussite individuelle (...)La planète se fout de l’homme, elle existe depuis cinq milliards d’années et se passera de lui (…) Demain nous nous retrouverons peut-être dans une logique de survie semblable à celle des Yacou de mon livre (...) On est à un instant critique et il devient urgent de changer de modèle pour retrouver un monde à dimension humaine respectueux de l’environnement», nous dit l’auteur lors de la présentation de son livre sur France Inter et la RTBF.

Du roman d’aventures à la fable écologique, de l’étude ethnologique au roman d’actualité, Le Cercle des Hommes alterne sans clichés la beauté et l’horreur, la réflexion et le divertissement. Avec poésie, humour et spiritualité, l’auteur y porte un regard inquiet sur l’actualité écologique, respectueux sur l’être humain dans toute sa variété, et nous invite à repenser le rapport de ce dernier avec la nature. « Apprenez à vos enfants ce que nous apprenons à nos enfants, que la terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la terre arrive aux fils de la terre. Lorsque les hommes crachent sur la terre, ils crachent sur eux-mêmes. Nous le savons : la terre n'appartient pas à l’homme, c'est l’homme qui appartient à la terre. » Un livre foisonnant et passionnant qu’il est difficile de lâcher avant les toutes dernières lignes.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/07/20)   



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Seuil

(Janvier 2020)
336 pages - 19,50 €













Pascal Manoukian,
photographe, journaliste, réalisateur, a couvert un grand nombre de conflits. Ancien directeur de l’agence Capa, il se consacre à l’écriture.







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