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Mehdi CHAREF


Vivants


Après Rue des Pâquerettes, premier volet de la trilogie autobiographique entreprise par Medhi Charef, traitant à travers son double fictif Ahmed la période de son arrivée en France en 1962 au bidonville de Nanterre, l’auteur entreprend cette fois le récit des années passées dans la cité de transit construite sur la commune pour reloger les familles à la destruction des cabanes insalubres.

Près de la gare marchande, soixante-dix maisons se dressent dans un champ de boue. L’extérieur ne sera jamais goudronné ou viabilisé mais la maison modeste est en dur, apte à protéger de la pluie et résistante au feu, raccordée à l’électricité, avec trois chambres et un salon-salle à manger. La mère constate avec satisfaction qu’elle est aussi pourvue d’une cuisine avec l’eau courante à l’évier et des WC privés. Le ramassage des ordures y est effectué chaque semaine et en cas de problème grave le logement du gardien, dit « Le Chinois », est pourvu d’un téléphone. C’est lui qui les informe qu’en cas d’urgence médicale, ils peuvent, comme tous les autres travailleurs cotisant d’office sur leur paie à la sécurité sociale, bénéficier gratuitement d’une ambulance pour se rendre à l’hôpital. Ici, les habitants se connaissent tous et la vie s’organise rapidement avec le passage de Slimane, le boucher ambulant « hallal et Kronenbourg », du boulanger et du volailler et un revendeur d’électroménager d’occasion flairant l’affaire qui finira par équiper la plupart des foyers en machine à laver dès que le mari de Warda, la première à sauter le pas faisant mourir de jalousie toutes ses voisines, aura fini par céder à sa femme. La télévision suivra. Si les pères continuent dorénavant à fumer et boire le café en fin de journée, ce n’est plus sur leur pas de porte mais à l’intérieur du logement devant l’écran « acheté d’occase et payé en plusieurs traites » que souvent le père de famille sera le seul autorisé à allumer. Ahmed et sa famille resteront dans la cité destinée à l’hébergement provisoire des travailleurs immigrés du bidonville et leur famille dans l’attente d’une place dans un HLM, presque neuf ans. Ils y payent un loyer à peine inférieur à celui de l’appartement sollicité, plus grand et bénéficiant du chauffage central et d’une salle de bain, ce qui représente le tiers du revenu mensuel de la famille. Dès lors la viande est réservée au père. « Un ouvrier qui effectue un travail pénible doit bien manger et aussi exhiber devant ses collègues une bonne gamelle préparée par son épouse. Nous, les enfants et la mère, on ne mange pas de viande, juste du poulet une fois par semaine, le dimanche. » 

Tandis que chaque jour de la semaine, le père prend son Solex pour se rendre à Sartrouville pour effectuer son travail d’ouvrier en bâtiment, la mère reste au foyer pour, comme la plupart de ses voisines, s’occuper de la maison, de la cuisine et des enfants. Pendant la journée, quand les hommes bâtissent la ville ou réalisent des voitures à la chaîne qu’ils ne pourront jamais s‘offrir, la cité appartient aux mères. « Contrairement à nos pères qui répètent pour la forme, sans y croire, "si j’avais su, je ne serais pas venu", nos mères poussent un beau "ouf" de soulagement quand elles se réveillent le matin loin du plateau désertique [...] Ici leur enfant est vêtu, repu, écolier », elles tombent le voile et vaquent à leurs occupations en s’interpellant des fenêtres, partageant confidences et rires. Le jeudi, jour sans école, elles profitent de l’aide des plus grands qui leur serviront de chaperon et de traducteur pour aller regarder les vitrines en ville et acheter des épices au marché. Sœur Cécile, l’infirmière « en burka bleue » qui passe presque quotidiennement dans la cité sur son Solex pétaradant, tient aussi lieu d’assistante sociale. Accessible sans frais, disponible, serviable et souriante, elle est bien acceptée par les mères même si la communication avec celles qui ne parlent que l’arabe s’avère parfois sujet à quiproquo. On sourit ainsi quand la sœur entreprend par souci d’hygiène de convertir les femmes à l’usage de la culotte et du soutien-gorge comme lorsque Mademoiselle Danièle organise à l’école une réunion d’information sur la contraception avec pour support un préservatif et un stérilet. La bienveillance des deux femmes est telle que les mères présentes, surprises, amusées ou gênées, jamais ne leur tournent le dos. Une fois rentrées chez elles, elles ne se priveront pas de rire de ces nouveautés que leurs maris n’accepteront jamais dans leur foyer. « Le choc des cultures va être dur à négocier ». Dans ce monde clos, si la tradition reste la norme, notamment lors des fêtes qu’elles soient religieuses ou liées à des événements familiaux, certaines sont mises à mal par le progrès, comme les accouchements entres femmes qui désormais se passent à l’hôpital. « A l’hôpital de Courbevoie, les accoucheuses autour de la mère parlent en français. Ma mère ne comprend pas. Pourtant, elle ne se sent pas seule : ces femmes l’aident, l’accompagnent. [...] Une complicité s’installe. Ma mère a compris, elle a confiance. [...] Se faire accoucher par quelqu’un qu’elle ne connaît pas [...] pas de youyous, pas de chants, pas d’embrassades, mais du confort, du repos, du silence, des vacances pour une mère. Et une solidarité entre femmes qu’elle n’imaginait pas. »

