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Pia MALAUSSÈNE

L’aurore


Elle aimait passionnément cette petite sœur aux beaux yeux bleus « d’une pureté glaciale » qui « ne regardaient pas ».  Cette cadette qui « ne savait pas se servir du monde » qui « avait peur de tout, tout le temps » et qu’elle sent constamment au bord du précipice. La fragile Agnès basculera à cause d’une question anodine posée par sa sœur lors de l’obtention de sa thèse sur la structure fractale du papillon. Il en suivra une confusion telle, qu’avec son accord, il ne reste plus à son aînée qu’à la conduire à l’hôpital psychiatrique de Sainte-Anne pour obtenir aide et assistance.  Un abandon qui blesse profondément celle qui franchit seule le porche de sortie de l’établissement et la détermine plus que jamais à fouiller l’histoire familiale pour comprendre l’insupportable qui aurait précipité sa petite sœur depuis son tout jeune âge dans les bras de la folie. « Quelque chose clochait dans notre famille et ses trébuchements successifs à n'en pas douter avaient eu raison d'Agnès. »
Le père gendarme, mécanicien affecté à l’entretien des Jeeps, avait été envoyé en Guyane avec sa femme et son fils de cinq ans. Huit ans plus tard, il sera, avec deux filles en plus de sept et trois ans, rapatrié pour de graves crises intestinales apparues un ou deux mois plutôt qu’aucun diagnostic clair ne parvient à identifier et qui ne lui permettent plus d’assurer son service. De la Guyane dès lors, ils ne parlèrent plus. « Mon père n’avait rapporté de Guyane qu’un "souvenir de Cayenne", une petite guillotine fort bien ouvragée, garantie pour être la réplique miniature de la vraie. Elle était fabriquée par des forçats reconvertis dans l’artisanat, devenus vieux sans avoir pu quitter les pierres chaudes des bâtiments envahis par la végétation. Cette petite guillotine était vendue pour trancher le bout des cigares. » De diagnostics erratiques en traitements ou interventions plus inefficaces les uns que les autres, l’homme ne retrouvera jamais une vie normale. Le fils aîné, Christophe, pour fuir l’atmosphère sinistre de la maison, s’engagera dans l’armée dès ses dix-huit ans. Puis ce sera au tour de sa sœur de prendre un peu de distance pour suivre ses études. La mère, seule désormais, se partage donc entre la veille et la surprotection de la fantasque, introvertie et fragile benjamine et ce mari qui la condamne au rôle éternel d’infirmière. Une fois, une seule, n’y tenant plus et considérant qu’Agnès, étudiante, pouvait avec l’aide de sa sœur vivre en autonomie et que l’état de santé de son époux semblait stationnaire, elle finit par se prendre deux mois de vacances auprès d’une amie. Elle ne reverra pas son mari vivant.
Dès lors la famille explose : la mère vend la maison et quitte Paris alternant séjours en Alsace et à Saint-Jean-de-Luz, ne laissant pour nouvelles, de loin en loin, qu’une carte postale de l’une ou l’autre de ses villégiatures avec une formule minimale et convenue au dos, envoyées semble-t-il uniquement à ses deux filles. Christophe, marié sans enfant, vit dans le Sud et ne donne ni ne prend de nouvelles de personne. La grande sœur mènera de front sa propre vie de célibataire et la protection rapprochée d’Agnès. « Toute mon existence s’était attachée au piquet de sa folie et si la corde lâche pouvait permettre que je m’éloigne un peu ou donnait l’illusion que j’étais sans licol, je restais cependant dans les alentours et tout me ramenait à elle. »
Après l’internement d’Agnès, sa sœur traverse toute la France en voiture pour en informer de vive voix ce frère qu’elle ne passe généralement voir qu’une fois par an et brièvement en été. « Je m’étais sans relâche appliquée à rapporter de petites souris que je déposais aux pieds de mes parents, de mon frère, dans un mouvement d’offrande dont j’attendais grandes félicitations, mais de ces menues prises les autres de ma famille ne faisaient jamais le festin que j’espérais. (...) Je ne me décourageais pas, je voulais que cette famille existe, en être membre, dépositaire de son histoire, secrétaire de sa folie. » « Combien de temps avons-nous partagé la même portion d’existence ? Nous cinq par exemple : on a passé huit ans ensemble, c’est tout. C’est quoi à l’échelle d’une vie ? Sans compter que pendant huit ans, on n’a pas vécu les mêmes choses. » Un mur les a toujours séparés mais elle est décidée cette fois à interroger l’homme taiseux qui refuse toute complicité et passe son temps plongé dans son arbre généalogique et ses bocaux de confiture, pour tenter de comprendre ce qui a détruit cette famille et plus encore celle qui, sacrifiée sur l’hôtel du secret, en paye aujourd’hui le prix fort à Sainte-Anne. Face à ses questions, la tension monte et de dérobades en agressions verbales Christophe, en réaction aux souvenirs heureux de Guyane évoqués par sa sœur, finit par craquer. Il lui suffit de lâcher le nom de Marcel Janvier dit Coco, « vieux blanc » comme on appelait à l’époque les ex-bagnards, pour que la digue se rompe et qu’il raconte enfin le drame qui, dans la cabane de cet homme, a fait basculer le destin de toute la famille. « Ce qu’on ne peut pas dire, c’est l’horreur. »

