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Christian ROUX


Que la guerre est jolie


Le roman se déroule à Larmon, à une heure de Paris, dans une ville imaginaire de la banlieue Nord au bord de l’Aisne. Au sud de son vieux centre se dresse l’usine Vinaigrier maintenant désaffectée où tous dans cette ville moyenne travaillaient de sa création au milieu du 19e siècle jusqu’en 1992, date de sa fermeture après presque vingt ans de déclin. À ses pieds se cache la « cité-jardin  des Mines » construite simultanément pour ses ouvriers et leur famille par l’ingénieur aux tendances paternalistes ayant fondé l’entreprise. Au nord, le quartier HLM des Saisons est sorti de terre dans les années soixante, « entre un échangeur d’autoroute et le pont du TGV ».

Elise, petite-fille et fille d'ouvriers, habite aux Mines depuis toujours. Elle y vit en couple avec Marc, est enceinte depuis peu et vient de décrocher un CDD au service communication de la ville pour la refonte du site Internet. Au début du roman dont elle est le personnage principal, ses voisins directs et amis, qui avaient pourtant promis de leur donner la priorité avant de déménager pour que Marc et elle puissent racheter leur logement et s’agrandir, déménagent après avoir accepté une offre extérieure assez rondelette contre un départ immédiat. Quand d’autres suivent dans la semaine, la jeune femme attachée sentimentalement à son quartier comprenant l’évacuation forcée qui se trame s’engage aussitôt dans la lutte.
Autour d’elle gravitent Brahim, un boulanger devenu SDF qui reprendra son métier pour le collectif de défense de la cité-jardin, Odette, une veuve octogénaire solitaire mais encore vive qui voudrait rester chez elle jusqu’au bout, Bernard, le metteur en scène alternatif et encore militant bien que par moments désabusé qui a investi la friche industrielle avec une association d’artistes et Romaine, la plasticienne du collectif qui prend son corps comme instrument pour des happenings érotiques avec un certain succès. Depuis peu Squad, un DJ electro vaguement rappeur, a trouvé là l’occasion de se produire lors des soirées organisées dans l’ancienne usine tout en dealant plus ou moins pour arrondir ses fins de mois. Suzanne et Pierre, lycéens de bonne famille en quête de frissons et de nouveauté, fréquentent en cachette ce lieu vivant et libertaire avec assiduité.

Dans son HLM,  Kofi, un grand Noir d’1,92 m autrefois basketteur, règne en caïd sur les Saisons. Considérant que « La religion, c'est comme la baise, ça se pratique en chambre »,  il  n’aime ni la religion ni « les fachos, les cocos ou les gros capitalistes [… et] déteste toute forme de pensée ou d'idéologie visant à l’universalisation des comportements des hommes et des femmes, c'est-à-dire à leur uniformisation ».  Avec Simon, son acolyte kabyle, il règle les problèmes et impose l’ordre dans la cité tout en supervisant le trafic de shit d’une main de fer. Respectés de tous, ils sont reconnus et appréciés comme interlocuteurs, médiateurs et protecteurs par toute la communauté. L’aide qu’ils apportent en cas de besoin aux familles en difficulté ou aux jeunes désirant poursuivre des études comme la jeune Samia passionnée de mathématiques qui vient d’avoir son bac et se trouve acceptée à Paris en prépa, fait de ces bienfaiteurs les garants incontestés d’une certaine cohésion sociale. Seuls les quelques barbus qui voudraient bien ramener les familles, jeunes et vieux confondus, dans le droit chemin tracé par le Coran en prennent ombrage tandis que la police les laisse gérer leurs petites affaires entre eux et ne pénètre que rarement ce territoire. 