Mademoiselle Danièle, jeune institutrice syndicaliste et communiste qui s’occupe de la maternelle, a organisé un accueil après la classe pour aider les plus grands à faire leurs devoir au calme. Ahmed, studieux, fait partie de la dizaine de gamins qui en profitent régulièrement. L’enseignante espère ainsi non seulement les aider à améliorer leur niveau mais les encourager aussi à travailler pour que leurs résultats leur permettent de poursuivre leurs études au-delà du certificat d’études. Les filles surtout, qu’elle n’aime pas voir quitter l’école pour aider à la maison et se laisser marier à 16 ans. Un sujet sensible qui divise chez les mères. Après les quelques mois de rattrapage scolaire suivis à son arrivée à Nanterre, Ahmed fait sa première rentrée dans une classe "normale" d’une vingtaine d’élèves algériens, portugais et tunisiens confiée à M. Perez, un pied-noir. Un instituteur sévère qu’Ahmed n’aime pas trop mais qui fait passer auprès d’eux des messages-clés pour progresser et s’intégrer avec succès. Ahmed a vite compris que seules une bonne scolarité et la maîtrise du français lui permettront de trouver une place dans ce nouveau pays qu’il connaît si mal. Son sérieux et son goût pour la lecture s’avéreront des atouts essentiels durant toute sa scolarité pour y parvenir. Enfin, à 13 ans, il entre au collège. « Au collège Vauban, à Courbevoie, nous sommes quelques centaines d’élèves, dont six élèves arabes. Les cinq autres se sont plaints de la présence fréquente de viande de porc dans les assiettes de la cantine.[...] Dorénavant nous mangerons tous les six à la même table un menu sans viande de cochon. [...] Au fond de moi, cela m’ennuie que la religion me sépare de mes copains de classe avec qui [...] j’aime bien me retrouver » « Dans cette section je suis avec des élèves qui comme moi, sont considérés comme la réserve de la classe ouvrière [...] on nous met en condition, nous prépare à ce qui nous attend [...] On nous montre tous les métiers de la métallurgie. [...] Mon souci, c’est que je n’aime pas le métier qu’on m’a choisi. J’aurais préféré être apprenti pâtissier ou fleuriste. » « Moi, j’ai envie de sauver ma peau. Il me faut un outil et il ne se trouve qu’à l’école. Je ne veux pas être comme mon père. Je veux faire un métier qui me plaît. »   
Ahmed, se confrontera aux obstacles sans faiblir, avec énergie et obstination, luttant contre les préjugés et le racisme de certains et reconnaissant de la confiance et l’aide que quelques autres, bienveillants et encourageants, lui apportent.

Ahmed, narrateur du récit à la première personne, outre la cité, sa famille et l’école qu’il évoque avec sa fraîcheur d’enfant à travers de courts chapitres où se succèdent anecdotes et dialogues, se dévoile aussi à nous. Dans des textes en italique qui s’intercalent, l’enfant esquisse par bribes sa vie d’avant dans les montagnes puis dans la petite ville de Maghnia. Il y raconte non sans nostalgie la liberté de la petite enfance en pleine nature et celle, plus tard, partagée avec des copains dans les rues, y exprime la beauté, la simplicité, la lumière, les odeurs du pays mais aussi l’accident mortel de sa sœur et son corps abandonné sous trois pierres dans le hameau perdu, la pauvreté et la faim ou la haine de l’occupant français pour son mépris des indigènes. Mais le pré-adolescent se révèle également dans le corps du texte par ses remarques et réflexions sur le quotidien familial. On y perçoit sa honte face aux vexations infligées aux siens mais aussi, celle plus sournoise que cette mère qui ne possède ni la langue ni les codes de ce nouveau pays lui fait ressentir en public ou celle, mâtinée de colère, qu’il ressent quand son père baisse la tête et se tait face aux injustices et au racisme, ravivant sa haine des colons et la transformant en rancœur envers les Français en général. Mais c’est majoritairement l’ambivalence des sentiments qui prévaudra chez l’enfant, articulée autour d’oppositions structurelles : "là-bas" face à "ici", les souvenirs et la nostalgie face aux désirs et à l’avenir, les traditions, la famille et la religion face à la modernité et la laïcité. Ainsi, la rage contre les Français, le racisme ordinaire et l’exclusion sociale se module-t-elle souvent face à l’amélioration des conditions de vie, la reconnaissance pour le système de soins et d’instruction pour tous et la fraternité dont certains d’entre eux, de la vendeuse de la pâtisserie à mademoiselle Danièle ou sœur Cécile font preuve envers eux. Le grand écart est difficile et, entre passé algérien et présent en France, Ahmed a parfois du mal à se situer. Le manque de reconnaissance de l’Algérie envers ceux qui ont chaque mois cotisé auprès du FLN pour la révolution l’équivalent d’une demi-journée de travail, de marteau piqueur qui crame les oreilles et brise les bras et de la France qui n’a jamais eu que mépris pour cette main d’œuvre immigrée exploitée à bas prix sur les chantiers et dans les usines malgré l’importance de leur participation à la reconstruction du pays sans leur avoir  jamais appris à lire et à écrire le français, peine et révolte le fils de celui qui, travaillant dur toute sa vie, ne réclamait que respect et dignité. Confronté aux premières loges par le choc des cultures, (expression qu’il utilise souvent non sans humour) le garçon qui aime la musique arabe et dont Elvis est le dieu, la cuisine épicée de sa mère et les pâtisseries françaises, la télévision et les bandes dessinées, se questionne sans cesse, cherchant à faire de son mieux, se culpabilisant par moments et se laissant séduire à d’autres. Mais Ahmed est un personnage positif et lumineux, animé d’un solide appétit pour la vie, d’une obstination et d’une foi absolue dans les études et l’ascenseur social, dont les efforts se traduiront, il en est certain, par une vraie place dans la société française, revanche et ultime valorisation du sacrifice paternel.  