                        L’événement traumatique initial prend peu de place dans la pagination du roman et ne prend son importance qu’à travers les réactions qu’il produit : la trouille d’être puni d’un gamin désobéissant, la violence animale d’un père pris de court. C’est le poids de la culpabilité et des mensonges qui s’y rattachent et davantage encore celui du silence et du secret qui se referme dès lors comme un piège sur ceux qui savent et ceux qui ne doivent pas savoir désagrégeant lentement et irrémédiablement les deux clans en présence, qui se taillent ici la part du lion. L’injonction à ne pas dire revient pour l’enfant à nier l’existence première de la scène, les émotions et frayeurs qu’elle en a ressenti et par-delà son statut même d’être vivant. Ce jour-là, pour elle, le temps s’est arrêté et seules les jupes maternelles où elle se réfugie depuis et la répétition de gestes quotidiens et obsessionnels venus verrouiller toute ouverture vers l’extérieur, le vivant et l’inconnu, ont jusque-là garanti au fantôme de gamine jamais grandie qu’elle est brusquement devenue une apparence de normalité et de vie. « Il y a des folies insinuées plus fortes que le fracas du délire, des distorsions plus discrètes que l’éblouissement des hallucinations, des silences plus assourdissants que le brouhaha des voix. »

Mais même lors de la crise majeure ayant conduit Agnès à Sainte-Anne et l’entretien qui suivit entre la malade et le psychiatre en présence de la narratrice,  Pia Malaussène ne glisse jamais dans L’Aurore vers le roman descriptif ou analytique sur la folie. Si la présence de la benjamine internée flotte sur l’ensemble du roman, c’est non comme cas de démence mais comme objet de l’affection profonde que lui porte la narratrice et comme moteur de sa quête de la vérité et de la lutte contre le secret familial que, consciente de la souffrance de sa cadette, elle décide d’entreprendre. « Une curieuse intuition m’avait convaincue qu’elle n’était pas folle mais l’était devenue et qu’elle ne parvenait pas à cesser de l’être. »  Et si, à travers le personnage du père orphelin de mère à ses cinq ans, dépressif et enfermé de façon pathologique dans la maladie suite au drame, du frère resté depuis cloîtré dans son remords et sa culpabilité cherchant l’oubli et le repos dans la fuite, l’action ou les gestes répétitifs que nécessitent l’élaboration des confitures, leur mise en pot et leur étiquetage, puis leur rangement méthodique et maniaque afin de neutraliser la moindre pensée, tous deux semblent en équilibre instable à la frontière entre la normalité et cette pathologie où ils ont tous deux involontairement précipité Agnès, cette question n’est ici qu’esquissée et jamais frontalement abordée.

