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Fabrice CARO

Broadway



L’auteur a un ton original et très personnel pour mettre en scène, avec un humour à la fois ironique et tendre, des narrateurs désabusés, un peu perdus, nostalgiques, déçus de ce qu’ils sont devenus, doutant de leur aptitude au bonheur et à la vie. Après l’amateur d’enterrements (Figurec) et le quadragénaire obligé de rédiger un discours pour le mariage de sa sœur (Le discours), voici Axel, quarante-six ans, marié, deux enfants, propriétaire d’une maison avec piscine dans le lotissement des Acacias. Pour lui, tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes mais au fil de courts chapitres et de micro-évènements qui prennent une importance démesurée, Axel nous fait partager ses regrets, ses échecs, ses déceptions, sa lassitude des petites lâchetés du quotidiens, en alternance avec ses fantasmes et ses rêves d’une autre vie, d’un ailleurs où il serait enfin celui qu’il aimerait être, courageux, déterminé, sûr de lui…

Les micro-événements qui bouleversent sa vie et révèlent sa personnalité seraient quasi anodins pour un autre que lui : une lettre de la CPAM, un dessin de son fils, le whisky du voisin, un projet de vacances à Biarritz… Rien de dramatique ou de très inquiétant.
Mais pour Axel, ce sont des situations troublantes qui l’entraînent dans des réflexions sans fin et des remises en question existentielles.

La lettre de l’Assurance Maladie est une invitation à un dépistage du cancer colorectal pour toutes les personnes entre 50 et 74 ans. Mais lui n’a que 46 ans ! De quoi cette lettre, dans sa belle enveloppe bleue, est-elle le signe ? Quel message lui envoie-t-on ? Pourquoi lui ? Il aimerait savoir si les autres, autour de lui, ont reçu le même courrier et, au passage, trouve une belle définition de l’amitié : « Un ami c'est quelqu'un à qui l'on peut demander s'il a reçu un test de dépistage colorectal. Si ce geste nous semble insurmontable ou gênant ou déplacé ou incongru, alors on a affaire à un collègue, un copain, une vague connaissance, mais pas un ami. »

Le dessin de son fils n’est pas vraiment une œuvre d’art. Tristan est en classe de troisième et il a représenté deux professeurs dans une pose peu pédagogique. « Deux silhouettes informes qui semblent s'accoupler, celle de devant à quatre pattes, l'autre à genoux derrière, du moins de ce que je peux en discerner, et des bulles sortent de leurs têtes, le personnage à genoux dit Aaaah Guiraud tu es bonne ! Et l'autre, celle à quatre pattes, lui répond Oh oui Charlier mets-la-moi ! Le proviseur croit bon de préciser Pour le cas où vous l'ignoreriez, mademoiselle Guiraud et monsieur Charlier sont respectivement ses professeurs d'anglais et de SVT – évidemment je l'ignorais. Je suis tétanisé. »
Bien entendu, il ne sait pas comment réagir. D’une part il n’ose pas aborder le sujet avec son fils malgré les injonctions de sa femme et la question « Tu as parlé à Tristan ? » revient en boucle. D’autre part, il a rencontré la professeure d’anglais dont il a oublié le nom et qu’il surnomme Mélamoi. Elle fait maintenant partie de ses fantasmes et il provoque des occasions de rencontres plus désastreuses les unes que les autres tant il est maladroit.

Le whisky du voisin est une autre de ces petites lâchetés du quotidien qui le désespèrent. Avec ce voisin, qu’il n’apprécie pas vraiment, s’est institué le rituel d’un apéritif environ tous les trois mois, en alternance chez les uns ou chez les autres. La première fois, le voisin avait tendu le doigt vers lui et proposé de façon péremptoire : Whisky ? « Et ça n'était pas vraiment une question, plutôt une demande de confirmation, comme s'il eût été inconcevable que je désire autre chose, et j'avais trouvé ça tellement déplacé, proposer un whisky au lieu de laisser le choix entre plusieurs options, que j'avais paniqué, j'avais accepté, alors que je déteste le whisky, par souci de bien faire, de ne pas faire de vagues, une façon symbolique d'entamer avec nos voisins une relation symbiotique et fraternelle. » Et le whisky devient, lui aussi, un rituel auquel il ne parvient pas à échapper, faisant semblant d’apprécier pour ne pas vexer le voisin, apprenant à distinguer le tourbé du malté et s’efforçant de choisir une bonne bouteille quand c’est leur tour de recevoir. Une corvée, un esclavage, une honte…

Sur d’autres sujets comme un projet de vacances avec des amis, le barbecue de bienvenue dans le lotissement ou les chagrins d’amour de sa fille, c’est à chaque fois le même drame, il n’ose jamais refuser ce qu’on lui demande et se retrouve dans des situations incongrues toujours susceptibles de tourner au ridicule…

Alors pour échapper à tout ça, dès qu’il le peut, il ferme les yeux et s’évade à Buenos Aires où il prend un verre à une terrasse de café en compagnie d’amis célèbres, défend une jolie femme agressée par des voyous et commente les matches de foot comme un vrai spécialiste. « Et qu'importe que je déteste le foot, qu'importe que je n'y connaisse rien, qu'importe que je ne sache pas parler espagnol, à Buenos Aires le foot est ma passion, ma religion, et je le commente d'un espagnol parfait et populaire, celui de la rue, des bars, des bidonvilles et des putes bruyantes au parfum pénétrant. Quand on habite un fantasme, la moindre des politesses est d'avoir le bagage adéquat, il faut entrer dans un rêve comme on fait du tourisme : en respectant les us et coutumes du pays, humble et polymorphe. »

Ce livre est drôle, intelligent et bien écrit. Une nouvelle fois, Fabrice Caro réussit une belle performance en nous permettant d’accompagner ce personnage à la fois touchant et irritant dont les contradictions et les cogitations ne cessent de nous faire sourire du début à la fin. Heureusement quand on ferme le livre, on peut toujours lire ou relire les précédents et attendre le prochain, avec impatience…

Serge Cabrol 
(15/10/20)    



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Lectures








Gallimard

Collection Sygne
(Août 2020)
208 pages - 18 €

Version numérique
12,99 €



Livre audio lu par
Benjamin Lavernhe

Durée : 4 h - 16,90 €













Fabrice Caro,
né à Montpellier en 1973,
a écrit et dessiné une trentaine de bandes dessinées. Broadway est son troisième roman. Les deux premiers ont été repris en collection Folio.