C’est aux femmes que Mehdi Charef réserve ici une place de choix. Elles sont non seulement le centre de la communauté chaleureuse de leur cité mais s’avèrent également plus enclines à ne garder des traditions que ce qui fait solidarité et joie pour adopter sans trop d’hésitation ce qui matériellement améliore la vie de la famille, ce qui éloigne les fléaux de la faim et la mortalité infantile, ce qui promet un avenir moins aléatoire et difficile pour leur progéniture. Certaines semblent aussi trouver dans cette ouverture à la modernité l’occasion d’assouplir le schéma de domination patriarcale qui pèse de façon ancestrale sur elles et leurs filles. Mais, du côté de la société française, il est à noter que les éléments dynamiques du rapprochement et de la solidarité sont majoritairement des femmes (dont les belles figures de la jeune institutrice communiste et de la vieille bonne sœur infirmière ne cherchant jamais à convertir qui que ce soit, toutes deux complices et non rivales) et les acteurs des secteurs de l’éducation et du social généralement féminisés. Ce sont ici les femmes qui, quelles que soient leur langue et leur religion (d’ailleurs fort peu présente dans Vivants), incarnent le mieux l’énergie vitale et l’espoir d’un avenir différent et plus juste pour tous.

Bien que le récit soit clairement autobiographique, il se démarque du classique récit personnel de l’immigration par son désir d’universalité. Dans l’ombre d’Ahmed, c’est évidemment le ressenti des familles algériennes ayant bénéficié de la politique française du regroupement familial à la fin des années soixante qui se livre à nous mais aussi plus généralement, celui de tous les immigrés et exilés. Et ces phrases, non dites par le jeune garçon mais par les enseignants : « L’exil n’est pas un choix, c’est un ultimatum », « Les pères ouvriers immigrés de cette cité ne savent même pas s’ils seront encore dans ce pays dans trois ou cinq ans... Ils ne s’intéressent pas au monde extérieur, ils n’envisagent qu’un retour chez eux. [...] Là-bas la vie est trop difficile, il n’est pas encore question d’un retour en famille : ici ils attendent », « La première chose qu’il faut vous mettre dans le crâne, c’est que les trois-quarts d’entre vous [...] ne retourneront jamais dans leur pays d’origine, sauf peut-être au mois d’août. Votre vie vous la ferez ici. [...] votre maison est ici et c’est dans cette maison que naîtront vos enfants. [...] Construisez-là dès maintenant à l’école », résonnent de façon étonnamment contemporaine à nos oreilles tant les immigrés économiques, climatiques et politiques venus de partout pourraient se les approprier.

Vivants n’est pas un livre de plus sur les bidonvilles et l’immigration mais un récit à multiples entrées qui au-delà de son sujet premier aborde de façon franche, circonstanciée et originale des sujets qui s’y rattachent (comme, pêle-mêle, l’exil, le progrès, le choc culturel, la solidarité, l’égalité, l’identité, la dignité, l’éducation et le pouvoir des mots), entrant en résonnance avec l’actualité présente. Mehdi Charef le fait ici avec justesse, fraîcheur, émotion et humour à travers le regard curieux, respectueux, sensible et plein de vie de l’enfant qu’il était autrefois, non sans un vibrant hommage aux femmes algériennes et françaises et à son père.  
Un témoignage riche, tendre et positif qui nous touche et, en n’occultant rien, nourrit avec profondeur une réflexion dont nous ne pouvons faire l’économie pour bâtir le vivre ensemble de demain.

Dominique Baillon-Lalalnde 
(05/11/20)    



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Mehdi CHAREF, Vivants
Hors d'atteinte
(Août 2020)
216 pages - 17 €













Mehdi Charef,
né en Algérie en 1952, arrivé en France en 1962, a connu les bidonvilles, les cités de transit et l’usine avant de publier quatre romans au Mercure de France et de réaliser onze films, dont Le Thé au harem d’Archimède.

Bio-bibliographie
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de Mehdi Charef :

Mehdi CHAREF, Rue des Pâquerettes
Rue des Pâquerettes