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Johann CHAPOUTOT

Libres d'obéir
Le management, du nazisme à aujourd'hui



Johann Chapoutot est un historien spécialiste du nazisme (La loi du sang, Le meurtre de Weimar, Hitler, etc…) Son dernier livre, Le management, du nazisme à aujourd'hui traite d'un sujet très peu abordé en histoire et cependant très éclairant sur les théories et méthodes d'organisation du travail dans les entreprises. Réfutons d'emblée une critique récurrente faite à ce livre : non, Johann Chapoutot ne dit pas que les différentes théories du management sont des théories nazies (les théories du management préexistent au nazisme) ni qu'il faut organiser un Nuremberg des DRH. Il démontre simplement que le management n'est pas neutre et pour ce faire convoque entre autres un certain Reinhard Höhn (1904-2000).
Qui est Reinhard Höhn ? Jeune juriste brillant, il adhère au parti nazi en 1934. Ses travaux feront rapidement de lui un protégé de Himmler et il deviendra en quelque sorte un penseur de l'administration du Grand Reich. Sa promotion dans la SS sera fulgurante puisqu'il finira général en 1945. Ses théories et ses travaux ? Ils portent en particulier sur deux points auxquels on ne s'attend pas s'agissant du nazisme : en finir avec l'État et "la liberté germanique".

En finir avec l'État
« Idéologues et juristes du IIIème Reich sont parfaitement d'accord : L'État n'existait pas chez les Germains des origines, qui étaient organisés en tribus, en familles respectueuses des lois de la nature et de la vie.  L'État est une création du droit romain tardif, contemporain de la dégénérescence raciale de la Rome antique et de la rédaction des premiers codes de loi... norme abstraite et écrite, alors que le droit originel était pur instinct et pulsion vitale. »
En effet, Johann Chapoutot nous montre qu'une idée-force du nazisme, c'est que l'État doit être anéanti et Reinhard Höhn fait partie de cette élite intellectuelle qui va penser (bien avant les années 1970 et le New Public Management) que l'État doit être remplacé par des Agences. Agences qui ont un projet, une mission et ne sont là que pour cela (alors que l'État a une structure pérenne et... coûteuse)

La liberté germanique
« Le Reich est, à tous égards, et dans tous les domaines, le règne de la liberté. Le "Führer" n'est pas un dictateur, et encore moins un despote. Par sa personne, son parcours et son action, il est l'incarnation de la liberté germanique. Il commande, non par droit d'aînesse, de naissance ou par décret administratif ou divin, mais parce qu'il est celui qui a le mieux compris les droits de la nature et de l'histoire et qui, par conséquent, est le plus qualifié pour protéger et accroître le sang allemand. À tous les niveaux, les myriades de "Führer", militaires, paramilitaires, politiques, économiques, civils sont eux aussi des élus de la nature, désignés par leurs dons et leurs talents. Ceux qui les suivent sont libres car les ordres des chefs sont l'expression de la volonté profonde et des nécessités du destin de la race germanique. »
Ce que montre bien l'auteur, c'est que ce qui est 'vrai' au niveau politique, l'est aussi au niveau économique. Il n'y a plus d'opposition entre patrons et ouvriers : la lutte des classes est une invention marxiste. Pour les nazis, il n'y a pas de lutte des classes parce qu'il y a une unité de race. Un ouvrier est un compagnon-producteur, sur son lieu de travail, il obéit à lui-même.

