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Thomas GUNZIG


Feel good


Alice, vendeuse dans un magasin de chaussures licenciée à la fermeture définitive de la boutique après plus de vingt ans de bons et loyaux service, élève seule Achille, un gamin beau, intelligent, raisonnable, solide et docile né d’une brève liaison amoureuse. Si jusque-là il lui avait toujours fallu compter, elle avait quand même réussi aux six ans du môme, en économisant sur tout mois après mois, à lui offrir de vraies vacances : une semaine en Égypte. Certes l’hôtel était près d’une autoroute, à huit cents mètres d’une plage sale et à huit heures de bus des pyramides (visite dont elle n’avait, malgré la déception du petit, pas pu assumer le surcoût financier) mais Achille s’était bien amusé.  
Se retrouver au chômage sans qualification à presque quarante-cinq ans c’est cumuler les petits boulots (agent de caisse, ménage, inventaires, trieuse, repasseuse...) à temps partiel, en horaires coupés ou décalés et loin du domicile pour ne pas perdre ses droits. Si au final, avec une draconienne « arithmétique de pauvre » elle parvenait « tout juste » à survivre en s’aidant de quelques vols alimentaires en grande surface, les loyers et factures qui s’accumulaient annonçaient clairement l’impasse et la dégringolade.
« Elle pensa à tous ces enfants qui, dans la même assiette de pâtes, avaient des boulettes de viande, du vrai parmesan râpé, du basilic frais coupé aux ciseaux et la jalousie et la colère montèrent encore. Achille : il était si beau, il était si doux, il était si gentil, et la vie qui l'attendait allait être si dure.»
Pour ne pas finir à la rue, après avoir tout tenté, une idée lui vient : prendre l’argent là où il coule à flot en kidnappant un bébé près d’une crèche de riches contre rançon. Mais contre toute attente voilà que l’enlèvement passe totalement inaperçu car personne ne semble se soucier de cette disparition. Bilan de l’opération : une adorable petite fille en plus dans l’appartement avec le budget lait et couches qui va avec…

C’est Tom, écrivain en galère financière et en plein doute sur son talent et son avenir dont la seule fille est majeure et sans enfant, qui se trouvera par hasard destinataire de la demande de rançon. À quarante ans il était passé de « jeune auteur prometteur » à « poids moyen, ni connu ni inconnu » sans avoir jamais vraiment rencontré le succès. Remplacé à quarante-cinq ans par un informaticien et une machine pour le travail alimentaire qu’il effectuait depuis des années dans un service d’appel pour subvenir aux besoins de son foyer, c’est aujourd’hui un chômeur sans droits auquel sa fille ne rend même plus visite et que sa femme vient d’abandonner pour un riche chirurgien.
L’écrivain en panne d’inspiration flairant le bon scénario choisit, au lieu d’avertir la police, d’utiliser la situation à son avantage en prenant contact avec Alice pour lui proposer d’écrire un roman à succès (un Feel good) inspiré de son histoire leur permettant à tous deux de récolter un maximum d’argent.

Alice n’a rien à perdre et le plan de ce “braquage culturel”, sans violence ni arme, est minutieusement élaboré et mis en œuvre, non sans pas de côté, rebondissements et surprises. Parviendront-ils à leurs fins ?


      Ce roman dans sa double problématique (l’angoisse que peut provoquer le manque d’argent quand on en a vraiment besoin pour manger et élever ses enfants et ce à quoi cela peut mener, une satire humoristique du monde littéraire et éditorial doublée d’une analyse sensible du rapport de l’écrivain avec l’écriture et l’imaginaire) est portée par des personnages de l’ordinaire. Alice, mère célibataire isolée aux revenus juste modestes, n’est pas vraiment pauvre tant qu’elle a un travail fixe mais va plonger dans la misère à la perte de son emploi. C’est une mère aimante prête à se battre pour que son petit ne souffre pas de la situation et qui redoute que les services sociaux ne le lui arrachent pour le mettre en foyer. Une parmi tant d’autres pour dire la précarité au quotidien et l’expulsion qui guette. Tom, lui, fait partie de la masse des écrivains connus mais non célèbres qui vend un peu mais pas suffisamment pour en vivre et qui en vieillissant, après avoir couru les salons, les bibliothèques et librairies un peu partout pour des rencontres, des dédicaces ou des ateliers, se rend compte que le temps est passé sans que le succès ni même sa visibilité ou son image ne s’affirment. Aux difficultés financières jamais dépassées s’ajoutent alors les doutes quant à la justesse de ses choix et la réalité de son talent. Son portrait est également l’occasion pour l’auteur de décrire de façon sarcastique le milieu littéraire, des éditeurs aux médias en passant par les influenceurs sur internet et les attachés de presse, car cet univers professionnel bien qu’artistique n’en est pas moins soumis aux logiques marchandes. Thomas Gunzig s’y permet aussi un hommage à ses écrivains fondateurs comme Garcia Márquez, Bradbury, Duras, Mishima, Melville, Musil, et quelques autres, avant d’y évoquer à travers son personnage la difficulté de « décrire convenablement une scène de cul, comme si en matière de sexe les mots perdaient tout leur pouvoir ».
Au fil des phrases et des scènes, Alice et Tom, nourris de l’empathie et la bienveillance de l’auteur, s’épaississent de leur passé, s’enrichissent de leur présent, s’incarnent dans un corps charnel, révélant une histoire intime, une individualité et une personnalité pour nous attacher à leurs pas.  Longtemps le lecteur se souviendra de cette Alice forte et lumineuse, cette battante qui refuse la posture de victime. Si, comme dans le conte d’Alphonse Daudet, la petite chèvre se bat avec vaillance et rage contre le loup misère ce n’est pas seulement pour défendre sa dignité mais pour terrasser l’ennemi afin de pouvoir assurer une vie normale et décente à son fils en se réappropriant son avenir. Cette femme est un extraordinaire concentré de détermination, d’énergie, de courage, de révolte mais aussi de soif de vie, d’amour et d’espoir qui nous épate. Incroyablement résistante à l’adversité et au malheur, elle se trouve également dotée d’une extraordinaire fantaisie et d’un sens de la répartie qui la pousse à rire de tout et surtout du pire de façon aussi communicative que salvatrice. Tom, lui, est plus lunaire et plus en retrait. « Honnête, drôle, gentil » comme le définit son ex-femme mais « toujours ailleurs », déconnecté de la réalité. Ce presque quinquagénaire, rongé par ce qu’il vit comme des échecs et quasi-dépressif, n’est qu’occasionnellement et presque par hasard moteur de l’action. Une première fois par la proposition faite à Alice de faire de son histoire un best-seller, la deuxième quand, dans une des grandes scènes comiques du livre, il improvise un passé héroïco-tragique à Alice pour allécher une éditrice en vue. Au cinéma on dirait que c’est un second rôle qui permet au rôle principal (Alice) d’avancer et le met en valeur par jeu de contraste. Tom est aussi comme une voix off qui nous restituerait des remarques plus personnelles de l’auteur lui-même quant à la littérature et l’écriture. 

