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Christian COGNÉ


Vaisseau Humanité 2.0


Le titre pourrait fait penser à un roman de science-fiction mais ce n’est pas le cas, il s’agit au contraire d’une douloureuse réalité, l’errance d’un homme en Syrie en 2014, à la recherche de sa fille après trois années d’enfermement et de tortures.

Jamal, comédien et metteur en scène, passionné par le théâtre de Shakespeare, a été incarcéré dans une prison de Damas, après les manifestations pacifiques de 2011, quand le Printemps arabe syrien a été réprimé dans le sang.
Jamal a subi de nombreuses séances de torture, frappé à la tête et pendu par les pieds. Quand la prison est prise d’assaut par l’Armée Syrienne Libre (antigouvernementale), Jamal, en piteux état, est transporté dans un centre de soins. Physiquement, il arrive à récupérer mais il a perdu une partie de sa mémoire. Un souvenir toutefois l’obsède, celui de sa fille, Nour, qui avait seize ans quand il a été emprisonné et dont il est sans nouvelles. Il veut absolument savoir ce qu’elle est devenue et il va s’efforcer de reconstruire des éléments du passé pour partir à sa recherche dans un pays bombardé par le gouvernement et envahi par les combattants de l’État islamique venus d’Irak.  

Pour comprendre le titre, il faut évoquer un personnage étrange que Jamal a rencontré en prison.
« Il avait les épaules étroites et tombantes qui supportaient une grosse tête, un nez proéminent pointé vers le ciel et chaussé d'une paire de lunettes aux verres épais, les branches rafistolées avec des tiges de fer. Jamal connaissait son nom, Madj. On disait de lui qu'il était un savant. Un des tout premiers astrophysiciens étrangers installés aux États-Unis, ayant détecté les vibrations de l'espace-temps prédites par Einstein. Un génie pour certains, un illuminé pour d'autres. À peine revenu en Syrie, il était devenu la cible des agents de la Sûreté qui l'avaient livré aux Renseignements généraux. Sa faute ? Une histoire saugrenue qu'il racontait à qui voulait l'entendre. Il aurait été enlevé à bord d'un vaisseau spatial par des extra-terrestres qui lui auraient transmis ce message : "Le pouvoir syrien doit cesser immédiatement de tyranniser son propre peuple au risque de commettre un crime contre l'humanité." […] On racontait que pour vérifier s'il n'y avait pas un vaisseau spatial ou quelque satellite espion qui lui aurait été implanté dans le cerveau par les Américains, les miliciens s'étaient amusés à lui perforer la boîte crânienne avec une chignole électrique. S'il était inimaginable qu'il eût survécu à une telle épreuve, on pouvait être certain en revanche qu'il avait été torturé au point de devenir complètement cinglé. »
Ce personnage apparaît plusieurs fois au fil des errances de Jamal avec toujours cette référence au grand vaisseau spatial dont le carburant serait l’humanité. « À ce jour, le vaisseau Humanité est en panne, bloqué à 2.0, interconnexion et sociabilité réduites au maximum. Votre cauchemar nous empêche désormais d'avancer. Seul le geste de quelques-uns d'entre vous facilitera la pérennité de notre voyage. Faites-nous signe. Si vous n'y parvenez pas, le vaisseau Humanité ne pourra repartir et sera votre tombeau. »

Le roman est plein de rebondissements au fil des rencontres de Jamal, de ses déplacements et des risques qu’il prend pour parvenir à son but.
On lui présente une journaliste, Tala, reporter pour The Guardian, qui, grâce à sa voiture et son guide, l’aider à circuler et obtenir des informations.
Il retrouve son frère, Tarek, devenu tueur de snipers pour une raison qu’il explique à Jamal avec beaucoup de colère et de pudeur.
Il n’hésite pas à prendre contact avec un mafieux, responsable d’un réseau de passeurs.
Il est obligé pendant un temps de servir d’interprète pour un djihadiste venu de France. « D’origine tunisienne par son père, il était né en banlieue parisienne, avait passé un bac professionnel puis suivi une formation en informatique. L'homme n'avait pas, semblait-il, trouvé l'emploi qu'il désirait et nourrissait une haine contre l'État français. Il n'avait embrassé la cause djihadiste que récemment, n'ayant fréquenté la première fois la mosquée et un groupe de salafistes que l'année précédant son départ pour la Syrie. » « Jamal finit par se maudire lui-même. Il passait son temps à traduire du français en arabe des consignes de branchements de câbles, de réglages, de paramétrages à n'en plus finir. Plus les jours passaient et moins il comprenait sa soumission aux ordres de ce nouveau maître qui ne connaissait rien à la culture arabe ni de la géographie du pays qu'il occupait pourtant, encore moins des attentes des Syriens. »

Le parcours de Jamal à la recherche de sa fille nous immerge dans la Syrie de l’après Printemps arabe et nous aide à comprendre ce qui a amené le pays à la situation d’aujourd’hui ; il nous montre le quotidien des Syriens persécutés par la répression sanglante de la révolte populaire, l’invasion djihadiste, la guerre, la destruction, l’exil, mais aussi, grâce au regard honnête et sensible de Jamal, la résistance, l’espoir, la solidarité qui permettent de survivre dans cet univers de bruit et de fureur shakespearien. Un roman passionnant, à la fois dur et profondément humain.

Serge Cabrol 
(12/11/20)    



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Kyklos

266 pages - 19 €









Christian Cogné,

né en 1954, professeur de français et d'histoire-géographie, a écrit plusieurs livres (poésie, romans, essais) dont Requiem pour un émeutier (Actes Sud), un récit-témoignage sur l’enseignement en lycée professionnel.




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