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Jean-Marc GRAZIANI


De nos ombres

Corse, 1954, région de Bastia. Joseph est un garçon de douze ans qui vit avec sa mère, sa sœur et son arrière-grand-mère dite Mammò, le père et les oncles étant le plus souvent à la pêche. Cet été-là pour Joseph tout bascule : il se met à entendre les objets ou les esprits dans le grenier où il aime côtoyer l’insolite fatras accumulé là par plusieurs générations.  Des vieux vinyles empilés qu’il utilise pour construire une avenue pour ses voitures émerge une voix qui répète avec obstination « ouvre-moi », tandis qu’une lettre glissée dans une pochette ressurgit du passé. Les objets sortent de l’oubli et du silence où ils sont plongés depuis des années pour demander au gamin son aide pour retrouver leur propriétaire ou l’endroit légitime qui leur permettra de trouver l’apaisement. Effrayé et troublé, l’enfant se sauve du grenier et s’enferme dans un silence presque coupable alors que la voix des objets continue à le harceler jour et nuit jusque dans ses rêves. Sa perte du sommeil et son manque d’appétit alertent Mammò, cette aïeule révérée qui, bien que brisée par la perte de sa fille et peu après celle de son époux, agrège ce qu’il reste de la famille par sa seule présence. Quand, lors d’un moment d’intimité, le garçon soulagé de partager ce lourd secret lui raconte tout, loin de l’accuser d’affabulation ou de délire elle lui promet son soutien et sa discrétion prenant une partie de son fardeau sur son dos. Commence alors pour le duo clandestin un jeu de piste à la poursuite des mystères familiaux, à travers un anneau perdu, une vieille photo, une lettre, une clef, etc. Si les voix se font de plus en plus fréquentes et impératives, l’enfant semble alors s’en accommoder se contentant de jouer son rôle de médium en se reposant totalement sur la vieille femme pour le guider dans les démarches nécessaires pour permettre aux fantômes de trouver la paix. Mais si voir ainsi le gamin retrouver son équilibre rassure temporairement Mammò, elle devine aussi que le plus difficile pour lui reste encore à venir : remettre la lettre trouvée dans la pochette de disque au grenier le jour où tout a commencé à ce Monsieur Paul à laquelle elle avait été envoyée à la fin de la guerre. Un homme dont il n’a aucun souvenir et qui, témoin et acteur essentiel de ses premières années, est porteur d’un secret qui pourrait cette fois le concerner plus intimement et donner un jour nouveau à sa propre histoire…

          Le roman se passe en Corse, dans cette île de beauté des années cinquante où les croyances ancestrales et les superstitions pèsent. La Corse n’est pas ici une carte postale pittoresque mais une terre de tradition orale, de secrets, de refuges clandestins et de rapports sensuels avec la nature. De nos ombres nous rappelle également le rôle joué lors de la seconde guerre mondiale par cette terre d’exil, d’accueil et d’espoir.

Joseph qui a peur que son don le fasse passer pour fou, rassuré par cette arrière-grand-mère côtoyant elle-même le surnaturel et pratiquant de façon occulte l’hypnose et son soutien constant, forme avec elle un étonnant binôme, travestissant l’irrationnel en exploration presque ludique du passé familial.  La vraie folie c’est sous les traits de Félix, l’idiot du village ancestral, « pas joli mais pas méchant », qu’il la découvrira, dans des circonstances rocambolesques (le doigt de la relique de Saint-Flor conservé dans la petite église a été coupé et le demeuré serait l’auteur de cet étrange sacrilège qui met en émoi toute la communauté... une scène d’anthologie !) pour commencer, puis sous un jour plus directement violent lors d’un incendie chez Monsieur Paul. Mais derrière la cohabitation avec les esprits, sous les secrets si bien ou si mal enfouis, c’est toujours l’amour qui se tapit, prioritairement celui des femmes, mères, filles, sœurs ou amantes, pareillement discrètes et apparemment soumises au joug patriarcal ou conjugal mais animées d’une force et d’une détermination hors du commun. Ce sont elles qui dans ce tableau d’ombres et de mystères attirent la lumière. Bien évidemment, Mammò, guide de l’enfant et gardienne des secrets, se trouve en tête du cortège.

