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Mazarine PINGEOT


Se taire



Le silence imposé est un thème que Mazarine Pingeot explore de roman en roman. On connaît son histoire personnelle et familiale, on comprend que le silence soit son sujet de prédilection. Elle le creuse, l’interroge. Dans Se taire, au titre aussi emblématique que celui qu’elle a donné à son récit Bouche cousue, une jeune femme est sommée par sa famille de ne rien dire, de ne rien révéler. Mais il n’est pas question, ici, de clandestinité. Il est question de viol.
 
Mathilde Léger est petite-fille d’Académicien et fille d’un célèbre chanteur engagé. Elle porte le poids d’un héritage culturel et d’un quotidien médiatique. Après le bac, elle ne poursuit pas ses études et opte pour la photographie. Un magazine l’envoie faire un reportage chez un prix Nobel de la paix, un homme brisé après le suicide récent de sa fille. Le Nobel photographié dans son chagrin par la fille du chanteur célèbre, voilà qui fera vendre. Mathilde a vingt ans, n’est pas dupe du motif pour lequel on l’a choisie, elle, pour cette mission, et elle y va, un peu intimidée. Le Nobel a la cinquantaine, pleure son malheur dans une ville du sud, accueille la jeune photographe, et la viole. Mathilde se laisse faire, puis bredouille qu’elle a des photos à faire. Et elle photographie son violeur. Elle fait son boulot, après l’agression.
 
« Cette scène n’a pas eu lieu, j’en suis le seul témoin, les photos n’en montreront rien.
Moi, la fille du plus grand chanteur français, artiste engagé, et image de la France, j’ai été programmée pour ne pas faire de scandale.
Le prix Nobel l’a bien compris. »
 
Le silence a un prix, physique. Mazarine Pingeot décrit la douleur de Mathilde, met en parallèle le traumatisme de l’agression et l’injonction familiale : il ne faut rien dire, les médias vont s’en donner à cœur joie, elle est une fille de, et elle accuse un homme politique irréprochable, on ne va pas la croire, elle doit se taire pour se protéger, et protéger sa famille. Seule sa sœur, Clémentine, regimbe. Clémentine est son aînée, elle a choisi de s’exprimer par la pratique professionnelle d’un sport violent, le roller derby. Tête à demi rasée, piercings, short en nylon, elle fonce dans le tas. Mais on en reste là, Mathilde ne porte pas plainte. Elle porte en elle la culpabilité des photos prises après. Et puis elle se remet plus ou moins, entreprend des études d’urbanisme, et se met en ménage avec un architecte.
 
Nous n’en sommes qu’au premier tiers du roman. Après le viol de ses vingt ans, la vie de Mathilde continue. Elle continue sur le mode du « ne pas dire non. » Il ne s’agit pas de milieu social – ici, on est dans la classe supérieure culturelle – ou de psychologie propre à un individu, pas seulement. Peut-être que les femmes ont pour malédiction première celle de devoir accepter, de se laisser faire et porter. Le compagnon de Mathilde, Fouad, est égyptien, séducteur, charismatique, mesquin. C’est un manipulateur de première, qui souffle la braise et la glace. Mathilde est une proie de rêve : ses parents sont riches, elle incarne la bourgeoisie intellectuelle, elle est le signe de la réussite sociale de Fouad. Elle, elle est lucide et passive. C’est sans doute dans cette passivité, dans cette quasi soumission acceptée, que Mathilde incarne au plus juste à la fois la bonne conscience contemporaine et la résignation féminine. Mais à la première gifle, alors qu’elle est enceinte, elle trouvera l’énergie nécessaire pour s’assumer pleinement. Grâce à sa sœur Clémentine, la rolleuse caparaçonnée.
 
Qu’elle se taise pendant des années – qu’elle ne dise rien du viol du Nobel – ou qu’elle se mette à dire hors du cercle familial, en allant déposer une main courante au commissariat six ans après les faits, la trajectoire de Mathilde est placée sous le signe de la malédiction. Une sorte de malchance, sociale et universelle. Il n’y a pas de bonne solution, de bonne décision. Le scandale éclatera, elle en sera éclaboussée. Son fils en pâtira. C’est parce qu’elle est devenue mère qu’elle trouvera la force d’aller affronter son premier bourreau.
 
En cette rentrée littéraire, le tsunami de la campagne #metoo a des répercussions sur le romanesque. En presque miroir, Mazarine Pingeot et Karine Tuil se sont attaquées au thème. Tuil du point de vue de l’agresseur et de sa famille, Pingeot du point de vue de la victime et, également, de sa famille. Dans les deux cas, les implications sociales et médiatiques sont mises en avant, et dans les deux cas, les romans sont bâtis sur des résonances d’ « affaires » médiatisées. En ce qui concerne Se taire, Mazarine Pingeot déclare à Paris-Match qu’elle ne s’est pas inspirée directement de l’affaire Pascale Mitterrand-Nicolas Hulot, mais que « ce silence [l’a] bouleversée, car il renvoyait aussi à ce [qu’elle connaissait], avoir une parole confisquée du fait d’un certain statut ou d’une appartenance. »

La parole confisquée n’est pas le lot exclusif des familles exposées médiatiquement, même si les journalistes sont à l’affût d’un nom. L’agression sexuelle est affaire de pouvoir et de domination, ce qui n’implique pas que la politique et les médias. Il y a, dans toutes les franges de la société, contemporaine ou antérieure, cette espèce d’accord « tacite » (dont l’étymologie renvoie au verbe taire) que les femmes respectent, et dont les familles, et l’ordre établi, attendent qu’il soit respecté. De ces choses-là, des agressions sexuelles, on ne parlait pas, pas tellement. Dans le prologue de Se taire, Mazarine Pingeot met à plat la situation actuelle :
 
« Ici ou là, les femmes commencèrent à révéler les agressions dont elles avaient été victimes. C’était au début un bruissement, amplifié par la Toile, puis devenu raz de marée. Les mentalités étaient emportées par la vague, elles donnaient l’impression de changer – comme si une mentalité pouvait changer en un clic. »
 
Nous n’en sommes qu’au début de la tentative de changement de mentalité. Que l’espace romanesque s’empare du sujet est un signe hautement positif. Se taire réussit avec intelligence à allier le thème récurrent des romans de son auteur et les préoccupations légitimes, urgentes, de l’époque.    

Christine Bini 
(19/10/19)    
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Julliard

(Août 2019)
288 pages - 19 €



















Mazarine Pingeot,
née en 1974 à Avignon, professeure agrégée et docteure en philosophie,
a déjà publié une
quinzaine de livres.



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