Les secrets de famille ont toujours été un thème de choix pour la littérature et c’est là, plus que la folie ou le drame lui-même avec ses divers effets, le vrai sujet qui sous-tend L’aurore de la première à la dernière page. À travers ce roman, c’est la capacité même de mettre des mots sur la réalité et le constat de la nécessité pour l’homme d’exprimer les sentiments vécus face à une scène traumatisante au lieu de tout enfouir en soi, qui s’illustrent. Mais si pour le père, mort le boulet au pied, et pour Christophe, éternellement entravé par la culpabilité et traumatisé par la violence paternelle lors de la scène qui a brisé net son adolescence, qui ont de concert imposé le secret à toute la famille, il est trop tard pour être sauvés, rien n’empêche d’espérer qu’à partir de cet aveu trop tardif et furtif  fait sous forme de provocation autant que de libération à sa sœur par le grand frère, le secret enfin révélé constitue une étape importante. Il donne en effet à celle-ci la clé pour mieux comprendre, accompagner et aider la petite Agnès en souffrance, voire pour livrer cette pièce du puzzle aux professionnels qui l’ont en charge pour les aider à réparer les dommages subis.  L’obstination de la narratrice, victime collatérale de cette sombre histoire familiale, qui n’a de cesse de revenir à la source pour mettre des mots sur la réalité passée est courageuse, et cette lutte contre l’obscurité et le silence qu’à sa façon personnelle et chaotique elle mène pour sortir sa sœur de l’enfer, pourrait aussi s’avérer positive pour elle-même. Connaître la participation de chacun dans la construction de ce malaise familial qui a précipité Agnès dans la folie et l’a elle-même condamnée à l’exclusion, pourrait constituer une sorte de double libération.

Le style ce premier roman est simple et fluide non sans un certain goût de la formule : « La folie ce n’est pas de perdre la tête mais de n’avoir plus qu’elle », « J’ai éteint toutes les lumières et je suis restée dans la nuit jusqu’à ce qu’elle renonce. J’attendais l’aurore, pour voir », « tout pouvait être raconté et on ne s’en privait pas. Il fallait simplement que ce soit pour ne rien dire », « ces murs découragés de ne rien pouvoir contenir, juste enfermer » et de l’image : « ces enfances gâchées avec les corps égarés des petits enfants, vouées à construire des vies d‘adultes qui ne tiennent debout qu’érigées en monuments aux morts avec ces noms gravés », « l’aurore passait ensuite sa main pâle sur les plis de la nuit et le jour se levait, impassible, sur un monde défroissé. »
Si l’épisode guyanais, par les descriptions détaillées de sa faune et sa flore luxuriante, ajoute une touche d’exotisme non négligeable à l’ensemble, il n’en est pas moins documenté sur l’histoire du bagne, ceux qui y étaient envoyés et ceux qui n’en sont jamais repartis. Ces parenthèses quasi documentaires ancrées dans une réalité extérieure (le bagne, l’hôpital psychiatrique, l’atelier de réparation automobile, le rapport d’Agnès aux sciences en général et aux fractales en particulier...) apportent à ce récit personnel sombre et oppressant des espaces de décompression fort bienvenus et bien placés. On y sent en outre une vibration particulière de l’auteure dans les descriptions de la nature (de Guyane, du Sud ou d’un parc parisien) tant dans le domaine du végétal que du règne animal.  
Le fait de positionner sa narratrice à la limite du dedans (elle est impliquée personnellement dans cette histoire par son appartenance à la famille et surtout son amour pour Agnès) et du dehors (par son absence de la scène du drame et ses non-relations avec son frère et son père) permet à l’auteure d’alterner sentiments, intimité et  proximité avec un regard extérieur rationnel dénué d’affect pour une plongée hors du commun dans les relations entretenues par les membres d’une même famille au cœur de la tourmente.

Un roman dense et tendu qui de la Guyane à Paris, de l’univers des fractales à celle des confitures, de la folie à la botanique, sait nous tenir en alerte constamment non sans laisser entrevoir au plus profond du gouffre une aurore possible.

Dominique Baillon-Lalande 
(27/08/20)   



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Mercure de France

(Août 2020)
112 pages - 12,80 €













Pia Malaussène,
née dans les années 1960 d’un père chercheur d’or, a passé son enfance en Amazonie.  L’aurore est son premier roman.