Au gré des rencontres, Joseph accompagné de sa tutrice avance, dissipant peu à peu les zones d’ombre. Mais la force du roman est de ne pas se focaliser sur les seuls récits de Joseph et Mammò mais de proposer parallèlement plusieurs points de vue de la même histoire à travers différents personnages, imbriquant judicieusement les unes avec les autres des situations au premier abord indépendantes jusqu’à expliciter les lourds secrets de la famille de façon ouverte. Plusieurs narrateurs prennent ainsi en charge le récit à différentes époques, éclairant l'histoire d'un jour nouveau et permettant à l’intrigue de se construire. Les chansons de « la sœur qui ne savait se taire » venues s’intercaler, brisent la linéarité et produisent peu à peu du sens.  Cet éclairage sous plusieurs angles élabore un scénario complexe mais cohérent qui emporte le lecteur avec un rythme intense. Le caractère charismatique de Joseph et la présence attachante de Mammò font le reste. Ces aventures irrationnelles et cette quête singulière sont l’occasion, au fil des rencontres, d’aborder des thèmes aussi divers que l’homosexualité, la différence, le secret de famille, l’amour, la Shoah, l’absence et la mort. 

L'histoire se démultiplie et l’imagination de l’auteur qui ne voulait initialement raconter que l'histoire de Joseph, cet enfant qui entendait des voix, se laisse entraîner ailleurs, explorant de nouvelles pistes, l’assumant et s’amusant ainsi à balader son lecteur. Par ses incises régulières en italique, l’auteur intervient directement dans le roman dans une mise en abyme qui illustre la façon dont le texte et ses personnages peuvent parfois échapper à celui qui l’écrit. « L’autre histoire n’a pas de chemin, elle est partout autour de l’enfant, elle est faite de détours qui semblent ne mener nulle part… » « Je ne connais que ce qui reste dans les têtes, comme un conte de fées qui m’enorgueillit parce que Canari, c’est aussi le village de ma mère. Cela me donnait-il le droit d’écrire ? Et puis je les ai imaginés, dans ce cap Corse qui, lui, m’appartient : des enfants, de simples enfants, des pères inquiets mais silencieux, des mères… Tant pis si mes histoires s’emmêlent… »
L’écriture subtile, imagée, parfois poétique et toujours puissamment évocatrice, nous embarque dans un monde de mystères, d’images, d’odeurs et de sentiments liés au cadre naturel et à l'enfance. La musicalité des phrases, comme les chansons et la voix de la sœur, nous transporte dans une étrangeté presque mystique et en tout état de cause surnaturelle.  

Ici, le fantastique côtoie le réel, l’histoire familiale croise la grande Histoire, les générations tissent le temps se répondent et se rejoignent, le soleil et la beauté de la nature corse éblouissent, recelant joies et plaisirs mais reléguant dans l’ombre épaisse les fantômes et les secrets.

De nos ombres est un récit hanté, émouvant, à la lisière du surnaturel et du réalisme magique dont la sincérité est bouleversante. Et si ce roman choral au fort pouvoir d’évocation a tout du roman d’initiation (et en cela plairait fort aux adolescents) il fait preuve en s’appuyant en permanence sur le ressenti et les impressions du héros et en jouant habilement sur ses doutes et son malaise, d’une belle sensibilité.
Un premier roman foisonnant qui déroute, effraye et enchante, capable de réveiller les morts et la mémoire.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/10/20)    



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Joëlle Losfeld

(Septembre 2020)
200 pages - 18 €












Jean-Marc Graziani

De nos ombres est
son premier roman