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Antoine CHOPLIN

Nord-Est


Ils sont libres. Le camp où ils ont été enfermés depuis presque vingt ans ouvre ses portes. La plupart, usés, prisonniers depuis si longtemps mais avec un toit sur la tête et des distributions régulières de nourriture, déboussolés, n’ont pas bougé. Ils attendent patiemment ces camions dont ils ont entendu dire qu’ils viendraient les chercher. Certains racontent aussi qu’à l’extérieur tout aurait été détruit et qu’il ne resterait plus rien. 
Garri n’y croit pas. « Ça peut pas s’être envolé comme ça. Il doit rester quelque chose de ce qu’on a connu. » Il ne peut, ne veut plus attendre. Il a décidé de partir à pied à l’assaut des montagnes, vers les plaines du Nord-Est, dont le souvenir ou le rêve en a tenu plus d’un debout pendant cette détention. « Si tu as connu les plaines du Nord-Est comme elles l'étaient à l'époque, alors forcément, tu as envie d'y retourner. » Lui qui y a passé son enfance et en connaît le chemin se propose d’y amener les hommes solides qui souhaiteraient être du voyage. Si cette idée en enflamme plus d’un, ils ne furent finalement que trois à oser le suivre : Saul, poète muet ami le plus cher de Garri ; Ennet, grand adolescent né dans le camp vouant à leur guide une admiration totale ; Jammar, un homme costaud, taiseux et revêche venu des plaines. On est au printemps, dotée de quelques provisions et de chaussures solides, la petite bande démarre son long voyage.  
D’un pas régulier ils avancent jusqu’au premier village où ils feront halte pour la nuit. Ils n’y trouveront plus que des ruines incendiées et désertées, un cheval blessé, une bouteille de vin et un endroit pour dormir vaille que vaille. Puis ce seront d’autres villages abandonnés et la forêt où ils sauveront un homme en train de s’enliser dans les marais, Ruslan, tombé d’un aplomb pierreux où il cherchait des pétroglyphes. « Les anciens en ont gravé pendant des siècles. Tous ont une signification particulière. Même si elle reste souvent mystérieuse (…)  Ça aussi, ils ont tout fait pour l’effacer, ils les ont dégradés, rendus illisibles. Fait sauter parfois à la dynamite. J’essaie de trouver ce que je peux, il poursuit. Je les dessine le plus fidèlement possible. Et comme ça, j’en garde une trace. »  C’est naturellement que l’homme amènera ceux qui l’ont sorti de la vase dans le village du plateau où plusieurs familles se sont installées à leur sortie du camp. Après quelques jours passés à reconstituer leurs forces dans un abri confortable, à profiter des repas cuisinés par la jeune et jolie Tanya, à observer l’incroyable collection de dessins de pétroglyphes de leur hôte et à préparer les provisions nécessaires pour la suite de leur périple, ils repartent. La montagne qui se dresse au loin à plusieurs heures de marche, est impressionnante par sa masse, sa hauteur et sa paroi abrupte mais Ruslan, connaisseur du terrain et toujours à la recherche de nouveaux pétroglyphes, leur servira de guide un bout de chemin. Gravir la montagne sera long, pénible, périlleux et rien ne leur dit si, de là-haut, d’autres massifs cachés ne se découvriront pas à leurs yeux dressant une nouvelle barrière à leur avancée…