Caspiani est Maire de la commune depuis trois mandats. C’est un notable respecté qui sait jouer de son pouvoir pour ses affaires. Il en profite aussi accessoirement pour s’offrir Florence, une jeune stagiaire à laquelle il fait miroiter un CDD. C’est un homme ambitieux qui a de grands projets immobiliers pour sa ville. La cité des Saisons est calme et n’a jamais fait la une de la presse en stigmatisant le nom de Larmon et cela lui permet raisonnablement de projeter la réhabilitation de la cité-jardin du Vinaigrier et de sa friche industrielle en un ensemble résidentiel haut de gamme à destination des bobos parisiens. Quoi de mieux que ces maisons mitoyennes bâties il y a un siècle et demi à l’ombre de ces corps d'usine en briques pour les séduire ? Cela redynamiserait la commune tout en lui offrant personnellement la perspective d’une belle commission pour compléter la retraite bien méritée qu’il a programmée pour bientôt. À la mairie, Khaled, l'ancien photographe de guerre qui noie ses souvenirs dans l’alcool et travaille désormais pour le journal communal, est chargé d’accompagner Elise dans ses nouvelles fonctions. Une belle complicité se développe rapidement entre eux. L’homme qui vit replié sur lui-même et son passé n’est par ailleurs pas insensible au charme de Frédérique, la femme intègre qui dirige la police locale.
Pour mener  sa juteuse opération immobilière, le Maire a commencé par jouer le pourrissement de la cité-jardin. Des crevasses apparaissent soudainement dans la voirie rendant l’enlèvement des poubelles et la distribution du courrier impossibles, les canalisations cèdent et les travaux bruyants entamés à plusieurs endroits pour y remédier sont laissés en suspens, bref tout est bon pour rendre le quartier insalubre, l’isoler et pousser les habitants à fuir. Mais, pour hâter la fermeture des petits commerces encore présents et pousser leurs propriétaires et les habitants rétifs à quitter leur maison et dégager rapidement, il faut maintenant passer à la vitesse supérieure. C’est à cette fin que Caspiani recrute sous couvert d’une société immobilière Richard Deurthe. Cet ancien mercenaire de Bagdad qui va devenir un personnage-clé du scénario est un homme violent et  sans scrupules qui, après avoir séduit un bon nombre de propriétaires avec une proposition financière inespérée pour l’achat de leur logement, n’hésitera pas à employer des moyens coercitifs et  mafieux pour forcer les récalcitrants à déguerpir. Dans le plus grand silence sur le projet global et en toute discrétion, bien évidemment. En parallèle, une offensive sournoise menée de concert avec un vieil ami serbe venu lui prêter main forte est élaborée pour régler le sort du collectif artistique qui squatte la friche industrielle.  

En face l’opposition s’organise, la cité des Saisons s’en mêle et Larmon se transforme en une vraie poudrière... 

 

        La surprenante et provocatrice citation d’Apollinaire utilisée en titre et citée plusieurs fois dans le roman donne le la : c’est bien de la guerre sous toutes ses formes que Christian Roux nous parle. Tout d’abord à travers les guerres modernes (Irak, Afghanistan et Syrie) régulièrement évoquées par Khaleb et Richard. Les traumatismes profonds et inguérissables provoqués par les scènes d’horreur auxquelles ces acteurs ont assisté ou participé prennent l’aspect de terribles cauchemars venus hanter leurs jours ou leurs nuits, scandant le récit des premières aux dernières lignes. Dès le premier chapitre on sait que le monstre est tapi dans l’ombre, avec une première scène qui mêle  audacieusement les souvenirs des bombardements nocturnes de Bagdad avec le lancer de rats enflammés à l’essence dans un immeuble abandonné pour en provoquer sa destruction. Un autre conflit non armé mais aussi destructeur du profit et des finances contre l’humain et la mémoire. Si ce tableau croisé saisissant et apocalyptique qui précipite le lecteur sans préparation ni ménagement dans l’esprit halluciné de Richard Deurthe est brutal et éprouvant, ce coup de poing symbolique atteint un pic d’intensité que le récit du combat entre affairistes et population qui succédera ne reproduira pas.  Le choc premier et la terreur du lecteur s’estompent ensuite pour faire place à l’analyse des situations et des personnages dans des affrontements d’un type différent mais non exempts de dommages collatéraux.  Des conflits armés à la catastrophe écologique ou de la spirale infernale socio-économique ultralibérale aux nombreuses victimes avec ses trafics et sa corruption, de l’intégrisme religieux à l’exclusion et la pauvreté qui en résultent, tout touche les populations civiles avec la même violence. C’est alors la nécessité de la résistance et la lutte pour un autre avenir qui face à l’ennemi masqué et protéiforme s’imposent, au-delà des peurs et des frontières.    