Les théories de Höhn et de ses collègues basées sur la race, le darwinisme social, l'espace vital conduiront le régime nazi au désastre humain que l'on sait, mais étonnamment, après ce désastre, Höhn réussira sa reconversion tout en ne changeant pas. En effet, comme de nombreux technocrates et hauts responsables du régime nazi n'ayant pas 'directement' de sang sur les mains on les retrouvera (après quelques années dans l'ombre) à la tête d'organisations, d'entreprises, d'universités au service de la reconstruction économique de la RFA créée en 1949. « L'heure est justement à la liberté, celle des masses et celle de l'individu. Une constitution fédérale et démocratique a créé un nouvel État qui se veut le poste avancé de la démocratie face au bloc de l'Est. La RFA est la proue du "monde libre" contre l'éternel ennemi communiste, celui que combattait déjà le Reich. […] De manière tout à fait opportune, les conceptions du commandement et du management développées par Höhn et ses collègues dès les années 1930  se révélaient étonnamment congruentes à l'esprit des temps nouveaux. »
C'est ainsi qu'en 1956 Höhn fonde son Académie des cadres de Bad Harzburg, école de management qui a formé plus de 600.000 cadres d'entreprises jusqu'en 1972. La méthode de management enseignée, « hiérarchique sans être autoritaire, offrait aux "collaborateurs" la jouissance d'une liberté "aménagée" où l'on est libre de réussir en exécutant au mieux ce que l'on n'a pas décidé soi-même. Dans une parfaite continuité avec ce qu'il prônait avant 1945, Höhn imagine une organisation participative. Avant 1945 l'ouvrier et l'employé étaient le compagnon du chef et non plus son ennemi de classe. Après 1949 en RFA l'heure est à la participation généralisée, à la cogestion. […] Dans ce contexte, la doctrine de Bad Harzburg fait office de catéchisme officiel dans les entreprises, les armées puis les administrations, une sorte de religion d'usine et d'État si bien accordée, grâce à l'autonomie et à la liberté qu'elle semblait assurer, avec les vérités nouvelles d'une démocratie et d'une économie libérales. » Rappelons que la 'participation' a eu aussi en France son heure de gloire après 1968.
Les vocables : être rentable / performant / productif et s'affirmer dans un univers concurrentiel pour triompher dans le combat pour la vie ; ces vocables typiques de la pensée nazie furent ceux de Höhn avant et après 1945 comme ils sont trop souvent les nôtres aujourd'hui. Les nazis ne les ont pas inventés – ils sont hérités du darwinisme social, militaire, économique et eugéniste de l'occident des années 1850-1930 – mais ils les ont incarnés et illustrés d'une manière qui devrait nous conduire à réfléchir sur ce que nous sommes, pensons et faisons.
« Le modèle de Bad Harzburg n'était pas pire que les autres, au contraire. Il était prometteur, riche en tout cas de lendemains moins autoritaires. Il s'est avéré pervers, aussi pervers qu'un (ancien) nazi célébrant la liberté. »

Nous terminerons par des propos de l'auteur répondant à une question de Raphaël Bourgois sur France Culture à propos de son livre, livre passionnant et qui donne matière à réfléchir.
« Il ne s'agit pas de faire du réductionnisme nazi. Mais de montrer que les nazis sont bel et bien de notre temps et de notre lieu – l'Occident des XIXe et XXe siècles – et qu'ils sont encore les acteurs participants de notre monde. Ils ne sont ni possédés par le démon, ni fous comme on le dit quand on veut s'en protéger. On a vu, à l'occasion du procès France Télécom, resurgir l’idée qui consiste à considérer le matériau humain comme un poids mort. Le top management de France Télécom a lui aussi considéré la ressource humaine comme un poids : ils parlaient de "ballast", un poids non performant puisqu'il s'agissait de transformer via France Telecom les anciens PTT – c'est-à-dire une organisation publique et un service public – en Orange, c'est-à-dire une organisation dynamique, agile, flexible, agressive, rentable, etc. Et pour cela, il fallait supprimer des dizaines de milliers d'emplois, c'est-à-dire les êtres non rentables, non adaptables, que dans un imaginaire social darwinien assumé, il fallait virer d'une manière ou d'une autre. Le président Lombard avait même dit que ces gens-là pouvaient bien sauter par la fenêtre, peu importait. »

Yves Dutier 
(31/01/20)    



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Lectures








Johann CHAPOUTOT, Libres d'obéir
Gallimard essais

(Janvier 2020)
176 pages - 16 €













Johann Chapoutot,
né en 1978, est professeur d'histoire contemporaine
à La Sorbonne.



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