Ce qui les réunit, ces deux-là, face à la société c’est l’invisibilité et le manque d’argent.  Comme chacun possède peu, ils sont pour ceux qui les croisent et ne manquent de rien des gens de peu, des anonymes sans valeur. La rencontre d’Alice avec une amie d’enfance issue de la bourgeoisie dans un salon de thé luxueux et bobo concrétise dans une scène aussi glaçante qu’absurde, décalée et finalement comique, le fossé qui sépare les laissés-pour-compte et les riches qui se barricadent derrière leur réussite pour, à renfort d’idées et de phrases toutes faites, gommer l’humanité des victimes de peur d’être touchés voire contaminés par le malheur s’ils acceptaient de les regarder en face. Dormez tranquilles braves gens, les chômeurs sont des fainéants, ceux au RSA des assistés, et le président l’a bien dit : « je traverse la rue, je vous trouve du travail ». Thomas Gunzig s’amuse avec provocation à reprendre ainsi plusieurs des formules chocs de Macron. Outre sa théâtralité satirique et comique, cette rencontre-clé introduit nettement dans le récit la vieille notion de lutte de classes. Alice a identifié son ennemi et si sa révolte est individuelle, ses actions toujours non violentes et sa prise de pouvoir basée sur la douceur, elle se met au défi de prendre sa revanche et n’aura désormais aucun scrupule moral à rétablir la justice en récupérant son dû. Les personnages secondaires, issus du monde du livre où de l’univers personnel des deux protagonistes, viennent ainsi majoritairement faire contrepoint aux qualités de cœur des deux loosers sauvés par la solidarité qui les unit.
Feel good s’inscrit donc dans la famille du roman social. Thomas Gunzig y décrit avec justesse, sans misérabilisme ni jugement, la pauvreté et le quotidien des « gens qui ne sont rien » mais aussi l’incidence des origines sociales, la solitude et les accidents qui peuvent déstabiliser l’existence de chacun. Il y dénonce avec un humour féroce l’absurdité et la violence de cette société ultralibérale qui finit par broyer même ceux qui travaillent à son service, cette machine à fric et à inégalité qui exclut sans cesse pour gagner plus. Sans avoir la prétention d’amener des réponses, il met avec un réalisme cru les deux exclus en scène pour donner à voir cette précarité dont souvent les yeux se détournent, pour basculer ensuite dans le scénario peu vraisemblable voire abracadabrant, déjanté et mouvementé d’une revanche, qui, reprenant les codes du roman populaire (mais aussi du Feel good), réjouit le lecteur pas dupe mais ravi de cette puissance de l’imaginaire qui permet pour une fois avec optimisme au petit de gagner contre la machine et à la justice de triompher.

Un livre un peu barré, tendre avec ses personnages, décapant avec la société, rythmé et énergique qui se lit d’une traite. Un grand Gunzig où l’on retrouve la pudeur, la violence, l’absurdité, l’extrapolation sociale, les métaphores décalées et l’irrésistible drôlerie qui nous le font tant apprécier mais avec cette fois une maturité nouvelle qui apporte au-delà du rire une sensibilité plus visible et une profondeur accrue dans le traitement de son sujet.
Dans ce roman que l’humour dispute au tragique, les mots de la fin sont « Pour l’instant, ils se sentaient bien », Feel good oblige...
Un grand cru.

Dominique Baillon-Lalande 
(15/01/20)      



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Lectures








Au Diable Vauvert

400 pages - 20 €
















Photo © Bénédicte Maindiaux
Thomas Gunzig,

né en 1970 à Bruxelles, nouvelliste et romancier, chroniqueur à la radio, écrit aussi pour le cinéma, le théâtre et la chanson.
Il est l'auteur d'une
vingtaine de livres.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia






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