L’intrigue foisonnante mais bien construite qui ne perd jamais son lecteur fait intervenir de multiples  personnages, et les protagonistes, qu’ils soient essentiels à l’action  comme Elise, Richard et Khaled ou périphériques, que les lecteurs les accompagnent du début à la fin du livre ou qu’il aient à peine le temps de les découvrir, sonnent juste et sont bien campés. Christian Roux sait en quelques pages en esquisser la personnalité, nous en révéler les blessures et les rêves pour nous permettre d’en comprendre le comportement, les motivations et les choix. C’est à partir de ces personnages que l’auteur nous introduit et nous fait vivre de près la réalité du quartier. Sans aucun jugement, il se contente de décrire avec une certaine empathie leur quotidien et de rapporter propos et actes des uns et des autres, pour nous les rendre proches. La simplicité n’est pourtant pas de mise car nombreux sont ceux qui tiraillés entre la nécessité de vivre au jour le jour et leurs aspirations profondes, entre le goût du confort acquis et une vraie volonté de changement, entre égoïsme et altruisme, intérêt et  idéal, peur et révolte, se trouvent confrontés à de nombreux paradoxes. Bien heureusement pour tous l’entraide s’y est aussi fait une place, incarnée notamment par le personnage magnifique de la vieille Odette décidant d’aider Brahim ou d’Élise elle-même.

Ancré dans les problématiques contemporaines le roman aborde des questions comme le poids de l’immobilier et la main invisible du marché dans la transformation des villes avec le phénomène de la gentrification qui touche aujourd’hui de nombreux quartiers populaires. Ceux de la cité-jardin des Mines ne sont qu’un exemple de ces « déclassés économiques » qu’on veut faire déguerpir de leur maison et de leur quartier par intérêt financier. À Larmon (mais ce n’est pas là un cas unique) à ces modification urbanistiques et sociologiques génératrices de profit s’ajoute la problématique des méthodes mafieuses employées et la dérive de la corruption. 
De même l’évocation de l’abus d’autorité du Maire sur la stagiaire dans un but sexuel ou le questionnement d’Élise sur la mise au monde ou non d’un enfant dans le monde surpeuplé, l’écosystème fragilisé et la société gangrenée qui l’entoure entrent en résonance forte avec l’actualité récente.
 
Ce roman très noir, social,  enraciné dans son époque est porté par une écriture faussement simple, très visuelle voire cinématographique. Le rythme en est vif et  soutenu. Les descriptions presque cliniques et d’une grande précision du contexte et des modes opératoires qui mènent aux différents événements sans en adoucir pour autant l’aspect critique ni gommer la profonde empathie qui lie Christian Roux à ses personnages.
Au-delà du chaos et de la douleur ambiante, c’est aussi une  profession de foi quant au pouvoir de la solidarité, de l’énergie vitale, de la révolte et la lutte comme seules armes contre les forces de destruction à l’œuvre, qui s’infiltre dans le roman. Sans cette lumière que l’on aperçoit au bout du tunnel qui, coûte que coûte, fait avancer quand on est au plus profond de l’obscurité, le livre n’aurait été qu’un polar bien mené, sombre et désespéré et non ce roman sensible, généreux et militant qui s’inscrit parfaitement dans le parcours sans faute d’un auteur qui décidément, dans son tableau féroce et tendre de notre société, ne déçoit jamais. 

Dominique Baillon-Lalande 
(12/06/19)    



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Noir & polar








Rivages / Thriller

208 pages - 19,50 €









Christian Roux,
écrivain et musicien.

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son site officiel :
www.nicri.fr







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