      C’est de ce récit en trois chapitres (le plateau, la montagne, les plaines) que se nourrit Nord-Est, et le lecteur accompagne en direct, pas après pas, les marcheurs, grimpeurs lorsque le relief l’impose, découvrant les obstacles en même temps qu’eux, partageant leurs doutes et leur découragement quand la fatigue les terrasse ou que ces fascinantes et terrifiantes montagnes semblent toujours reculer. La nature, symbole de liberté, de protection ou de danger tient ici une place importante. La pratique, la connaissance et l’amour de l’auteur pour la montagne rend l’effort physique des protagonistes, les difficultés de l’escalade et des descentes, avec une précision et une intensité palpables. Garri, le guide patient, fiable et charismatique, veille sans faillir sur le groupe, sait proposer une pause quand il sent l’un ou l’autre flancher, et en profite pour attirer l’attention de ses compagnons sur la beauté du paysage qui les entoure comme pour y puiser de nouvelles ressources. Il prend soin aussi que Saul, le poète fragile que les oiseaux et la moindre plante inconnus subjuguent, ne reste pas trop à la traîne, qu’Ennet l’exubérant, qui aime à murmurer des mélodies en marchant et à sauter partout, ne s’épuise ni se blesse. Il s’appuie parfois sur Jammar, roc solide et solitaire non dénué de solidarité sous son air ombrageux, seul à connaître avec lui leur destination, quand un choix délicat d’itinéraire se présente. Et au fil des kilomètres, les obstacles vont resserrer les liens entre ces hommes qui se connaissaient peu. À partir de quelques souvenirs ou de brèves confidences échangées le soir auprès du feu, à force de partager efforts, angoisses, espoirs, émotions et repas, tous se révèlent par petites touches, assez pour que le lecteur puisse entrer en empathie avec eux mais trop peu pour entamer leurs secrets et les connaître vraiment. C’est une équipe soudée et fraternelle qui affrontera la montagne à la fin de ce périple initiatique sous-tendu par un désir immense de liberté et de renaissance.

Cette fuite des quatre hommes vers un ailleurs où ils pourraient tout simplement vivre et trouver place, laisse la part belle au mystère. Sur le pays et l’époque où se déroule l’action, aucun indice ne nous est fourni. Sur la cause de leur regroupement dans un camp de longues années et le contexte ou la nature du pouvoir qui les a ainsi privés de liberté non plus. Par ce biais, l’auteur fait de son récit une parabole universelle et intemporelle qui dépasse les protagonistes et leur périple pour renvoyer à ces migrants, réfugiés et exilés de partout et de tout temps qui fuient le malheur, guerre, catastrophe naturelle, faim ou dictature, et franchissent dans des conditions périlleuses et incertaines frontières et mers pour enfin revivre et avoir un avenir. Nord-Est est une histoire d’êtres humains qui composent avec ce qu’ils sont, ont vécu, et avec ce que collectivement ils peuvent être et devenir. Le flou qui entoure l’existence et les sentiments intimes des personnages (perte de la parole inexpliquée de Saul, identité du sujet de la photo portée sur lui par Jammar, vie antérieure de Ruslan, famille d’Ennet) rend cette superposition d’autres itinéraires avec les leurs d’autant plus aisée. Cette retenue, ces vides, ces silences élargissent l’espace et le propos apportant une intensité émotionnelle supplémentaire au roman.     

Ce texte à la langue sobre et pudique, qui conjugue sensibilité et puissance d’évocation, intègre, en alternance avec les descriptions de la nature environnante et le temps physique de la marche des quatre taiseux, de nombreux dialogues, courts et réduits à l’os, comme un écho à leur souffle venu rythmer le récit. Il s’en dégage aussi une indéniable poésie des images (Ennet face au ciel lors de la mort du cheval, geste de Tanya sacrifiant sa longue chevelure pour deux livres illustrés, photo de Jammar qui s’efface, funérailles dans la cavité secrète d’un roc qu’infiltre un rai de lumière au soleil couchant) et celle des mots écrits par Saul dans son carnet, paroles de l’intime et de l’émotion venue remplacer celle qui plus jamais ne sortira de sa bouche.  

De livre en livre, avec sa voix intense et personnelle, Antoine Choplin choisit des chemins de traverse, pour aborder le monde contemporain non de façon frontale mais par la marge, à hauteur d’homme, à l’aune du respect des êtres et de la nature sous le signe de la solidarité et la liberté. Ces terres où le temps long, la contemplation et la poésie poussent à leur aise, étaient aussi celles que hantait l’écrivain Hubert Mingarelli qui lui était si proche.
Ce roman intense et rare à déguster avec lenteur et à relire en antidote à la désespérance quand l’ombre se fait trop envahissante, est profond, chargé de forces positives, lumineux. L’occasion, pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas encore Antoine Choplin de le découvrir et, si affinités, de se précipiter ensuite sur la vingtaine de romans, tous aussi magiques, qui ont précédé Nord-Est.

Dominique Baillon-Lalande 
(12/11/20)    



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Lectures








La fosse aux ours

(Septembre 2020)
216 pages - 18 €













Antoine Choplin,
né en 1962, poète et romancier, a déjà publié une vingtaine de livres.


Bio-bibliographie
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